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Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4870

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4870. — À M. LE MARQUIS DE THIBOUVILLE.
28 mars.

Vous mandez, mon cher marquis, à ma nièce que ma lettre était bien extraordinaire ; mais comme dans ce temps-là il se passait des choses beaucoup plus extraordinaires dans votre infâme ville de Paris, ma lettre était très-sage. Certain discours prononcé contre les encyclopédistes[1], certaines cabales, certaines persécutions, sont des orages auxquels un homme de mon âge ne doit pas s’exposer. La personne dont vous parlez dans votre lettre à Mme Denis ne peut pas, ou du moins ne doit pas, dire qu’elle a vu ce qu’elle n’a jamais vu. Ce serait une très-grande infidélité et un crime dans la société d’accuser un homme dont on doit être très-content, et de l’accuser après avoir eu sa confiance. Mais ce serait dans ce cas-ci un mensonge affreux, Ce que je vous dis est très-exact, très-vrai, et la personne en question n’a rien vu ni rien pu voir.

Au reste, les modes changent en France : c’était autrefois la mode de faire des campagnes glorieuses, d’être le modèle des autres nations, d’exceller dans les beaux-arts ; aujourd’hui, on ne connaît plus que des querelles pour un hôpital[2], des cabriolets, des fêtes de catins sur les remparts[3], et des persécutions contre des hommes sages et retirés. Si je ne suis pas sage, je suis au moins très-retiré, et je ne veux pas donner lieu à des pédants de troubler ma retraite. Croyez que je suis instruit de bien des choses, et que j’ai dû écrire de façon à dérouter les curieux qui se trouvent sur les chemins ; mais croyez surtout que je vous aimerai toujours. Mme Denis vous en dira davantage ; mais elle ne vous est pas plus attachée que moi.

  1. Le réquisitoire d’Omer Joly de Fleury contre l’Encyclopédie, du 29 janvier 1759.
  2. Voyez tome XVI, page 80.
  3. On appelait ainsi les boulevards.