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Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4397

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 131-132).

4397. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].

Madame, il faut donc que l’année 1761 recommence avec la guerre ! Il faut donc que toutes vos vertus, et toute la conciliation de votre esprit, ne puissent détourner ce fléau de votre voisinage et même de vos États ! Voilà donc les choses à peu près comme elles étaient dans le commencement de ces funestes troubles ! Il y a longtemps, madame, que je n’ai pris la liberté de mêler ma douleur à celle que Votre Altesse sérénissime ressent de tant de désastres. Les larmes qu’elle verse sur les malheurs de l’Allemagne sont d’autant plus belles que les désolations qui vous environnent ne vont point jusqu’à vous. Une princesse ne souffre guère personnellement ; mais une âme comme la vôtre souffre des peines d’autrui. J’ignore si l’interruption du commerce, attachée au fléau de la guerre, n’a point empêché le petit paquet qui contenait l’Histoire de Pierre 1er de parvenir jusqu’à Votre Altesse sérénissime.

Il faut au moins que je l’amuse d’une petite aventure de nos climats pacifiques. J’ai quelques terres dans le pays de Gex, aux portes de Genève ; les jésuites en ont aussi, et ce sont mes voisins. Non contents du royaume du ciel, dont ils sont sûrs, ils avaient usurpé un domaine très-considérable sur six pauvres gentilshommes, tous frères, tous mineurs, tous servant dans le régiment de Deux-Ponts. J’ai pris le parti de ces messieurs. Il fallait quelque argent ; je l’ai donné. Calvin ne me le rendra pas ; mais enfin j’ai arraché le bien des mains des jésuites, et je l’ai fait rendre aux propriétaires : voilà, madame, ma bataille de Lissa. Je sais bien que saint Ignace ne me pardonnera pas ; mais n’est-il pas vrai que je trouverai grâce à vos yeux, madame ? Il n’y a point de saint dont j’ambitionne la protection comme la vôtre. Je suis sûr que la grande maîtresse des cœurs rira de me voir vainqueur des jésuites ; elle aimera les guerres qui finissent par rendre à chacun ce qui lui appartient.

On dit Pondichéry au pouvoir des Anglais : j’y perds quelque chose ; mais si cela donne la paix, je me console.

Je me mets aux pieds de Votre Altesse sérénissime et de toute votre auguste famille, avec le plus tendre respect.

Le Suisse V.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.