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Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4381

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Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 105-106).

4381. — À M. DAQUIN[1].
Au château de Ferney, 22 décembre.

Vous êtes donc, monsieur, devenu censeur et hebdomadaire. Comme censeur, vous avez pour moi de l’indulgence, et je vous prie, comme hebdomadaire, de me faire part de vos Semaines[2].

Je viens d’en lire un morceau où vous assurez que je suis heureux. Vous ne vous trompez pas. Je me crois le plus heureux des hommes ; mais il ne faut pas que je le dise : cela est trop cruel pour les autres.

Vous citez. M. de Chamberlan, auquel vous prétendez que j’ai écrit que tous les hommes sont nés avec une égale portion d’intelligence. Dieu me préserve d’avoir jamais écrit cette fausseté ! J’ai, dès l’âge de douze ans, senti et pensé tout le contraire. Je devinai dès lors le nombre prodigieux de choses pour lesquelles je n’avais aucun talent. J’ai connu que mes organes n’étaient pas disposés à aller bien loin dans les mathématiques. J’ai éprouvé que je n’avais nulle disposition pour la musique. Dieu a dit à chaque homme : Tu pourras aller jusque-là, et tu n’iras pas plus loin. J’avais quelque ouverture pour apprendre les langues de l’Europe, aucune pour les orientales : non omnia possumus omnes. Dieu a donné la voix aux rossignols et l’odorat aux chiens ; encore y a-t-il des chiens qui n’en ont pas. Quelle extravagance d’imaginer que chaque homme aurait pu être un Newton ! Ah ! monsieur ! vous avez été autrefois de mes amis, ne m’attribuez pas la plus grande des impertinences.

Quand vous aurez quelque Semaine curieuse, ayez la bonté de me la faire passer par M. Thieriot, mon ami ; il est, je crois, le vôtre. Comptez toujours sur l’estime, sur l’amitié d’un vieux philosophe qui a la manie à la vérité de se croire un très-bon cultivateur, mais qui n’a pas celle de croire qu’on ait tous les talents. Je prends un intérêt très-vif à tout ce qui vous touche, à vos succès, à votre bonheur, soyez-en bien persuadé.

  1. Editeurs, de Cayrol et François.
  2. La Semaine littéraire.