Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4795

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 1-3).

4795. — À MADAME DE FONTAINE.
4 janvier 1762.

Enfin donc, ma chère nièce, je reçois une lettre de vous ; mais je vois que vous n’êtes pas dévote, et je tremble pour votre salut. J’avais cru qu’une religieuse, un confesseur, un pénitent, une tourière, pourraient toucher des âmes timorées. Les mystères sacrés sont en grande partie l’origine de notre sainte religion : les âmes dévotes se prêtent volontiers à ces beaux usages. Il n’y a ni religieuse, ni femme, ni fille à marier, qui ne se plaise à voir un amant se purifier pour être plus digne de sa maîtresse.

Vous me dites que la confession et la communion ne sont pas suivies ici d’événements terribles ; mais n’est-ce rien qu’une fille qui se brûle, et qu’un amant qui se poignarde ?

Où avez-vous péché que Cassandre est un coupable, entraîné au crime par les motifs les plus bas ? 1° Il n’a point cru empoisonner Alexandre ; 2° on n’a jamais appelé la plus grande ambition un motif bas ; 3° il n’a pas même cette ambition ; il n’a donné autrefois à Statira un coup d’épée qu’en défendant son père ; 4° il n’a de violents remords que parce qu’il aime la fille de Statira éperdument, et il se regarde comme plus criminel qu’il ne l’est en effet : c’est l’excès de son amour qui grossit le crime à ses yeux.

Pourquoi ne voulez-vous pas que Statira expire de douleur ? Lusignan ne meurt que de vieillesse : c’était cela qui pouvait être tourné en ridicule par les méchantes gens. Corneille fait bien mourir la maîtresse de Suréna sur le théâtre :


Non, je ne pleure point, madame, mais je meurs[1].


Vous êtes tout étonnée que, dans l’église, deux princes respectent leur curé ; mais les mystères sacrés ne pouvaient être souillés, et c’est une chose assez connue.

Au reste, nous ne comptons point jouer sitôt Cassandre ; M. d’Argental n’en a qu’une copie très-informe. Si vous aviez lu la véritable, vous auriez vu que Statira, par exemple, ne meurt pas subitement. Ces vers vous auraient peut-être désarmée :


Cassandre à cette reine est fatal en tout temps.
Elle tourne sur lui ses regards expirants ;
Et croyant voir encore un ennemi funeste
Qui venait de sa vie arracher ce qui reste,
Faible, et ne pouvant plus soutenir sa terreur,
Dans les bras de sa fille expire avec horreur ;
Soit que de tant de maux la pénible carrière
Précipitât l’instant de son heure dernière,
Ou soit que, des poisons empruntant le secours,
Elle-même ait tranché la trame de ses jours[2].


Si vous aviez vu, encore une fois, mon manuscrit, vous auriez vu tout le contraire de ce que vous me reprochez. J’ai cru . d’ailleurs m’apercevoir que les remords et la religion faisaient toujours un très-grand effet sur le public ; j’ai cru que la singularité du spectacle produirait encore quelque sensation. Je me suis pressé d’envoyer à M. et à Mme d’Argental la première esquisse. Je n’ai pas imaginé assurément qu’une pièce faite en six jours n’exigeât pas un très-long temps pour la corriger. J’y ai travaillé depuis avec beaucoup de soin ; elle a fait pleurer et frémir tous ceux à qui je l’ai lue, et il s’en faut bien encore que je sois content.

Vous voyez, par tout ce long détail, que je fais cas de votre estime, et que vos critiques font autant d’impression sur moi que les louanges de votre sœur. Elle est aussi enthousiasmée de Cassandre que vous en êtes mécontente ; mais c’est qu’elle a vu une autre pièce que vous, et qu’une différence de soixante à quatre-vingts vers, répandus à propos, change prodigieusement l’espèce.

Je ne sais ce qu’est devenu un gros paquet d’amusements de campagne que j’avais envoyé à Hornoy, et que j’avais adressé à un intendant des postes. Il y avait un petit livre relié, avec une lettre pour vous, et quelques manuscrits : tout cela était très-indifférent ; mais apparemment le livre relié fit retenir le paquet. J’ai appris depuis qu’il ne fallait envoyer par la poste aucun livre relié : on apprend toujours quelque chose en ce monde.

Vous ne m’avez pas dit un mot de l’alliance avec l’Espagne. Je vois que vous et moi nous sommes Napolitains, Siciliens, Catalans ; mais je ne vois pas que l’on donne encore sur les oreilles aux Anglais, et c’est là le grand point.

Revenons au tripot. Vous allez donc bientôt voir Zulime ? Je vous avoue que je fais plus de cas d’une scène de Cassandre que de tout Zulime. Elle peut réussir, parce qu’on y parle continuellement d’une chose qui plaît assez généralement ; mais il n’y a ni invention, ni caractères, ni situations extraordinaires : on y aime à la rage ; Clairon joue, et puis c’est tout.

Bonsoir, ma chère nièce ; je vous regrette, vous aime et vous aimerai tant que je vivrai.

On dit que nous aurons Florian au printemps : il verra mon église et mon théâtre. Je voudrais vous voir à la messe et à la comédie.

  1. Suréna, acte V, scène v.
  2. Voyez tome VI, pages 153 et 171.