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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 152

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 338-340).

152.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

Berlin, ce 10 juillet 1778.

Mon cher et illustre ami, quoique je n’aie rien de nouveau ni d’intéressant à vous dire, je ne veux pas différer plus longtemps la réponse que je dois à la dernière Lettre dont vous m’avez honoré. Comme ce n’était principalement que pour obliger M. Bitaubé que je vous avais recommandé l’affaire de son beau-frère M. Jourdan, je ne puis que vous remercier aussi de mon côté de ce que vous avez fait dans cette occasion.

Notre ami le marquis de Condorcet m’a envoyé depuis peu votre nouveau programme, par lequel je vois que le prix sur les comètes est de nouveau renvoyé à 1780[1]. Je me promets bien de concourir cette fois, quoique, à vous dire vrai, je voie bien peu de jour à pouvoir dire sur cette matière quelque chose de nouveau et de supportable. Je tâcherai néanmoins de faire ce que je pourrai.

J’ai relu, ces jours passés, à l’occasion du Mémoire de M. de la Place sur le flux et reflux de la mer, votre Ouvrage sur la cause des vents[2], que j’avais étudié dans ma jeunesse et que j’avais toujours regardé comme le premier de tous vos Ouvrages, par la beauté, la nouveauté et la multiplicité des méthodes qu’il renferme. Cette nouvelle lecture n’a fait qu’augmenter l’idée que j’avais conçue du mérite de cet Ouvrage et me confirmer dans l’opinion que c’est ce qu’il a paru de plus original depuis la naissance des nouveaux calculs jusqu’à présent. Mon attachement pour vous n’a assurément aucune part à ce que je vous en dis ; c’est uniquement l’excès de l’admiration qu’il m’a causée qui m’oblige à vous en parler ainsi. Les nouveaux pas que M. de la Place a faits dans la théorie du flux et reflux sont dignes de lui et du rang qu’il tient du premier de vos disciples en France. S’il continue ainsi, votre patrie n’aura pas à craindre le sort de l’Angleterre après la mort de Newton.

Je vous remercie du beau discours que vous m’avez envoyé ; et que j’ai lu avec le plus grand plaisir ; mais je suis trop profane en ce genre pour pouvoir en juger. J’ai écrit depuis peu au marquis de Condorcet pour le féliciter sur ce que sa pièce sur les comètes a partagé notre prix double[3]. Quoiqu’il n’ait pas encore répondu à ma Lettre ni à celle de M. Formey, je compte qu’il les a reçues. Si sa pièce eût contenu quelque application particulière, elle aurait pu avoir le prix en entier, mais j’aurais été accusé de partialité si j’avais voulu insister sur cela.

Adieu, mon cher et illustre ami ; je vous embrasse de tout mon cœur, et je me recommande à votre amitié. Nous allons avoir une terrible guerre[4]. Dieu veuille au moins que l’incendie ne vienne pas jusqu’ici.

À Monsieur d’Alembert, secrétaire perpétuel de l’Académie française,
de l’Académie royale des Sciences, etc., au vieux Louvre, à Paris
.

  1. « L’Académie avait proposé, pour l’année 1778,un prix double : Sur la théorie des perturbations que les comètes peuvent éprouver par l’action des planètes. Elle a trouvé, dans la pièce qui a pour devise Non jam prima peto Mnestheus, nec vincere certo, des recherches ingénieuses et utiles à la solution de la question proposée. En conséquence, elle a cru devoir accorder à l’auteur de cette pièce un prix simple mais, comme en même temps elle n’a pas trouvé dans cet Ouvrage une solution du problème aussi complète que l’état actuel de l’Analyse la mettait en droit de l’exiger, elle a proposé de nouveau la même question pour l’année 1780, avec un prix double, en exigeant des auteurs l’application de leur méthode à la comète qui a été observée en 1532 et en 1661, et dont on attend le retour vers les années 1789 et 1790, de manière que l’on puisse appliquer immédiatement à leurs formules le calcul arithmétique » Mémoires de l’Académie de 1778, Histoire, p. 47.

    L’auteur de la pièce couronnée était Fuss, membre de l’Académie de Pétersbourg et élève d’Euler.

  2. Réflexions sur la cause générale des vents, 1744, 1747, in-4o ; rare.
  3. Il fut partagé entre Condorcet et M. Tempelhoff, capitaine d’artillerie dans l’armée prussienne.
  4. Lagrange ne parle pas, comme on pourrait le croire, de la guerre que la France, alliée des États-Unis d’Amérique, déclara à l’Angleterre le jour même (10 juillet) où il écrivait à d’Alembert. Il s’agit de la guerre fort courte commencée par Joseph II, qui, à la mort de l’électeur Maximilien-Joseph de Bavière, avait voulu s’emparer, sur l’électeur palatin Charles-Théodore, d’une partie du Palatinat. Les hostilités furent terminées le 13 mai 1779 par le traité de Teschen, grâce à l’intervention de Frédéric II, qui soutenait les droits de l’électeur. Loin d’être terrible, comme le craignait Lagrange, cette guerre eut si peu d’importance, que le peuple allemand lui donna le surnom de guerre des pommes de terre.