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Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4848

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 52-53).

4848. — DU CARDINAL DE BERNIS.
De Montélimart, le 25 février.

J’ai l’honneur de vous renvoyer, mon cher confrère, Cassandre, que le duc de Villars m’a adressé, ainsi que vos remarques sur Cinna. Je crois qu’en revoyant votre tragédie, vous ferez bien de fonder encore davantage l’amour d’Olympie pour Cassandre ; il faut que cet amour soit d’une bonne constitution pour résister à la révélation de tant de crimes. Ainsi, je crois nécessaire d’établir que Cassandre a sauvé la vie à Olympie au péril de la sienne, dans un âge où elle ait pu en conserver la mémoire ; qu’elle se rappelle cet événement avec reconnaissance, qu’elle le raconte à sa mère ; que Cassandre insiste sur ce service, quand il n’a plus d’autres droits à faire valoir, et que tout cela soit peint avec les traits vifs et piquants dont vos poches sont pleines : on pardonnera à Olympie d’aimer un homme à qui elle doit la vie, et de se tuer quand l’honneur lui défend de l’épouser. En un mot, elle sera plus intéressante.

À l’égard de vos remarques sur Cinna, je les adopte toutes ; vous pouviez même pousser la sévérité plus loin : en disant que Cinna « est plutôt un bel ouvrage qu’une belle tragédie[1] », vous avez tout dit. Qu’Auguste pardonne à Maxime par clémence ou par mépris, à la bonne heure ; mais on est révolté qu’il le conserve au rang de ses amis. Je crois que cette observation mérite d’être faite.

Vous êtes en peine de mon âme, dans le vide de l’oisiveté à laquelle je suis condamné à l’avenir. Avouez que vous me croyez ambitieux comme tous mes pareils ; si vous me connaissiez davantage, vous sauriez que je suis arrivé en place philosophe, que j’en suis sorti plus philosophe encore, et que trois ans de retraite ont affermi cette façon de penser au point de la rendre inébranlable. Je sais m’occuper ; mais je suis assez sage pour ne pas faire part au public de mes occupations ; je n’avais besoin pour être heureux que de cette liberté dont parle Virgile, quæ sera tamen respexit inertem[2]. Je la possède en partie ; avec le temps je la posséderai tout entière. Une main invisible m’a conduit des montagnes du Vivarais au faîte des honneurs ; laissons-la faire, elle saura me conduire à un état honorable et tranquille ; et puis, pour mes menus plaisirs, je dois, selon l’ordre de la nature, être l’électeur de trois ou quatre papes[3], et revoir souvent cette partie du monde qui a été le berceau de tous les arts. N’en voilà-t-il pas assez pour bercer cet enfant que vous appelez la vie ? Ne me souhaitez que de la santé, mon cher confrère ; j’ai ou j’aurai tout le reste. Quand je désire une longue vie, je suppose votre existence et celle de quelques amis : car je suis comme Mlle Scudéri, je ne voudrais pas vivre éternellement si mes amis n’étaient éternels comme moi. Adieu, mon cher confrère ; je ris comme un fou quand je songe que vous êtes destiné à vivre en Suisse, et moi à habiter un village.

  1. Voltaire a dit que « plusieurs gens de lettres regardent Cinna plutôt comme un bel ouvrage que comme une tragédie intéressante ». Voyez tome XXXI, page 339.
  2. Virgile, Bucol., i, v. 8.
  3. Bernis n’a participé qu’à deux élections de papes, Clément XIV en 1769, et Pie VI en 1775 ; mais ce dernier a régné vingt-cinq ans.