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Correspondance de Voltaire/1734/Lettre 441

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Correspondance de Voltaire/1734
Correspondance : année 1734GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 455-456).
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441. — À M. LE MARQUIS D’USSÉ[1].

Monsieur, la fille d’un de vos meilleurs amis, beaucoup plus aimable encore que son père, a été également touchée de votre souvenir et de la manière dont vous l’exprimez. Elle a cru d’abord que l’épître était de monsieur votre fils, au feu brillant qui règne dans vos vers ; mais, sachant que votre imagination a toujours la grâce et la vigueur de la jeunesse, elle a bien vu que l’ouvrage est de vous. Quoique vous m’ayez adressé la lettre, monsieur, je sens que ce n’était qu’un fidéicommis pour Mme du Châtelet.

Je ne suis rien qu’un prête-nom ;
Votre épître a paru si belle,
Et si neuve, et d’un si bon ton,
Que sans doute elle était pour elle.

Je ne sais pas comment vous pouvez vous défier de votre raison, quand vous la faites parler d’une manière si charmante.

Si d’Horace le doux langage,
Et la prose de Cicéron,
La vérité, le badinage ;
Si tout cela n’est pas raison,
Apprenez-nous quel autre nom
Il faut qu’on donne à votre ouvrage.
Cette raison, je l’avouerai,
N’est pas le don le plus sacré
Que l’homme reçut en partage ;
Il en est un autre, à mon gré,
Au-dessus de l’esprit du sage.
Un don plus beau, plus précieux,
Par qui la raison embellie
Plaît en tout temps comme en tous lieux.
Quel est ce don ? C’est le génie.



On a vu ce génie heureux
Vous inspirer dès votre enfance.
En vain de l’âge qui s’avance
La main vient blanchir vos cheveux ;

Votre esprit ferme et vigoureux
Ne connaît point la décadence.
Vous n’êtes point tel que Rousseau
Dont l’ennuyeuse hypocrisie
Change son or en oripeau,
Et ses chansons en homélie.
Vos vers sont dignes des premiers
Que votre beau printemps fit naître ;
Vous fûtes, vous serez mon maître.
Vivez, rimez ; puissiez-vous être
Immortel comme vos lauriers !

Voilà, monsieur, une partie des choses que je pense de vous. Je respecterai, j’aimerai en vous, toute ma vie, le véritable philosophe qui a quitté la cour depuis longtemps, qui vit pour soi, pour sa famille, et pour ses amis ; l’homme de lettres et de génie qui n’est point de l’Académie, qui aime les arts pour eux-mêmes, qui a toujours écouté ses goûts, et jamais la vanité ; l’ami dont la société est toujours égale, qui n’exige rien, et qu’on retrouve toujours. Malgré mon éloignement, malgré mon silence, comptez, monsieur, que je suis tendrement attaché à toute votre famille, et que, si jamais je quittais l’heureuse solitude que j’habite, pour le tumulte de Paris, je ne pourrais m’en consoler qu’en venant chercher la solitude auprès de vous.

Recevez, monsieur, aussi bien que Mme d’Ussé et monsieur votre fils, les assurances de mon tendre et respectueux dévouement.

  1. Vovez la note de la lettre 25.