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Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4404

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 137-138).

4404. — À M. DE CIDEVILLE,
rue saint-pierre, près du rempart, à paris.
Au château de Ferney, 4 janvier.

Vous vous êtes blessé avec vos armes, mon cher et ancien ami ; il n’y a qu’à ne vous plus battre, et vous serez guéri. Dissipation, régime, et sagesse, voilà vos remèdes. Je vous proposerais Tronchin, si je me flattais que vous daignassiez venir dans nos petits royaumes ; mais vous préférez les bords de la Seine au beau bassin de nos Alpes. Je m’intéresse beaucoup teretibus suris[1] de notre grand abbé[2]. Vous êtes de jeunes gens en comparaison du vieillard des Alpes. Il ne tient qu’à vous de vous porter mieux que moi. Je suis né faible, j’ai vécu languissant ; j’acquiers dans mes retraites de la force, et même un peu d’imagination. On ne meurt point ici. Nous avons une femme d’esprit[3] de cent trois ans, que j’aurais mariée à Fontenelle s’il n’était pas mort jeune.

Nous avons aussi l’héritière du nom de Corneille, et ses dix-sept ans. Vous savez qu’elle a l’esprit très-naturel, et que c’est pour cela que Fontenelle l’avait déshéritée[4]. Vous savez toutes mes marches. Il est vrai que j’ai fait rendre le bien que les jésuites avaient usurpé sur six frères, tous au service du roi ; mais apprenez que je ne m’en tiens pas là. Je suis occupé à présent à procurer à un prêtre[5] un emploi dans les galères. Si je peux faire pendre un prédicant huguenot,


Sublimi feriam sidera vertice…

(Hor., lib. I, od. i, v. 36.)

Je suis comme le musicien de Dufresny en chantant son opéra : il fait le tout en badinant. Mais je vous aime sérieusement ; autant en fait Mme Denis. Soyez gai, vous dis-je, et vous vous porterez à merveille.

Je vous embrasse ex toto corde. V.

  1. On lit dans Horace, livre II, ode iv, vers 21 : « Teretesque suras. »
  2. L’abbé du Resnel.
  3. Mme Lullin.
  4. Voyez les lettres 4383 et 4395.
  5. Ancien, curé de Moëns.