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Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 5053

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 250-251).

5053. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
28 septembre.

Je réponds, ô mes anges gardiens ! à votre béatifique lettre dont Roscius a été le scribe, et je vous envoie la façon dont nous jouons toujours Zulime. Je peux vous répondre que cette fin est déchirante, et que si on suit notre leçon, on ne s’en trouvera pas mal.

Ce n’est pas que j’aie jamais regardé Zulime comme une tragédie du premier ordre. Vous savez combien j’ai résisté à ceux qui avaient le malheur de la préférer à Tancrède, qui est, à mon gré, un ouvrage très-théâtral, un véritable spectacle, et qui a de plus le mérite de l’invention et de la singularité, mérite que n’a point Zulime.

Je vous supplie très-instamment de vous opposer à cette fureur d’écourter toutes les fins des pièces : il vaut bien mieux ne les point jouer. Quel est le père qui voulût qu’on coupât les pieds à son fils ?

Lekain m’a envoyé la façon dont il dit qu’on joue Zaïre ; cela est abominable. Pourquoi estropier ma pièce au bout de vingt ans ? Il me semble qu’il se prépare un siècle d’un goût bien dépravé. Je n’ai pas mal fait de renoncer au monde : je ne regrette que vous dans Paris.

Je n’aurai M. le maréchal de Richelieu que dans quelques jours. Notre tripot ne laisse pas de nous donner de la peine. Ce n’est pas toujours une chose aisée de rassembler une quinzaine d’acteurs au pied du mont Jura, et il est encore plus difficile de conserver ses yeux et ses oreilles à soixante-huit ans passés, avec un corps des plus minces et des plus frêles.

Je vous ai écrit sur les Calas[1]. Je vous ai adressé mon petit compliment à M. le comte de Choiseul. Vous ne m’avez point dit s’il en est bien mécontent.

Je vous ai adressé un petit mémoire très-politique[2] qui ne me regarde pas.

Je suis un peu en peine de mon impératrice Catherine. Vous savez qu’elle m’avait engagé à obtenir des encyclopédistes, persécutés par cet Omer, de venir imprimer leur Dictionnaire chez elle. Ce soufflet, donné aux sots et aux fripons, du fond de la Scythie, était pour moi une grande consolation, et devait vous plaire ; mais je crains bien qu’Ivan ne détrône notre bienfaitrice, et que ce jeune Russe, élevé en Russe chez des moines russes, ne soit point du tout philosophe.

Je vous conjure, mes divins anges, de me dire ce que vous savez de ma Catherine.

Je baise le bout de vos ailes plus que jamais.

  1. Lettre 5029.
  2. Voyez la lettre 5045.