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Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4889

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4889. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
27 avril.

Mme la duchesse d’Enville[1], mes anges, fait bien de l’honneur aux Délices. Elle peut arriver quand il lui plaira ; il y aura de quoi loger quatre maîtres de plain-pied, même cinq ; mais que monsieur l’archevêque de Rouen ne s’imagine pas être à Gaillon[2]. Que toute cette illustre compagnie pense être aux eaux, et s’attende à être un peu à l’étroit. Tout le monde sera bien couché ; c’est la seule chose dont je réponds. On y trouvera de la batterie de cuisine ; mais comme la moitié de notre linge a été brûlée dans nos fêtes de Ferney, nous ne pouvons en fournir. Je sens combien il est désagréable de ne pas faire la galanterie complète ; mais il est bon d’avertir de ce qu’on peut et de ce qu’on ne peut pas.

Je suppose que Mme la duchesse d’Enville enverra à l’avance quelque fourrier, quelque maréchal de ses logis qui viendra préparer les lieux. Tous les secours possibles se trouvent à Genève sous la main. Il ne sera pas mal de me faire avertir du jour de l’arrivée du maréchal de ses logis. Mme Denis arrangera tout avec lui : car, pour moi, il n’y a pas d’apparence que je puisse sitôt sortir de Ferney. Je suis toujours malade ; je n’ai point porté santé depuis les journées de Tancrède et de Cassandre, et Mme la duchesse d’Enville aura en moi un courtisan très-peu assidu ; elle sera maîtresse absolue de la maison, et ne sera point gênée par son hôte. Voilà, mes divins anges, tout ce que je puis faire en conscience. Je ne doute pas que mes anges ne fassent mes très-humbles excuses aux personnes que je voudrais mieux recevoir. Après tout, elles seront infiniment mieux qu’en aucune maison de Genève. Elles jouiront d’un assez joli jardin, d’un très-beau paysage ; elles seront à l’abri de tout bruit et de toute importunité. Je crois que je dois au moins réparer par une lettre la mince réception que je fais à Mme d’Enville ; permettez donc que j’insère ici ce petit billet, et que je prenne la liberté de vous l’adresser.

Voulez-vous à présent un petit mot pour Cassandre ? Je persiste à croire que cette pièce ne souffre aucun moyen ordinaire. Lekain a dû le sentir à la représentation. Les choses sont tellement amenées qu’il n’est ni décent ni possible que les deux rivaux agissent.

Cassandre, au quatrième acte, vient enlever sa femme ; mais il trouve la belle-mère expirante. Antigone dispose tout pour tuer Cassandre aux portes du temple ; mais il n’en sort pas. Au cinquième, il n’y a pas moyen de troubler la cérémonie du bûcher : les deux princes ne peuvent se douter qu’Olympie va se jeter dedans, puisqu’ils voient les offrandes qu’on apporte à Olympie sur un autel, et qu’elle doit présenter à sa mère avec ses voiles et ses cheveux. Croyez que le tout fait le spectacle le plus singulier, et le plus grand tableau qu’on ait jamais vu au théâtre ; mais encore une fois il faut des nuances, et je ne peux travailler dans l’état où je suis ; à peine puis-je suffire à Pierre Corneille.

Nous avons ici le père de la petite, qui vient d’arriver de Cassel pour voir sa fille. Celui-ci ne sera jamais commenté, ou je suis le plus trompé du monde.

Eh bien ! on vient encore de vous prendre Sainte-Lucie et le dernier de vos vaisseaux qui revenait de l’île Bourbon.

Pauvres Français ! vous n’aviez autre chose à faire qu’à vous réjouir : de quoi vous êtes-vous avisés de faire la guerre ?

Mes anges, vivez heureux. Je baise le bout de vos ailes plus que jamais.

J’ai une fluxion de poitrine, et je cesse tout travail.

  1. Voyez la note, tome XV, page 323.
  2. Gaillon était la maison de campagne des archevêques de Rouen ; Voltaire en parle dans un vers de son Temple de l’Amitié (voyez tome IX). Gaillon est aujourd’hui une maison de détention.