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Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4431

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 165-166).

4431. — À M. L’ABBÉ D’OLIVET.
Au château de Ferney, 22 janvier.

Mon cher Cicéron, qui ne vivez pas dans le siècle des Cicérons, n’allez pas faire comme l’abbé Sallier et l’abbé de Saint-Cyr[1] ; vivez, pour empêcher que la langue et le goût ne se corrompent de plus en plus ; vivez, et aimez-moi. Je vous prie d’avoir la bonté de me recommander de temps en temps à l’Académie, comme un membre encore plus attaché à son corps qu’il n’en est éloigné ; dites-lui que je respecterai et que j’aimerai jusqu’au dernier moment de ma vie ce corps dont la gloire m’intéresse. Tâchez, mon cher maître, de nous donner un véritable académicien à la place de l’abbé de Saint-Cyr, et un savant à la place de l’abbé Sallier. Pourquoi n’aurions-nous pas cette fois-ci M. Diderot ? Vous savez qu’il ne faut pas que l’Académie soit un séminaire, et qu’elle ne doit pas être la cour des pairs. Quelques ornements d’or à notre lyre sont convenables ; mais il faut que les cordes soient à boyau, et qu’elles soient sonores.

On m’a mandé que vous aviez été à une représentation de Tancrède. Vous ne dûtes pas y reconnaître ma versification ; je ne l’ai pas reconnue non plus. Les comédiens, qui en savent plus que moi, avaient mis beaucoup de vers de leur façon dans la pièce ; ils auront, à la reprise, la modestie de jouer la tragédie telle que je l’ai faite.

Je ne peux m’empécher de vous dire ici que je suis saisi d’une indignation académique quand je lis nos nouveaux livres. J’y vois qu’une chose est au parfait, pour dire qu’elle est bien faite. J’y vois qu’on a des intérêts à démêler vis-à-vis de ses voisins, au lieu d’avec ses voisins ; et ce malheureux mot de vis-à-vis employé à tort, à travers.

On m’envoya, il y a quelque temps, une brochure dans laquelle une fille était bien éduquée. au lieu de bien élevée. Je parcours un roman du citoyen de Genève[2], moitié galant, moitié moral, où il n’y a ni galanterie, ni vraie morale, ni goût, et dans lequel il n’y a d’autre mérite que celui de dire des injures à notre nation. L’auteur dit qu’à la Comédie les Parisiens calquent les modes françaises sur l’habit romain. Tout le livre est écrit ainsi ; et, à la honte du siècle, il réussira peut-être.

Mon cher doyen, le siècle passé a été le précepteur de celui-ci ; mais il a fait des écoliers bien ridicules. Combattez pour le bon goût ; mais voudrez-vous combattre pour les morts ?

Adieu. Je voudrais que vous fussiez ici ; vous m’aideriez à rendre Mlle Corneille digne de lire les trois quarts de Cinna, et presque tout le rôle de Chimène et de Cornélie : je dis presque tout, et non pas tout, car je ne connais aucun grand ouvrage parfait, et je crois même que la chose est impossible.

  1. L’abbé Sallier était mort le 9 janvier 1761 ; L’abbé de Saint-Cyr, le 14.
  2. Julie.