Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4465

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 207-209).

4465. — À M. LE CONSEILLER LE BAULT[1].
Au Délices, 16 février 1761.

Vous me permettrez, monsieur, de vous importuner sur la malheureuse affaire du sieur Decroze. Il joint à la douleur d’avoir vu son fils prêt de mourir par un assassinat, celle de voir l’assassin triompher de son affliction ; il est soutenu par une cabale puissante contre un pauvre homme sans secours, qui n’a ni assez d’intelligence, ni peut-être assez de fortune pour le suivre dans les détours de la chicane la plus odieuse et la plus longue. Ce curé, assez connu à Dijon par une foule de procès qu’il y est venu soutenir, attend que les cicatrices des plaies faites au jeune Decroze puissent être fermées, afin qu’il paraisse que les blessures n’ont été que légères, et que l’assassinat passe pour une simple querelle. Mais je peux vous assurer que le temps, qui est le seul refuge du curé, laissera toujours paraître les preuves de son attentat. Le crâne a été ouvert, et le lieutenant criminel lui-même a vu le malade en danger de mort : je l’ai vu moi-même en cet état. J’apprends que le curé a appelé du décret d’ajournement personnel et de prise de corps rendu à Gex. Il fonde ses malheureuses défenses sur une méprise qu’on dit être dans les dépositions. On a déposé en effet que ledit curé avait été boire chez Mme Burdet, le 27, veille de l’assassinat, et il se trouve que ce n’est que le 26 ; mais cette erreur de date n’emporte point une erreur de fait, et cette petite méprise est aisément corrigée au récolement et aux confrontations.

Il se fonde encore sur la mauvaise réputation de la dame Burdet, chez laquelle l’assassinat s’est commis, et qu’il a frappé lui-même. Mais si la dame Burdet est une femme diffamée, pourquoi allait-il boire chez elle ? Pourquoi part-il d’une demi-lieue de sa maison pour aller à dix heures du soir chez cette femme avec des gens armés ? Il a l’audace de dire que c’était pour arrêter le scandale, mais est-ce à lui d’exercer la police ? L’exerce-t-on à coups de bâton ? Lui est-il permis d’entrer par force pendant la nuit chez une ancienne bourgeoise du lieu, très-bien alliée, qui soupait paisiblement avec ses amis ? Les violences précédentes de ce curé, le procès qui lui fut intenté par le notaire Vaillet, pour avoir donné des coups de bâton à son fils, ses querelles continuelles, son ivrognerie, qui est publique, ne sont-elles pas des présomptions frappantes qu’il n’était venu chez la dame Burdet que dans le dessein qu’il a exécuté. Une irruption faite pendant la nuit, avec des hommes armés, dans une maison paisible, peut-elle être regardée comme une rixe ordinaire ? Un laïque, en pareil cas, ne serait-il pas dès longtemps dans les fers ?

Cependant ce prêtre, aussi artificieux que violent, soulève le clergé en sa faveur. L’évêque de Genève soutient que c’est à lui seul de le juger, qu’il n’est pas permis aux juges séculiers de connaître des délits d’un prêtre, et qu’il n’est coupable que d’un zèle un peu inconsidéré : on intimide le pauvre Decroze ; on emploie le profane et le sacré pour lui fermer la bouche, et enfin le jésuite Fessy a porté l’abus de son ministère jusqu’à refuser l’absolution à la sœur de l’assassiné jusqu’à ce qu’elle portât son père et son frère à se désister de leurs justes poursuites. Ce malheureux curé du village de Moëns, s’imaginant très-faussement que c’était moi seul qui encourageais un père malheureux à demander vengeance du sang de son fils, a porté les habitants de son village à me couper la communication des eaux, et m’a fait proposer de me donner le double des eaux qu’on voulait m’ôter si je pouvais obtenir de Decroze un désistement. L’évêque m’a chanté en propres termes que, pour quelques gouttes de sang, il ne fallait pas faire tant de vacarme. Voilà l’état où sont les choses, et sans la justice du parlement de Bourgogne, tout le pauvre petit pays de Gex serait dans le plus déplorable bouleversement.

J’ai l’honneur d’être, avec beaucoup de respect, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.


Voltaire.

  1. Éditeyr, de Mandat-Grancey. — Pareille lettre, dans la publication de M. Foisset sur Voltaire et le président de Brosses, est adressée à M. de Ruffey. Aussi cette pièce est-elle en entier de la main d’un secrétaire, mais signée, puis datée par Voltaire lui-même, qui l’a certainement relue. (Note du premier éditeur.)