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Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4419

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 150-153).

4419. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
À Ferney, 15 janvier.

Je commence d’abord par vous excepter, madame ; mais si je m’adressais à toutes les autres dames de Paris, je leur dirais : C’est bien à vous, dans votre heureuse oisiveté, à prétendre que vous n’avez pas un moment de libre ! Il vous appartient bien de parler ainsi à un pauvre homme qui a cent ouvriers et cent bœufs à conduire, occupé du devoir de tourner en ridicule les jésuites et les jansénistes, frappant à droite et à gauche sur saint Ignace et sur Calvin, faisant des tragédies bonnes ou mauvaises, débrouillant le chaos des archives de Pétersbourg, soutenant des procès, accablé d’une correspondance qui s’étend de Pondichéry jusqu’à Rome ! Voilà ce qui s’appelle n’avoir pas un moment e libre. Cependant, madame, j’ai toujours le temps de vous écrire, et c’est le temps le plus agréablement employé de ma vie, après celui de lire vos lettres.

Vous méprisez trop Ézéchiel, madame ; la manière légère dont vous parlez de ce grand homme tient trop de la frivolité de votre pays. Je vous passe de ne point déjeuner comme lui : il n’y a jamais eu que Paparel[1] à qui cet honneur ait été réservé ; mais sachez qu’Ézéchiel fut plus considéré de son temps qu’Arnauld et Quesnel du leur. Sachez qu’il fut le premier qui osa donner un démenti à Moïse ; qu’il s’avisa d’assurer que Dieu ne punissait pas les enfants des iniquités de leurs pères[2], et que cela fit un schisme dans la nation. Eh ! n’est-ce rien, s’il vous plaît, après avoir mangé de la merde, que de promettre aux Juifs, de la part de Dieu, qu’ils mangeront de la chair d’homme[3] tout leur soûl ?

Vous ne vous souciez donc pas, madame, de connaître les mœurs des nations ? Pour peu que vous eussiez de curiosité, je vous prouverais qu’il n’y a point eu de peuples qui n’aient mangé communément de petits garçons et de petites filles ; et vous m’avouerez même que ce n’est pas un si grand mal d’en manger deux ou trois que d’en égorger des milliers, comme nous faisons poliment en Allemagne.

M. de Trudaine[4] ne sait ce qu’il dit, madame, quand il prétend que je me porte bien ; mais c’est, en vérité, la seule chose dans laquelle il se trompe : je n’ai jamais connu d’esprit plus juste et plus aimable. Je suis enchanté qu’il soit de votre cour, et je voudrais qu’on ne vous l’enlevât que pour le faire mon intendant, car j’ai grand besoin d’un intendant qui m’aime.

J’aime passionnément à être le maître chez moi ; les intendants veulent être les maîtres partout, et ce combat d’opinions ne laisse pas d’être quelquefois embarrassant.

Je ne suis point du tout de l’avis de


Ce bon Régent qui gâta tout en France[5].


Il prétendait, dites-vous, qu’il n’y avait que des sots ou des fripons. Le nombre en est grand, et je crois qu’au Palais-Royal la chose était ainsi ; mais je vous nommerai, quand vous voudrez, vingt belles âmes qui ne sont ni sottes ni coquines, à commencer par vous, madame, et par M. le président Hénault. Je tiens de plus nos philosophes très-gens de bien ; je crois les Diderot, les d’Alembert, aussi vertueux qu’éclairés. Cette idée fait un contre-poids dans mon esprit à toutes les horreurs de ce monde.

Vraiment, madame, ce serait un beau jour pour moi que le petit souper dont vous me parlez, avec M. le maréchal de Richelieu et M. le président Hénault ; mais, en attendant le souper, je vous assure, sans vanité, que je vous ferais des contes que vous prendriez pour des Mille et une Nuits, et qui pourtant sont très-véritables.

Oui, madame, j’aurais du plaisir, et le plus grand plaisir du monde, à vous parler, et surtout à vous entendre. Cela serait plaisant de nous voir arriver à Saint-Joseph avec Mme Denis et cette demoiselle Corneille, qui sera, je vous jure, le contre-pied du pédantisme ; mais je vous avertis que je ne pourrais jamais passer à Paris que les mois de janvier et de février.

Vous ne savez pas, madame, ce que c’est que le plaisir de gouverner des terres un peu étendues ; vous ne connaissez pas la vie libre et patriarcale : c’est une espèce d’existence nouvelle. D’ailleurs je suis si insolent dans ma manière de penser, j’ai quelquefois des expressions si téméraires, je hais si fort les pédants, j’ai tant d’horreur pour les hypocrites, je me mets si fort en colère contre les fanatiques, que je ne pourrais jamais tenir à Paris plus de deux mois.

Vous me parlez, madame, de ma paix particulière ; mais vraiment je la tiens toute faite : je crois même avoir du crédit, si vous me fâchez ; mais je suis discret, et je mets une partie du souverain bien à ne demander rien à personne, à n’avoir besoin de personne, à ne courtiser personne. Il y a des vieillards doucereux, circonspects, pleins de ménagements, comme s’ils avaient leur fortune à faire. Fontenelle, par exemple, n’aurait pas dit son avis, à l’âge de quatre-vingt-dix ans, sur les feuilles de Fréron. Ceux qui voudront de ces vieillards-là peuvent s’adresser à d’autres qu’à moi.

Eh bien ! madame, ai-je répondu à tous les articles de votre lettre ? Suis-je un homme qui ne lise pas ce qu’on lui écrit ? Suis-je un homme qui écrive à contre-cœur ? et aurez-vous d’autres reproches à me faire que celui de vous ennuyer par mon énorme bavarderie ?

Quand vous voudrez, je vous enverrai un chant[6] de la Pucelle, qu’on a retrouvé dans la bibliothèque d’un savant. Ce chant n’est pas fait, je l’avoue, pour être lu à la cour par l’abbé Grizel ; mais il pourrait édifier des personnes tolérantes.

À propos, madame, si vous vous imaginez que la Pucelle soit une pure plaisanterie, vous avez raison. C’est trop de vingt chants ; mais il y a continuellement du merveilleux, de la poésie, de l’intérêt, de la naïveté surtout. Vingt chants ne suffisent pas. L’Arioste, qui en a quarante-huit, est mon Dieu. Tous les poëmes m’ennuient, hors le sien. Je ne l’aimais pas assez dans ma jeunesse ; je ne savais pas assez l’italien. Le Pentateuque et l’Arioste font aujourd’hui le charme de ma vie. Mais, madame, si jamais je fais un tour à Paris, je vous préférerai au Pentateuque.

Adieu, madame ; il faut jouer avec la vie jusqu’au dernier moment, et jusqu’au dernier moment je vous serai attaché avec le respect le plus tendre.

  1. Chanoine de Vincennes.
  2. Ézéchiel, xviii, 20.
  3. « Carnes fortium comedetis, et sanguinem principum terræ bibetis… et comedetis adipem in saturitatem, et bibetis sanguinem in ebrietatem, etc. » — Ézéchiel, cliap. xxxix, vers 18 et 19.
  4. Daniel-Charles Trudaine, intendant des finances.
  5. Vers de l’Èpître sur la Calomnie, à Mme du Châtelet, 1733 ; voyez tome X.
  6. Le chant XVIII.