Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4450

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 193-194).

4450. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
Aux Délices, 5 février.

Madame, pardonnez encore à un pauvre vieillard malade, prêt à quitter le plus misérable des mondes possibles pour aller voir s’il est digne d’un meilleur ; pardonnez-lui s’il n’écrit pas de sa main à Votre Altesse sérénissime, et s’il ose lui envoyer un paquet dont le port serait une indiscrétion avec un comte de l’empire.

Mais une princesse de Saxe ne prendra pas garde aux frais ; je ne trouve que cette façon de lui faire parvenir sûrement mes hommages. Elle verra par cette quatrième lettre du commissionnaire Oboussier combien la voie des chariots de poste est infidèle. Si elle daigne envoyer à Mlle de Bassevitz un des deux exemplaires, elle prendra la voie la plus convenable : les princes font tout ce qu’ils veulent, et surtout les princesses. S’il est ainsi, madame, renvoyez donc les huit mille hommes que Votre Altesse sérénissime nourrit, à moins qu’ils ne vous payent régulièrement. Je suppose que, dans de telles circonstances, elle a un agent à Paris, et si elle n’en a point, j’ose toujours lui proposer le Genevois Cromelin à très-bon marché.

Est-il vrai, madame, que le roi de Prusse soit dangereusement malade ? Est-il vrai que le roi de Pologne soit mort ? Voudriez-vous du trône de Pologne, madame ? Quel pauvre trône, et que tous les rois de la terre sont à plaindre ! Je ne connais d’heureux que le roi de Danemark. Je suis persuadé que la grande maîtresse des cœurs est de mon avis. Voyez quelle serait votre situation, si la souveraineté de Dresde était restée dans votre branche ! Ceux à qui Charles-Quint donna votre héritage pensaient-ils que l’électorat ferait le malheur de leurs descendants ? Qu’on est trompé dans tous ses projets, et que la grandeur est entourée de précipices !

On prétend, madame, que la princesse votre fille fera le bonheur d’un prince d’Angleterre ; c’est assurément le plus beau présent qu’on puisse faire à cette nation.

Je n’écris plus au roi de Prusse ; je renonce à lui. Il n’a que de l’esprit et de l’ambition ; il ne m’aidera ni à vivre, ni à mourir. À mon âge, on ne doit s’attacher qu’à un cœur comme le vôtre : je trouve en vous tout ce que je désire en lui ; s’il eût eu vos vertus, je l’aurais adoré.

Je ne fatigue point cette fois-ci Votre Altesse sérénissime d’une lettre pour Mme de Bassevitz ; je ne veux d’autre consolation dans mes souffrances que celle de vous ouvrir mon cœur, et de mettre aux pieds de Votre Altesse sérénissime mes vœux ardents pour elle et pour toute votre auguste famille.


Le vieux Suisse V.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.