Correspondance de Voltaire/1731/Lettre 214

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Correspondance de Voltaire/1731
Correspondance : année 1731GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 213-214).
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214. — À M. THIERIOT.

1er juin.

Je t’écris d’une main par la fièvre affaiblie,
D’un esprit toujours ferme, et dédaignant la mort,
Libre de préjugés, sans liens, sans patrie,
Sans respect pour les grands, et sans crainte du sort :
Patient dans mes maux, et gai dans mes boutades.

Me moquant de tout sot orgueil.
Toujours un pied dans le cercueil,
De l’autre faisant des gambades.

Voilà l’état où je suis, mourant et tranquille. Si quelque chose cependant altère le calme de mon esprit, et peut augmenter les souffrances de mon corps, qui assurément sont bien vives, c’est la nouvelle injustice que l’on dit que j’essuie en France. Vous savez que je vous envoyai, il y a environ un mois, quelques vers sur la mort de mademoiselle Lecouvreur, remplis de la juste douleur que je ressens encore de sa perte, et d’une indignation peut-être trop vive sur son enterrement, mais indignation pardonnable à un homme qui a été son admirateur, son ami, son amant, et qui, de plus, est poëte. Je vous suis sensiblement obligé d’avoir eu la sage discrétion de n’en point donner de copies ; mais on dit que vous avez eu affaire à des personnes dont la mémoire vous a trahi ; qu’on en a surtout retenu les endroits les plus forts, que ces endroits ont été envenimés, qu’ils sont parvenus jusqu’au ministère, et qu’il ne serait pas sûr pour moi de retourner en France, où pourtant mes affaires m’appellent. J’attends de votre amitié que vous m’informerez exactement, mon cher Thieriot, de la vérité de ces bruits, de ce que j’ai à craindre, et de ce que j’ai à faire. Mandez-moi le mal et le remède. Dites-moi si vous me conseillez d’écrire et de faire parler, ou de me taire et de laisser faire au temps.

On a commencé, sans ma participation, deux éditions de Charles XII, en Angleterre et en France. Ne pourriez-vous point savoir de M. de Chauvelin[1] quel sera, en cette occasion, l’esprit des ministres de la librairie ?

À l’égard du secret que je vous confiai en partant, et qui échappa à M. l’abbé de Rothelin, soyez impénétrable, soyez indevinable. Dépaysez les curieux. Peut-être aura-t-on lu déjà aux comédiens Eriphyle[2]. Détournez tous les soupçons. Je vous conjure de me rendre ce service avec votre amitié ordinaire.

Je n’ai écrit qu’à vous en France.

Thieriot mihi primus amores

Abstulit ; ille habeat secum.[3]

  1. Le maître des requêtes, cité dans la lettre à Cideville, du 3 février.
  2. Voyez tome II, page 453.
  3. Parodie de ces vers de Virgile, Æn, VI, 28 :

    Ille meos, primus qui me sibi junxit, amores
    Abstulit ; ille habeat secum, servetque sepulcro.