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Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4423

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 156-157).

4423. — À M. FYOT DE LA MARCHE,
premier président du parlement de bourgogne.
Au château de Ferney, pays de Gex, 18 janvier.

M. de Ruffey, monsieur, m’a fait verser des larmes de joie en m’apprenant que vous vouliez bien vous ressouvenir de moi, et que vous vous rendiez à la société, dont vous avez toujours fait le charme. Mon cœur est encore tout ému en vous écrivant. Songez-vous bien qu’il y a près de soixante ans que je vous suis attaché ! Mes cheveux ont blanchi, mes dents sont tombées ; mais mon cœur est jeune : je suis tenté de franchir les monts et les neiges qui nous séparent, et de venir vous embrasser. J’ai honte de vous avouer que je me regarde dans mes retraites comme un des plus heureux hommes du monde ; mais vous méritez de l’être plus que moi, et je vous avertis que je cesse de l’être si vous ne l’êtes pas. Vous êtes honoré, aimé ; je vous connais une très-belle âme, une âme charmante, juste, éclairée, sensible ; je peux dire de vous :


Gratia, fama, valetudo, contingit abunde…
Quid voveat dulci nutricula majus alumno ?

(Hor., lib. I, ep. iv, v. 8 et 10.)

Mais je ne vous dirai pas :


Me pinguem et nitidum bene curata cute vises.

(Ibid., v. 15.)

Je suis aussi lévrier qu’autrefois, toujours impatient, obstiné, ayant autant de défauts que vous avez de vertus, mais aimant toujours les lettres à la folie, ayant associé aux Muses Cérès, Pomone, et Bacchus même, car il y a aussi du vin dans mon petit territoire. Joignant à tout cela un peu de Vitruve, j’ai bâti, j’ai planté tard, mais je jouis. Le roi m’a daigné combler de bienfaits ; il m’a conservé la place de son gentilhomme ordinaire. Il a accordé à mes terres des privilèges que je n’osais demander. Je ne prends la liberté de vous rendre compte de ma situation que parce que vous avez daigné toujours vous intéresser un peu à moi. Je suis si plein de vous que j’imagine que vous me pardonnerez de vous parler un peu de moi-même.

Monsieur le procureur général[1], monsieur, me mande que vous lui avez donné Tancrède à lire. Il est donc aussi Musarum cultor ; mais quel Tancrède, s’il vous plaît ? Si ce n’est pas Mme de Courteilles[2] ou M. d’Argental qui vous a envoyé cette rapsodie, vous ne tenez rien. Il y a une copie absurde qui court le monde : si c’est cet enfant supposé qu’on vous a donné, je vous demande en grâce de le renier auprès de monsieur le procureur général, car je ne veux pas qu’il ait mauvaise opinion de moi ; j’ai envie de lui plaire.

L’affaire du curé de Moëns, pays de Gex, est bien étrange. Quoi ! les complices décrétés de prise de corps, et le chef ajourné !


Tantum relligio potuit suadere…

(Lucrèce. de rerum Nat., lib I, v. 102.)

Agréez le tendre respect et l’attachement jusqu’à la mort de votre vieux camarade.


Voltaire.

  1. Quarré de Quintin.
  2. Madeleine Fyot de La Marche, mariée, en 1746, à de Courteilles, alors ambassadeur en Suisse.