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Correspondance de Voltaire/1733/Lettre 349

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Correspondance de Voltaire/1733
Correspondance : année 1733GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 360-362).
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349. — Á M. THIERIOT,
à londres
Paris, le 14 juillet

Je reçois, mon cher ami, votre lettre et votre Préface. Je vous parlerai d’abord du petit livre dont vous êtes l’éditeur. Il m’avait paru plus convenable d’y ajouter des réflexions sur les Pensées de M. Pascal, que d’y confondre une préface de tragédie. Je suis persuadé que ces critiques de M. Pascal, qui contiennent environ six feuilles d’impression, seront mieux reçues qu’une nouvelle édition du Temple du Goût. De plus, les libraires peuvent imprimer le Temple du Goût sans vous, au lieu qu’ils ne peuvent tenir que de vous la critique des Pensées de M. Pascal, petit ouvrage assez intéressant, et qui doit vous procurer encore du bénéfice, à proportion de la curiosité qu’une nation pensante doit avoir pour une entreprise aussi hardie que celle d’écrire contre un homme comme Pascal, que les petits esprits osent à peine examiner. C’est donc uniquement dans cette idée que j’ai revu cette petite critique, que je l’ai corrigée, et que je la fais imprimer ; j’en attends actuellement les deux dernières feuilles, et je vous enverrai le tout à l’instant que je l’aurai reçu. Je vous supplie donc de tout suspendre jusqu’à la réception de ce paquet ; alors vous conformerez votre préface aux choses que contiendra votre volume ; et, si vous m’en croyez, vous garderez l’édition du Temple du Goût pour le joindre à mes petites pièces fugitives dans un an ou deux.

Je ne peux réserver l’impression de mon petit Anti-Pascal pour une seconde édition, parce que, si l’on doit crier, j’aime bien mieux qu’on crie contre moi une fois que deux, et qu’après avoir parlé si hardiment dans mes Lettres anglaises, venir encore attaquer le défenseur de la religion, et renouveler les plaintes des bigots, ce serait s’exposer à deux persécutions dont la dernière pourrait être d’autant plus dangereuse que la première ne sera pas sans doute sans une défense expresse d’écrire sur ces matières, comme on défendit à la comtesse de Pimbêche de plaider de sa vie[1].

Ma seconde raison est que ceux qui auraient acheté la première édition, qui se vendra assez cher, seraient très-fâchés d’être obligés de l’acheter une seconde fois, pour une petite augmentation ; et que les misérables insectes du Parnasse ne manqueraient pas de dire que c’est un artifice pour faire acheter deux fois le même livre bien cher.

Ma troisième raison est que la chose est faite, et qu’il faut en passer par là.

À l’égard de la petite pièce de vers à Mlle Sallé, je pense qu’il la faut sacrifier aussi dans un ouvrage tel que celui-ci, où les choses philosophiques l’emportent de beaucoup sur celles d’agrément, et où la littérature n’est traitée que comme un objet d’érudition. De plus, la petite Épître à mademoiselle Sallé ayant déjà été imprimée, pourquoi la donner encore dans un ouvrage qui n’est pas fait pour elle ? Tenez-vous-en donc, je vous en supplie, aux Lettres et à l’Anti-Pascal. Cela fera un livre d’une grosseur raisonnable, sans qu’il y ait rien de hors-d’œuvre. Je vous prierai aussi, lorsque votre édition anti-pascalienne sera faite, ce qui est l’affaire de huit jours, d’en dire un petit mot dans votre Préface. Je crois qu’il faudra que vous accourcissiez le commencement, et que vous ne disiez pas que mon ouvrage sera content de sa fortune, si, etc. Je voudrais aussi moins d’affectation à louer les Anglais. Surtout ne dites pas que j′écrivis ces lettres pour tout le monde, après avoir dit, quatre lignes plus haut, que je les ai faites pour vous. D’ailleurs, je suis très-content de votre manière d’écrire, et aussi satisfait de votre style que honteux de mériter si peu vos éloges.

On joue, à la Comédie italienne, le Temple du Goût. La malignité y fera aller le monde quelques jours, et la médiocrité de l’ouvrage le fera ensuite tomber de lui-même. Il est d’un auteur inconnu[2], et corrigé par Romagnési, auteur connu, et qui écrit comme il joue. Si Aristophane a joué Socrate, je ne vois pas pourquoi je m’offenserais d’être barbouillé par Romagnési. Les dérangements que nos préparatifs pour une guerre prétendue font dans les fortunes des particuliers me feront plus de tort que les Romagnési et les Lélio[3] ne me feront de mal ; mais un peu de philosophie et votre amitié me font mépriser mes ennemis et mes pertes.

  1. Les Plaideurs, acte I, scène vii.
  2. Nivau, cité dans la note 2 de la page 360.
  3. Louis Riccoboni, connu sous le nom de Lélio, acteur de la troupe des Italiens, rétablie à Paris en 1716 ; cet auteur est mort en 1753, à soixante-dix-neuf ans.