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Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 5061

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 258-260).

5061. — À M. DAMILAVILLE.
10 octobre.

Mes frères et maîtres ont donc envoyé leur réponse à M. de Schouvalow. Il est plaisant qu’un Russe favorise des philosophes français, et il est bien horrible que des Français persécutent ces philosophes. J’avais déjà assuré la cour russe de la reconnaissance et des refus de nos sages.

Mes chers frères, continuez à éclairer le monde, que vous devez tant mépriser. Que de biens on ferait si on s’entendait ! Jean-Jacques eût été un Paul, s’il n’avait pas mieux aimé être un Judas. Helvétius a eu le malheur d’avouer un livre[1] qui l’empêchera d’en faire d’utiles ; mais j’en reviens toujours à Jean Meslier. Je ne crois pas que rien puisse jamais faire plus d’effet que le testament d’un prêtre qui demande pardon à Dieu, en mourant, d’avoir trompé les hommes. Son écrit est trop long, trop ennuyeux, et même trop révoltant ; mais l’Extrait[2] est court, et contient tout ce qui mérite d’être lu dans l’original.

Le Sermon des Cinquante[3], attribué à La Mettrie, à Dumarsais, à un grand prince[4], est tout à fait édifiant. Il y a vingt exemplaires de ces deux opuscules dans le coin du monde que j’habite. Ils ont fait beaucoup de fruit. Les sages prêtent l’Évangile aux sages ; les jeunes gens se forment, les esprits s’éclairent. Quatre ou cinq personnes à Versailles ont de ces exemplaires sacrés. J’en ai attrapé deux pour ma part, et j’en suis tout à fait édifié. Pourquoi la lampe reste-t-elle sous le boisseau[5] à Paris ? Mes frères, in hoc non laudo. Le brave libraire qui imprime des factums en faveur de l’innocence[6] ne pourrait-il pas aussi imprimer en faveur de la vérité ?

Quoi ! la Gazette ecclésiastique s’imprimera hardiment, et on ne trouvera personne qui se charge de Meslier ? J’ai vu Woolston, à Londres, vendre chez lui vingt mille exemplaires de son livre contre les miracles. Les Anglais, vainqueurs dans les quatre parties du monde, sont encore les vainqueurs des préjugés ; et nous, nous ne chassons que des jésuites, et ne chassons point les erreurs. Qu’importe d’être empoisonné par frère Berthier ou par un janséniste ? Mes frères, écrasez cette canaille. Nous n’avons pas la marine des Anglais, ayons du moins leur raison. Mes chers frères, c’est à vous à donner cette raison à nos pauvres Français.

Thieriot est parti pour embrasser nos frères. Ne pourrais-je pas rendre quelque service à ce bon libraire Marlin ou Merlin ? car je n’ai pu lire son nom.

J’embrasse mes frères en Confucius, en Platon, etc. — Ah ! l’inf… !

Je voudrais que mon frère me fit avoir le livre de l’abbé Houteville, avec les lettres de l’abbé Desfontaines contre l’auteur[7].

Il est plaisant de voir le Mercure du fermier général Laugeois et du cardinal Dubois écrire pour notre sainte religion, et un b… comme Desfontaines écrire contre. Mais enfin la grâce tire parti de tout.

  1. De l’Esprit, 1758, in-4o.
  2. Voyez cet Extrait, tome XXIV, page 293.
  3. Voyez cet ouvrage, tome XXIV, page 437.
  4. Frédéric, roi de Prusse.
  5. Matthieu, v. 15.
  6. Les mémoires pour les Calas.
  7. Voyez les notes, tome XXIII, pages 31 et 32.