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Correspondance de Voltaire/1746/Lettre 1853

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Correspondance de Voltaire/1746
Correspondance : année 1746GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 474-475).

1853. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Berlin, 18 décembre.

Le marquis de Paulmy[1] sera reçu comme le fils d’un ministre français que j’estime, et comme un nourrisson du Parnasse accrédité par Apollon même. Je suis bien fâché que le chemin du duc de Richelieu ne le conduise pas par Berlin ; il a la réputation de réunir mieux qu’homme de France les talents de l’esprit et de l’érudition aux charmes et à l’illusion de la politesse. C’est le modèle le plus avantageux à la nation française que son maître ait pu choisir pour cette ambassade ; un homme de tout pays, citoyen de tous les lieux, et qui aura, dans tous les siècles, les mêmes suffrages que lui accordent Paris, la France, et l’Europe entière.

Je suis accoutumé à me passer de bien des agréments dans la vie. J’en supporterai plus facilement la privation de la bonne compagnie dont les gazettes nous avaient annoncé la venue.

Tant que vous ne mourrez que par métaphore[2], je vous laisserai faire. Confessez-vous, faites-vous graisser la physionomie des saintes huiles, recevez à la fois les sept sacrements, si vous le voulez ; peu m’importe ; cependant dans votre soi-disant agonie, je me garderai bien d’avoir autant de sécurité que les Hollandais en ont eu envers le maréchal de Saxe. Certes vous autres Français vous êtes étonnants. Vos héros gagnent des batailles ayant la mort sur les lèvres, et vos poëtes font des ouvrages immortels, à l’agonie. Que ne ferez-vous pas, si jamais la nature se plait, par un caprice, à vous rendre sains et robustes !

Les anecdotes sur la vie privée de Louis XIV m’ont fait bien du plaisir, quoique, à la vérité, je n’y aie pas trouvé des choses nouvelles. Je voudrais que vous n’écrivissiez point la campagne de 44[3], et que vous missiez la dernière main au Siècle de Louis le Grand. Les auteurs contemporains sont accusés par tous les siècles d’être tombés dans les aigreurs de la satire ou dans la fatuité de la flatterie. S’il y a moyen de vous faire faire un mauvais ouvrage, c’est en vous obligeant à travailler à celui que vous avez entrepris. C’est aux hommes de faire de grandes choses, et à la postérité impartiale à prononcer sur eux et sur leurs actions.

Croyez-moi, achevez la Pucelle. Il vaut mieux dérider le front des honnêtes gens que de faire des gazettes pour des polissons. Un Hercule, enchaîné et retenu par trop d’entraves, doit perdre sa force et devenir plus flasque que le lâche Pâris.

Il semble que le dauphin ne se marie que pour exercer votre génie. Sémiramis fait autant de bruit en Allemagne que la nouvelle dauphine en fait en France. Mettez-moi donc en état de juger ou de l’une ou de l’autre, et de joindre mes suffrages à ceux de Versailles.

Maupertuis se remet de sa maladie. Toute la ville s’intéresse à son sort ; c’est notre Palladium, et la plus belle conquête que j’aie faite de ma vie. Pour vous, qui n’êtes qu’un inconstant, un ingrat, un perfide, un … Que ne vous dirais-je pas, si je ne faisais grâce à vous et à tous les Français, en faveur de Louis XV[4] !

Adieu ; les vêpres de la comédie sonnent. Barbarin[5], Cochois[6], Hauteville, m’appellent ; je vais les admirer. J’aime la perfection dans tous les métiers, dans tous les arts : c’est pourquoi je ne saurais refuser mon estime à l’auteur de la Henriade.

Fédéric.

  1. M. de Paulmy, fils du marquis d’Argenson, venait d’être nommé pour accompagner le duc de Richelieu dans son ambassade à Dresde.
  2. Boileau, satire ix, 264, a dit :
    Et toujours bien mangeant mourir par métaphore.
  3. Qui devait entrer dans l’ouvrage dont Voltaire parle à la lettre 1755.
  4. Toutes les éditions portent Louis XV ; mais j’ai été tenté de mettre ici Louis XIV. (B.)
  5. La célèbre danseuse Barberina. Voyez ce que Voltaire en dit dans ses Mémoires.
  6. Marianne Cochois, sœur cadette de Mme d’Argens.