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Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4976

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 181-183).

4976. — À M. PINTO[1],
juif portugais, à paris.
Aux Délices, 21 juillet.

Les lignes dont vous vous plaignez, monsieur, sont violentes et injustes. Il y a parmi vous des hommes très-instruits et très-respectables ; votre lettre m’en convainc assez. J’aurai soin de faire un carton dans la nouvelle édition[2]. Quand on a un tort, il faut le réparer ; et j’ai eu tort d’attribuer à toute une nation les vices de plusieurs particuliers.

Je vous dirai, avec la même franchise, que bien des gens ne peuvent souffrir ni vos lois, ni vos livres, ni vos superstitions. Ils disent que votre nation s’est fait de tout temps beaucoup de mal à elle-même, et en a fait au genre humain. Si vous êtes philosophe, comme vous paraissez l’être, vous pensez comme ces messieurs, mais vous ne le direz pas. La superstition est le plus abominable fléau de la terre ; c’est elle qui, de tous les temps, a fait égorger tant de juifs et tant de chrétiens ; c’est elle qui vous envoie encore au bûcher chez des peuples d’ailleurs estimables. Il y a des aspects sous lesquels la nature humaine est la nature infernale. On sécherait d’horreur si on la regardait toujours par ces côtés ; mais les honnêtes gens, en passant par la Grève, où l’on roue, ordonnent à leur cocher d’aller vite, et vont se distraire à l’Opéra du spectacle affreux qu’ils ont vu sur leur chemin.

Je pourrais disputer avec vous sur les sciences que vous attribuez aux anciens Juifs, et vous montrer qu’ils n’en savaient pas plus que les Français du temps de Chilpéric ; je pourrais vous faire convenir que le jargon d’une petite province, mêlé de chaldéen, de phénicien, et d’arabe, était une langue aussi indigente et aussi rude que notre ancien gaulois ; mais je vous fâcherais peut-être, et vous me paraissez trop galant homme pour que je veuille vous déplaire. Restez juif, puisque vous l’êtes ; vous n’égorgerez point quarante-deux mille hommes pour n’avoir pas bien prononcé shiboleth[3], ni vingt-quatre mille pour avoir couché avec des Madianites[4] ; mais soyez philosophe, c’est tout ce que je peux vous souhaiter de mieux dans cette courte vie.

J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec tous les sentiments qui vous sont dus, votre très-humble, etc.

Voltaire , chrétien,
et gentilhomme ordinaire de la chambre du roi très-chrétien.

  1. Isaac Pinto, juif portugais, établi d’abord à Bordeaux, puis à Amsterdam, est mort à la Haye le 11 auguste 1787. En réponse à un article de Voltaire sur les Juifs, qui fait aujourd’hui la section première de l’article Juifs dans le Dictionnaire philosophique (voyez tome XIX, page 511). Pinto avait publié un opuscule intitulé Réflexions critiques sur le premier chapitre du tome VII des Œuvres de M. de Voltaire (1762), in-12 de 48 pages, réimprimé en grande partie dans les Lettres de quelques Juifs (par Guenée), 1769, in-8o, et dans les éditions subséquentes. En envoyant sa brochure à Voltaire, Pinto y avait joint une lettre que voici :

    « Si j’avais à m’adresser à un autre qu’à vous, monsieur, je serais très-embarrassé. Il s’agit de vous faire parvenir une critique d’un endroit de vos immortels ouvrages ; moi qui les admire le plus, moi qui ne suis fait que pour les lire en silence, pour les étudier et pour me taire. Mais comme je respecte encore plus l’auteur que je n’admire ses ouvrages, je le crois assez grand homme pour me pardonner cette critique en faveur de la vérité, qui lui est si chère, et qui ne lui est peut-être échappée que dans cette occasion. J’espère au moins qu’il me trouvera d’autant plus excusable que j’agis en faveur d’une nation entière à qui j’appartiens, et à qui je dois cette apologie.
    « J’ai eu l’honneur, monsieur, de vous voir en Hollande, lorsque j’étais bien jeune. Depuis ce temps-là je me suis instruit dans vos ouvrages, qui ont, de tous temps, fait mes délices. Ils m’ont enseigné à vous combattre ; ils ont fait plus, ils m’ont inspiré le courage de vous en faire l’aveu.
    « Je suis, au delà de toute expression, avec des sentiments remplis d’estime et de vénération, etc. »
    C’est à cette lettre de Pinto que répond Voltaire. (B.)

  2. Voltaire oublia cette promesse ; il ne fît aucun changement à son article.
  3. Juges, xii, 6 ; voyez aussi tome XXX, page 143.
  4. Nombres, xxv, 6 ; voyez aussi tome XXIX, page 511.