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Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4439

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 179-181).

4439. — À M. LE BRUN.
Au château de Ferney, pays de Gex en Bourgogne,
par Genève, 30 janvier.

Permettez-moi, monsieur, d’être aussi en colère contre vous que je me sens pour vous d’estime et d’amitié. Vous auriez bien dû m’envoyer plus tôt la lettre insolente de ce coquin de Fréron, depuis la 145 jusqu’à la page 164. Je n’insisterai point ici sur les mauvaises critiques qu’il fait de votre Ode. Parmi ses censures de mauvaise foi, il y en a quelques-unes qui pourraient éblouir, et, si vous réimprimez votre ode, je vous demande en grâce de consulter quelque ami d’un goût sévère, et surtout de ménager l’impatience des lecteurs français, qui, d’ordinaire, ne peut souffrir dans une ode que quinze ou vingt strophes tout au plus. Le sujet est si beau, et il y a dans votre ode des morceaux si touchants, que vous vous êtes vous-même imposé la nécessité de rendre votre ouvrage parfait. Un des grands moyens de le perfectionner est de l’accourcir, et de sacrifier quelques expressions auxquelles l’oreille française n’est pas accoutumée.

Je n’ai jamais fait un ouvrage de longue haleine sans consulter mes amis. M. d’Argental m’a fait corriger plus de deux cents vers dans Tancrède, et m’en a fait retrancher plus de cent ; et la pièce est encore très-loin de mériter les bontés dont il l’a honorée.

Croyez-moi, monsieur, il faut que nos ouvrages appartiennent à nos amis et à nous.


Vir bonus et prudens versus reprehendet inertes,
Culpabit duros · · · · · · · · · · · · · · ·

(Hor., de Art poet., v. 445-446.)

Je me sens vivement intéressé à votre gloire, et je crois qu’il vous sera très-aisé de rendre toute votre ode digne de votre génie, de la noblesse d’âme qui vous l’a inspirée, et du bujel intéressant qui en est l’objet.

Vous me pardonnerez sans doute la liberté que je prends ; les soins que nous avons pris tous deux du grand nom de Corneille doivent nous lier à jamais. Je regarde jusqu’à présent comme un bienfait l’honneur et le plaisir que vous avez procurés à ma vieillesse ; Mlle Corneille paraît mériter, de plus, tous les soins que vous avez pris d’elle. Ma nièce l’élève et la traite comme sa fille ; mais plus le nom de Corneille est respectable, et plus vos soins, ceux de M. Titon, et ceux de ma nièce, ont l’approbation de tous les honnêtes gens ; plus l’outrage que Fréron ose faire à cette demoiselle et à vos bontés est punissable.

Monsieur le chancelier et M. de Malesherbes peuvent lui permettre de dire son avis à tort et à travers sur des vers et de la prose ; mais ils ne doivent certainement pas souffrir qu’il insulte personnellement Mme Denis, Mlle Corneille, et vous-même, monsieur, qui nous avez procuré l’honneur que nous avons. Le nom de Lamoignon est respectable, mais celui de Corneille l’est aussi ; et, sans compter deux cents ans de noblesse qui sont dans la famille des Corneille, la France doit aimer assez ce nom pour demander le châtiment du coquin qui ose insulter la seule personne qui le porte.

Mme Denis est née demoiselle, et est veuve d’un gentilhomme mort au service du roi : elle est estimée et considérée ; toute sa famille est dans la magistrature et dans le service. Ces mots de Fréron[1] : « Mlle Corneille va tomber entre bonnes mains, » méritent le carcan.

Le sieur L’Écluse, qui n’avait certainement que faire à tout cela, se trouve insulté dans la même page ; il est vrai qu’étant jeune il monta sur le théâtre ; mais il y a plus de vingt-cinq ans qu’il exerce avec honneur la profession de chirurgien-dentiste. Il est faux qu’il loge chez moi ; il y est venu, il y a un an, pour avoir soin des dents de ma nièce[2]. Je le traite, dit-il, comme mon frère, et il insinue que je ne fais nulle différence entre une demoiselle de condition du nom de Corneille et un acteur de la Foire. J’ai reçu M. de L’Écluse avec amitié, et avec la distinction que mérite un chirurgien habile et un homme très-estimable tel que lui. Il y a, d’ailleurs, quatre mois entiers qu’il n’est plus chez moi, et qu’il exerce sa profession à Genève, où il est très-honorablement accueilli. J’enverrai, s’il le faut, les témoignages des syndics de Genève, qui certifieront tout ce que j’ai l’honneur de vous dire.

Le résultat de la lettre insolente de Fréron est que vous m’avez envoyé une fille de qualité pour être élevée par une danseuse de corde. C’est outrager aussi M. Titon, Mlle de Vilgenou, madame votre femme, et tous ceux qui se sont intéressés à l’éducation de Mlle Corneille. Je ne doute pas que, si vous présentez les choses sous ce point de vue à monseigneur le prince de Conti, il ne trouve que Fréron mérite punition. On devrait en parler aux ministres, et je crois même que c’est une affaire du ressort du lieutenant criminel : jamais rien n’a été plus marqué au coin du libelle diffamatoire que ses quatre lignes de la page 164. Vous pourriez, monsieur, engager son père à signer un pouvoir à un procureur. Ma nièce, M. de L’Écluse, et moi, nous pourrions intervenir au procès. Je vous supplie, monsieur, de m’instruire au plus tôt de ce que vous aurez fait, et de me dire ce qu’on me conseille de faire. Nous allons, d’ailleurs, envoyer nos plaintes à monsieur le chancelier. Voici copie de la lettre de Mme Denis.

Je vous présente mes respects.


Voltaire.

N. B. Il faut mettre la page 164 entre les mains de mon procureur, nommé Pinon du Coudrai, rue de Bièvre, et attaquer Fréron à la Tournelle ; c’est le droit de la noblesse.

  1. Voyez une note de la lettre 4416.
  2. Mme Denis.