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Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4878

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4878. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
4 avril.

Mes anges, mes anges, rit-on encore à Paris ? Va-t-on en foule au savetier Blaise et au Maréchal[1] ? Pour moi, je pleure. Vos Parisiens ne voient que des Parisiens, et moi, je vois des étrangers, des gens de tous les pays ; et je vous réponds que toutes les nations nous insultent et nous méprisent. Voilà un commencement bien douloureux pour MM. de Choiseul[2]. Ce n’est certainement pas la faute de monsieur le comte si Pierre s’unit avec Luc ; ce n’est pas la faute de monsieur le duc si les Anglais nous ont pris la Martinique, et s’ils vont peut-être détruire la seule flotte qui nous restait ; mais ces événements funestes doivent percer le cœur des deux ministres que vous aimez, et à qui je suis attaché. Que faire ? jouer le Droit du Seigneur. Il n’y a pas d’autre parti à prendre après le saint temps de Pâques. Les Anglais auront dépouillé le vieil homme[3] ; on aura oublié la Martinique ; il ne sera plus question de rien. Je ne crains que Blaise et les Amours de Blaise. Le Droit du Seigneur, en d’autres temps, devrait plaire à une nation qui ne laisse pas d’avoir du bon, et qui avait autrefois du goût.

Nous avons Lekain ; il a l’air d’un gros chanoine :


Et son corps, ramassé dans sa courte grosseur,
Fait gémir les coussins sous sa molle épaisseur.

(Boileau, le Lutrin, ch. I, v. 67.)

Faites comme il vous plaira, messieurs ; mais allons nous réjouir pour oublier vos tribulations. Nous allons jouer Cassandre, le droit du Seigneur, Sémiramis, et l’Écossaise. Notre ami Lekain nous dit que le tripot ne va pas mieux que le reste de la France ; que les quatre premiers gentilshommes ont la grandeur d’âme d’entrer à la Comédie pour rien, eux, leurs parents, leurs laquais, et les commères de leurs laquais. Cela est tout à fait noble. Les grands seigneurs d’Angleterre sont d’une pâte un peu différente. Ils ont de leur côté la gloire, et nous avons la petite vanité.

Pendant que nous sommes la chiasse du genre humain, on parle français à Moscou et à Yassy ; mais à qui doît-on ce petit honneur ? à une douzaine de citoyens qu’on persécute dans la patrie.

Mes chers anges, je vous remercie très-humblement, très-tendrement pour notre artilleur[4]. J’aurai l’honneur d’écrire à M. le comte de Choiseul[5] ; mais, dans la crise où je le crois, je lui épargne mes importunités pour le présent.

Je crois qu’on est si occupé des désastres publics qu’on ne songe pas à mon roué.

Nous sommes tous à vos pieds et à vos ailes.

  1. Blaise le savetier est un opéra-comique de Sedaine ; le Maréchal ferrant est de Quétant.
  2. L’un était ministre de la guerre ; l’autre, des affaires étrangères.
  3. Saint Paul, aux Éphésiens, iv, 22 ; et aux Colossiens, iii, 9.
  4. La Houlière, recommandé dans la lettre du 10 mars, n° 4857.
  5. Il lui écrivit le 6 septembre ; voyez lettre 5030.