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Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1399

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Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 5-6).

1399. À M. LE MARQUIS D’ARGENSON,
à paris.
À Bruxelles, ce 8 de janvier.

J’ai été un mois en route, monsieur, de Berlin à Bruxelles. J’ai appris, en arrivant, votre nouvel établissement[1] et vos peines. Voilà comme tout est dans le monde. Les deux tonneaux de Jupiter ont toujours leur robinet ouvert ; mais enfin, monsieur, ces peines passent, parce qu’elles sont injustes, et l’établissement reste. J’en ai quitté un assez brillant et assez avantageux. On m’offrait tout ce qui peut flatter on s’est fâché de ce que je ne l’ai point accepté. Mais quels rois, quelles cours et quels bienfaits valent une amitié de plus de dix années ? À peine m’auraient-ils servi de consolation si cette amitié m’avait manqué. J’ai eu tout lieu, dans cette occasion, de me louer des bontés de M. le cardinal de Fleury ; mais il n’y a rien pour moi dans le monde que le devoir sacré qui m’arrête à Bruxelles. Plus je vis, plus tout ce qui n’est pas liberté et amitié me parait un supplice. Que peut prétendre de plus le plus grand roi de la terre ? Voilà pourtant ce qui est inconnu des rois et de leurs esclaves dorés. Vos affaires vous auront-elles permis, monsieur, de lire un peu à tête reposée l’ouvrage du Salomon du Nord, et celui de la reine de Saba[2] ? Je ne doute pas du jugement que vous aurez porté sur les Institutions de physique ; c’est assurément ce qu’on

a écrit de meilleur sur la philosophie de Leibnitz, et c’est une chose unique en son genre. Le livre du roi de Prusse est aussi singulier dans le sien mais je voudrais que vos occupations et vos bontés pour moi pussent vous permettre de m’en dire votre avis.

J’oserais souhaiter encore que vous me marquassiez si on ne désire pas qu’après avoir écrit comme Antonin, l’auteur vive comme lui. Je voudrais enfin quelque chose que je pusse lui montrer. Il m’a parlé souvent de ceux qui font le plus d’honneur à la France ; il a voulu connaître leur caractère et leur façon de penser je vous ai mis à la tête de ceux dont on doit rechercher le suffrage. Il est passionné pour la gloire. Je l’ai quitté, il est vrai je l’ai sacrifié, mais je l’aime et, pour l’honneur de l’humanité, je voudrais qu’il fût à peu près parfait, comme un roi peut l’être.

Le sentiment des hommes de mérite peut lui faire beaucoup d’impression. Je lui enverrais une page de votre lettre, si vous le permettiez. Son expédition de la Silésie[3] redouble l’attention du public sur lui. Il peut faire de grandes choses et de grandes fautes. S’il se conduit mal, je briserai la trompette que j’ai entonnée.

M. de Valori n’a pas à se plaindre de la façon dont le roi de Prusse pense sur lui il le regarde comme un homme sage et plein de droiture c’est sur quoi M. de Valori peut compter. Puisse-t-il rester longtemps dans cette cour ! et puissent les couteaux qu’on aiguise de tous côtés se remettre dans le fourreau !

Mais, qu’il y ait guerre ou paix, je ne songe qu’à l’amitié et à l’étude. Rien ne m’ôtera ces deux biens celui de vous être attaché sera pour moi le plus précieux. Il y a à Bruxelles deux cœurs qui sont à vous pour jamais. Mon respectueux dévouement ne finira qu’avec ma vie.

  1. Il succédait à son frère dans la place de chancelier du duc d’Orléans.
  2. Le roi de Prusse et Mme du Châtelet.
  3. La marquise du Châtelet écrivait à d’Argental, le 3 janvier 1741 « Je ne crois pas qu’il y ait une plus grande contradiction que l’invasion de la Silésie et l’Anti-Machiavel : mais il (Frédéric) peut prendre tant de provinces qu’il voudra, pourvu qu’il ne prenne plus ce qui fait le charme de ma vie. »