Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4408

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 140-141).
4408. — À M. D’ALEMBERT.
À Ferney, 6 janvier.

Mon cher et aimable philosophe, je vous salue, vous et les frères. La patience soit avec vous ! Marchez toujours en ricanant, mes frères, dans le chemin de la vérité. Frère Timothée-Thieriot saura que la Capilotade[1] est achevée, et qu’elle forme un chant de Jeanne par voie de prophétie, ou à peu près. Dieu m’a fait la grâce de comprendre que, quand on veut rendre les gens ridicules et méprisables à la postérité, il faut les nicher dans quelque ouvrage qui aille à la postérité. Or le sujet de Jeanne étant cher à la nation, et l’auteur, inspiré de Dieu, ayant retouché et achevé ce saint ouvrage avec un zèle pur, il se flatte que nos derniers neveux siffleront les Fréron, les Hayer, les Caveyrac, les Chaumeix, les Gauchat, et tous les énergumènes, et tous les fripons ennemis des frères. Vous savez d’ailleurs que je tâche de rendre service au genre humain, non en paroles, mais en œuvres, ayant forcé les frères jésuites, mes voisins, à rendre à six gentilshommes[2] tous frères, tous officiers, tous en guenilles, un domaine considérable que saint Ignace avait usurpé sur eux. Sachez encore, pour votre édification, que je m’occupe à faire aller un prêtre aux galères[3]. J’espère, Dieu aidant, en venir à bout. Vous verrez paraître incessamment une petite Lettre[4] al signore marchese Albergati Capacelli, senatore di Bologna la Grassa. Je rends compte, dans cette épître, de l’état des lettres en France, et surtout de l’insolence de ceux qui prétendent être meilleurs chrétiens que nous. Je leur prouve que nous sommes incomparablement meilleurs chrétiens qu’eux. Je prie M. Albergati Capacelli d’instruire le pape que je ne suis ni janséniste, ni moliniste, ni d’aucune classe du parlement, mais catholique romain, sujet du roi, attaché au roi, et détestant tous ceux qui cabalent contre le roi. Je me fais encenser tous les dimanches à ma paroisse ; j’édifie tout le clergé, et dans peu l’on verra bien autre chose. Levez les mains au ciel, mes frères. Voilà pour les faquins de persécuteurs de l’Église de Paris ; venons aux faquins de Genève. Les successeurs du Picard qui fit brûler Servet, les prédicants qui sont aujourd’hui servétiens, se sont avisés de faire une cabale très-forte dans le couvent de Genève appelé ville, contre leurs concitoyens qui déshonoraient la religion de Calvin, et les mœurs des usuriers et des contrebandiers de Genève, au point de venir quelquefois jouer Alzire et Mérope dans le château de Tournay en France[5]. J.-J. Rousseau, homme fort sage et fort conséquent, avait écrit plusieurs lettres contre ce scandale à des diacres de l’Église de Genève, à mon marchand de clous, à mon cordonnier. Enfin on a fait promettre à quelques acteurs qu’ils renonceraient à Satan et à ses pompes. Je vous propose pour problème de me dire si on est plus fou et plus sot à Genève qu’à Paris.

Je vous ai déjà mandé[6] que votre ami Necker a demandé pardon au consistoire, et a été privé de sa professorerie pour avoir couché avec une femme qui avait le croupion pourri, et que le cocu qui lui a tiré un coup de pistolet a été condamné à garder sa chambre un mois. Nota bene qu’un cocu assassin est impuni, et que Servet a été brûlé à petit feu pour l’hypostase. Nota bene que le curé que je poursuis pour avoir assassiné un de mes amis chez une fille, pendant la nuit, dit hardiment la messe ; et voyez comme va le monde.

Je vous prie, mon cher frère, de m’écrire quelque mot d’édification, de me mander de vos nouvelles et de celles des fidèles.

Je vous embrasse.

Urbis amatorem Fuscum salvere jubemus
Ruris amatores[7].

  1. Le chant XVIII de la Pucelle.
  2. MM. de Crassy.
  3. Ancian, curé de Moëns ; voyez la lettre à Arnoult, du 5 juin 1761 ; et Mémoires de Wagnière, I, 39.
  4. Du 23 décembre 1760, n° 4387.
  5. Tournay appartient au canton de Genève ; depuis le 20 novembre 1815.
  6. Cette lettre manque.
  7. Horace, livre I, épître x, vers 1-2.