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Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4859

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 65-66).

4859. — À M. JEAN SCHOUVALOW.
À Ferney, 15 mars.

Monsieur, je reçois la lettre dont vous m’honorez, en date du 14-25 janvier. J’avais eu l’honneur d’écrire à Votre Excellence par la voie de M. le comte de Kaunitz, qui eut la bonté de se charger de mon paquet. Je vous écrivis trois lettres[1], dès que je sus la triste nouvelle qui m’a fait verser des larmes. Je crois que, des trois lettres, vous en avez reçu deux ; la troisième, qui accompagnait un gros paquet, a eu un sort funeste ; le maître de poste de Nuremberg, à qui il était adressé, m’a mandé que le courrier qui le portait a été assassiné par des inconnus qui ont pris l’argent dont il était chargé, un paquet destiné pour Vienne, et un autre pour la Suède. J’en rends compte à M. le comte de Kaunitz, qui sans doute en est déjà informé. Je vois, monsieur, par votre lettre, que vous prenez un parti bien digne d’un philosophe ; vous voulez vous borner à cultiver les lettres. Vous serez l’Anacharsis moderne. Mais, puisque vous avez une intention si sage et si noble, pourquoi ne feriez-vous pas comme Anacharsis ? pourquoi ne voyageriez-vous point ? Je parle un peu pour mon intérêt ; je me trouverais peut-être sur votre route, j’aurais le bonheur de voir et d’entretenir celui dont les lettres m’ont fait tant de plaisir. Il serait difficile qu’en passant d’Allemagne en France ou en Italie, vous ne vous trouvassiez pas à portée de mon ermitage ; je vous en ferais les honneurs de mon mieux, et ce serait le cœur qui les ferait. Je suis trop vieux pour venir vous trouver ; vous êtes jeune, et si votre santé est un peu altérée, ce voyage, dans des climats plus doux que le vôtre, la raffermirait. Je vois avec douleur que si la nature donne à vos compatriotes une constitution robuste, elle leur accorde rarement une longue vie. Voyez à quel âge meurent tous vos souverains ; aucun n’atteint à une heureuse vieillesse. Je souhaite que l’empereur régnant[2], dont vous faites un si bel éloge, ait ce nombre de jours que je souhaitais à l’impératrice, que je pleure. Il mérite de vivre longtemps, lui et son auguste épouse, puisqu’ils ne vivent que pour le bonheur des hommes. Sans doute, monsieur, ils vous attachent l’un et l’autre à Pétersbourg ; et d’ailleurs je sens bien que vous ne voulez pas quitter une patrie qui vous aime et que vous illustrez. Si vous êtes toujours, monsieur, dans le dessein d’achever le monument auquel vous avez bien voulu que je travaillasse, je vous prierai de faire adresser les gros paquets à M. Czernichef, à Vienne, qui les remettra à notre ambassadeur, M. le comte du Châtelet ; il aura la bonté de me les faire tenir.

Je suis charmé que vous daigniez, monsieur, accepter le témoignage public que je veux vous donner de ma très-respectueuse et très-tendre estime. Si le petit ouvrage dont il est question est reçu favorablement du public, je vous le présenterai avec plus de confiance. Il me faut les suffrages de ma nation pour mériter le vôtre. Votre Excellence sait combien je lui suis dévoué pour jamais.

  1. Ces trois lettres sont perdues ; car celle du 14 janvier (n° 4802) a été écrite avant que Voltaire connût la mort de l’impératrice Élisabeth, arrivée dix jours auparavant (25 décembre-5 janvier).
  2. Pierre III, qui fut détrôné le 9 juillet de la même année, et mourut huit jours après, empoisonné et étranglé ; voyez tome XV, page 351.