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Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4867

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4867. — À M. LE DUC DE VILLARS.
25 mars.
relation de ma petite drôlerie.

Hier mercredi, 24 de mars, nous essayâmes Cassandre. Notre salle est sur le modèle de celle de Lyon ; le même peintre a fait nos décorations ; la perspective en est étonnante : on n’imagine pas d’abord qu’on puisse entendre les acteurs qui sont au milieu du théâtre : ils paraissent éloignés de cinq cents toises. Ce milieu était occupé par un autel ; un péristyle régnait jusqu’aux portes du temple. La scène s’est toujours passée dans ce péristyle ; mais quand les portes de l’intérieur étaient ouvertes, alors les personnages paraissaient être dans le temple, qui, par son ordre d’architecture, se confondait avec le vestibule ; de sorte que, sans aucun embarras, cette différence essentielle de position a toujours été très-bien marquée.

Le grand intérêt commença dès la première scène, grâce aux conseils d’un de nos confrères de l’Académie[1], qui daigna me suggérer l’idée de supposer d’abord que Cassandre avait sauvé la vie d’Olympie.


Seul je pris pitié d’elle, et je fléchis mon père ;
Seul je sauvai la fille, ayant frappé la mère.

(Olympie, acte I, scène i.)

Dès ce moment, je sentis que Cassandre devenait le personnage le plus intéressant.

Le mariage, la cérémonie, la procession des initiés, des prêtres, et des prêtresses couronnées de fleurs, etc., les serments faits sur l’autel, tout cela forma un spectacle auguste.

Au second acte, Statira enfermée dans le temple, obscure, inconnue, accablée de ses infortunes, et n’attendant que la fin d’une vie usée par le malheur, reconnue enfin dans cette assemblée, l’hiérophante à ses genoux, les prêtresses courbées vers elle, ensuite Olympie présentée à sa mère, leur reconnaissance, firent le plus grand effet.

Cassandre, au troisième acte, venant prendre sa femme des mains de la prêtresse qui doit la lui remettre, et trouvant Statira dans cette prêtresse, fit un effet beaucoup plus grand encore. Tout le monde sentit par ce seul vers :


Bienfaits trop dangereux, pourquoi m’a-t-il aimée ?

(Acte III, scène iv.)


qu’Olympie aimerait toujours le meurtrier de sa mère ; de sorte qu’on ne savait qui on devait plaindre davantage, ou Cassandre, ou Olympie, ou la veuve d’Alexandre.

Au quatrième, les deux rivaux, Antigone et Cassandre, ont déjà fondu l’un sur l’autre, dans le péristyle même ; les initiés, les Éphésiens les ont séparés. Ils sont tous dans les coulisses du péristyle ; ils en sortent tous à la fois, divisés en deux bandes ; les portes du temple s’ouvrent au même instant, l’hiérophante et les prêtres remplissent le milieu du théâtre, Antigone et Cassandre sont encore l’épée à la main. C’est par cet appareil que commence le quatrième acte. L’hiérophante, après avoir dit aux deux rois :


Qu’osiez-vous attenter, inhumains que vous êtes ? etc.[2],


continue ainsi :


Rendez-vous à la loi, respectez sa justice, etc.

(Acte IV, scène iii.)

Alors Cassandre prend la résolution d’enlever son épouse dans le temple même. Il la trouve au pied d’un autel. Cette scène a été très-attendrissante ; et à ces mots :


Ma haine est-elle juste, et l’as-tu méritée ?
Cassandre, si ta main féroce, ensanglantée,
Ta main, qui de ma mère a déchiré le flanc.
N’eût frappé que moi seule, et versé que mon sang.
Je te pardonnerais, je t’aimerais… barbare.

<divvp>(Acte IV, scène v.)


les deux acteurs pleuraient, et tous les spectateurs étaient en larmes.

Cet amour d’Olympie attendrissait d’autant plus qu’elle avait voulu se le cacher à elle-même, qu’elle ne s’était point laissée aller à ces lieux communs des combats entre l’amour et le devoir, et que sa passion avait été plutôt devinée que déployée.

Immédiatement après cette scène, Statira, qui a su qu’on allait enlever sa fille, vient lui apprendre qu’Antigone va la secourir, que son hymen était réprouvé par les lois ; elle la donne à son vengeur. Alors Olympie avoue à sa mère qu’elle a le malheur d’aimer Cassandre. Statira évanouie de douleur entre ses bras, Cassandre qui accourt, les divers mouvements dont ils sont agités, forment un tableau supérieur aux trois premiers actes.

Au cinquième, Antigone arrivant pour soutenir ses droits, pour venger Olympie du meurtrier d’Alexandre et de Statira, apprend que Statira vient d’expirer entre les bras de sa fille ; elle a conjuré Olympie, en mourant, d’épouser Antigone. Les voilà donc tous deux dans le temple, forcés d’attendre la décision d’Olympie, et elle obligée de choisir : elle promet qu’elle se déclarera quand elle aura rendu les derniers devoirs au bûcher de sa mère. Le bûcher paraît, elle parle aux deux rivaux, et, n’avouant son amour qu’au dernier vers, elle se jette dans le bûcher.

La scène a été tellement disposée que tout a été exécuté avec la précision nécessaire. Deux fermes, sur lesquelles on avait peint des charbons ardents, des flammes véritables qui s’élançaient à travers les découpements de la première ferme, percée de plusieurs trous : cette première ferme s’ouvrant pour recevoir Olympie, et se refermant en un clin d’œil ; tout cet artifice enfin a été si bien ménagé que la pitié et la terreur étaient au comble.

Les larmes ont coulé pendant toute la pièce. Les larmes viennent du cœur. Trois cents personnes, de tout rang et de tout âge, ne s’attendrissent pas, à moins que la nature ne s’en mêle ; mais pour produire cet effet, il fallait des acteurs et de l’action : tout a été tableau, tout a été animé. Mme Denis a joué Statira comme Mlle Dumesnil joue Mérope. Mme d’Hermenches, qui faisait Olympie, a la voix de Mlle Gaussin, avec des inflexions et de l’âme ; mais ce qui m’a le plus surpris, c’est notre ami Gabriel Cramer. Je n’exagère point ; je n’ai jamais vu d’acteur, à commencer par Baron, qui eût pu jouer Cassandre comme lui ; il a attendri et effrayé pendant toute la pièce. Je ne lui connaissais pas ce talent supérieur. M. Rilliet a joué le grand prêtre, comme j’aurais voulu que Sarrazin l’eût représenté. Antigone a été rendu par M. d’Hermenches avec la plus grande noblesse. Je ne reviens point de mon étonnement, et je ne me console point de n’avoir pas vu ce spectacle honoré de la présence des deux illustres académiciens[3] qui m’ont daigné aider de leurs conseils pour finir mon œuvre des six jours. Eux, et deux respectables amis[4] à qui je dois tout, et que je consulte à Paris, ont fait mon ouvrage : car malheur à qui ne consulte pas !

  1. Le cardinal de Bernis ; voyez sa lettre du 25 février, [[ Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4865|n° 4848]].
  2. Voyez la note, tome VI, page 143.
  3. Le cardinal de Bernis et d’Alembert.
  4. M. et Mme d’Argental.