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Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4308

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Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 32-33).

4308. — À MADAME LA COMTESSE D’ARGENTAL.
À Ferney, 25 octobre.

Je me mets plus que jamais aux pieds de madame Scaliger. Je ne sais si M. le Parmesan est encore à la campagne ; je prends le parti d’adresser la pièce à M. de Chauvelin ; il y a plus de deux cents vers de changés, en comparant cette leçon à celle de la première représentation. C’est sur cette dernière leçon que nous venons de la jouer, et j’ose assurer que vous seriez bien étonnée des acteurs et du parterre. Enfin, madame, je recommande à vos bontés cet ouvrage, qui est en partie le vôtre. Je vous dois, madame, ce que j’ai pu y faire de passable. Il est bien important qu’on prévienne les détestables éditions dont on me menace. Je mérite que les acteurs aient la complaisance de jouer ma pièce telle que je l’ai faite, et que Mlle Clairon ne m’immole point à ses caprices ; et vous méritez surtout qu’on fasse ce que vous voulez. Je ne demande que trois ou quatre représentations vers la Saint-Martin. Il sera nécessaire que tous les acteurs recopient leurs rôles, car il n’y en a point qui ne soit changé. J’aurai l’honneur de vous envoyer incessamment la dédicace à Mme de Pompadour ; M. de Choiseul prétend que la dédicace de Choisy[1] ne lui a pas fait tant de plaisir.

Je ne mets point mon nom à la dédicace ; c’est un usage que j’ai banni : il est trop ridicule d’écrire une dissertation comme on écrit une lettre, avec un très-obéissant serviteur.

Par une raison à peu près semblable, c’est-à-dire par l’aversion que j’ai toujours eue pour fourrer mon nom à la tête de mes opuscules, je souhaite que Prault le supprime ; on sait assez que j’ai fait Tancrède. Il n’eût pas été mal que ceux qui ont le profit de l’édition eussent mis quatre lignes d’avertissement ; toutes ces petites choses peuvent aisément être arrangées par vos ordres.

Nous venons de jouer encore Fanime avec des applaudissements bien plus forts que ceux qu’on avait donnés à Tancrède ; c’est que Fanime a été jouée mieux qu’elle ne le sera jamais. Je voudrais que vous pussiez voir un chevalier Micault[2], frère du garde du trésor royal ; il y était. Vous aurez cette Fanime sous votre protection, au moment que vous la demanderez.

Mais une chose à quoi vous ne vous attendez pas, c’est que vous aurez Oreste ; j’ai voulu en venir à mon honneur ; je regarde Oreste à présent comme un de mes enfants les moins bossus ; vous en jugerez.

Je n’aime pas assurément un échafaud sur le théâtre, mais j’y verrais volontiers les furies ; les Athéniens pensaient ainsi.

Je suppose, madame, que vous avez reçu, il y a quelques jours, une grande lettre de moi, et une pour Clairon, le tout à l’adresse de M. de Chauvelin[3], que j’ai aussi chargé de Tancrède. Vous ai-je dit que nous avons joué devant le fils d’Omer de Fleury ? M. l’abbé d’Espagnac arriva trop tard ; il eût été agréable d’avoir un grand-chambrier pour spectateur.

Ô chers anges ! que je voudrais vous revoir ! Mais je hais Paris. Je ne peux travailler que dans la retraite ; je travaillerai pour vous jusqu’à la fin de ma vie. Vive le tripot !

  1. Où Louis XV avait fait construire le bâtiment appelé le Petit-Château. La chapelle du grand commun avait un tableau de sainte Clotilde par Carle Vanloo. Le peintre avait donné à la sainte la figure de Mme de Pompadour.
  2. Ce militaire est nommé dans la lettre à Mme d’Argental, du 2 janvier 1763. Son frère se nommait Micault d’Harvelai.
  3. L’intendant des Finances.