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Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4460

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 202-204).

4460. — DE M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES[1].
Le 11 février 1761.

Je vois, monsieur, par plus d’une preuve, que vous vous intéressez très-vivement au sieur Decroze, et aux excès et mauvais traitements faits à son fils par le sieur Ancian, curé de Moëns. Je ne prends pas moins d’intérêt que vous au sieur Decroze. C’est un très-honnête homme, que je connais et que j’aime depuis fort longtemps. De plus, sa plainte est juste, et le curé veut en vain couvrir ses violences, si extraordinaires, du prétexte de mettre le bon ordre dans sa paroisse. On ne peut assurément plus mal s’y prendre, et ce n’est pas à des remontrances de cette espèce que le fils de Decroze devait être exposé de la part du curé, s’il se trouvait répréhensible pour être allé chez une femme de mauvaise vie, chez qui d’ailleurs il ne se passait en ce moment ni bruit ni scandale. J’ai pris soin de me faire très-bien informer du fait par des personnes impartiales. Je vous dirai même que j’ai vu les informations qui sont les seules choses que les juges écoutent en pareille matière ; et quoique je n’aie pas été fâché d’être instruit de cette manière directe, je n’ai pas laissé que de beaucoup gronder celui qui était en état de les montrer, car en cela il a violé la règle, dont on ne doit jamais se départir.

Le fait me paraît clair en ce qu’il contient : il est grave, et peut-être prémédité ; mais vous ne devez pas douter que, lorsque l’on en viendra aux confrontations, les accusés ne fassent les derniers efforts pour faire tomber par des reproches les principales dépositions des témoins, et empêcher qu’elles ne soient lues à la Tournelle. Je vois assez d’avance quels sont les reproches bons ou mauvais qu’ils allégueront contre chacun. Je suis très-fâché de la chaleur et de la cabale que j’apprends qu’on met de part et d’autre dans cette affaire. Ceci est un procès criminel comme cent mille autres, qui veut être suivi comme tous autres, sans déclamations extrajudicielles qui n’y servent à rien, et en le renfermant dans le fait même et dans la résolution constante de ne pas quitter prise que l’on n’ait eu justice de l’outrage.

J’ai appris qu’il y avait encore plusieurs témoins qui pouvaient être entendus dans une plus ample information, et que vous en aviez fait venir quelques-uns chez vous, où ils avaient déclaré ce qu’ils savaient. J’en suis fâché, et je ne voudrais pas qu’on pût objecter que l’on a cherché à pratiquer d’avance des témoins, qui en pareil cas doivent être d’une impartialité complète et reconnue. Trop de chaleur nuit souvent aux affaires, et ce serait bien fort contre votre intention si celle que vous montrez pour Decroze allait par malheur procurer cet effet. J’apprends que les fugitifs, sur ce qu’ils ont connu sans doute que le bailliage de Gex inclinait fort à l’indulgence pour le curé, étaient venus d’eux-mêmes se mettre en prison. Leur déclaration, s’ils étaient fortement pressés par le juge, comme ils devaient l’être, et comme ils le seront ici à la Tournelle, servirait beaucoup à éclaircir s’il y a eu préméditation et complot dans cette mauvaise action, comme j’ai lieu de le présumer par le guet que Duby faisait à la porte de cette femme, et par une autre circonstance de fait encore plus grave.

L’affaire va bientôt venir à la Tournelle, où elle fera la matière d’une audience publique. C’est là qu’on peut donner des mémoires et dire tout ce qu’on jugera nécessaire à la défense de la cause. Cette audience est pour juger préalablement si le décret d’ajournement personnel contre le curé répond ou non aux qualités des charges. J’ai vu d’avance sur cette affaire M. le président de Rochefort, qui est le chef de la Tournelle. Je lui ai nettement exposé le fait tel qu’il est, et je lui ai remis tous les mémoires manuscrits et imprimés que j’avais là-dessus. Le sieur Decroze peut être certain que je suivrai son affaire, et sans relâche.

Vous voudriez que Decroze fit assigner le père jésuite sur le refus d’absolution fait à sa fille. Cette démarche pourrait plus embarrasser l’affaire qu’elle n’y servirait peut-être. La matière est fort délicate. Quoique la conduite du jésuite soit très-répréhensible, c’est peut-être ici un de ces cas où il devient très-difficile d’y mettre ordre. Je serais bien en peine de dire quelles peines les lois humaines peuvent infliger à un prêtre qui ne veut pas trouver sa pénitente en état d’être absoute. La malice des hommes est au-dessus de leur sagesse, et il y a bien d’autres cas dont les lois ne sauraient venir à bout.

Je ne vous parle plus de Charles Baudy, ni des quatre moules de bois (lisez quatorze ; c’est un chiffre que vous avez omis : nous appelons cela lapsus linguæ). J’ai peut-êre même eu tort de vous en parler, car il est vrai que c’est Charles Baudy qui me doit, et que vous ne me devez rien, mais à lui, de qui je me ferai payer, et qui sans doute n’aura nulle peine à se faire aussi bien payer de vous. Si je vous en ai parlé, peut-être trop au long, ce n’a été que comme ami et voisin, en qualité d’homme qui vous aime et vous honore, n’ayant pu m’empêcher de vous représenter combien cette contestation allait devenir publiquement indécente, soit que vous refusassiez à un paysan le payement de la marchandise que vous avez prise près de lui, soit que vous prétendissiez faire payer à un de vos voisins une commission que vous lui aviez donnée. Je ne pense pas qu’on ait jamais ouï dire qu’on ait fait à personne un présent de quatorze moules de bois, si ce n’est à un couvent de capucins.

J’ai l’honneur d’être, avec les sentiments les plus parfaits, monsieur, etc.

  1. Éditeur, Th. Foisset.