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Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5134

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5134. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
À Ferney, 10 janvier.

Madame, les bontés de Votre Altesse sérénissime me raniment au milieu des neiges. J’en ai de deux façons, celles de mon âge de près de soixante-dix ans, et celles des Alpes. Ces deux ennemis ne m’ont pas empêché d’avoir l’honneur de vous écrire ; mais d’autres ennemis du genre humain, à pied et à cheval, qui inondaient votre Allemagne, pourraient bien avoir intercepté mes hommages. Dieu merci, madame, nous allons être défaits de la guerre et des jésuites. Il ne restera plus guère de fléaux. Je crois en effet le roi de Prusse un peu hâlé des fatigues de ses campagnes, et son esprit toujours brillant. Il a plus de gloire que d’années. Je n’ai plus l’honneur de lui écrire depuis longtemps. Je souhaiterais seulement n’être pas au nombre de ceux qui, en admirant son mérite, ont un peu à se plaindre de sa personne.

Il me paraît, madame, que, malgré cette paix commencée, il y a encore des orages en Allemagne. C’est la mer qui gronde encore après une violente tempête. J’attends ce soir, madame, dans mon ermitage paisible, un prince qui a été un peu ballotté dans toutes ces secousses : c’est le frère du duc régnant de Wurtemberg, et ce n’est pas le Prussien : aussi n’a-t-il pas épousé la nièce d’un roi, mais une demoiselle de Saxe fort jolie. Je crois qu’il l’amènera. On dit que ce mariage n’est approuvé que de ceux qui savent aimer, et que le baron de Thunder-ten-tronckh[2] en serait fort mécontent. Les nouveaux mariés ont loué une maison dans le pays de Vaud, Ces aventures ne sont pas si funestes que celles de Russie.

Jouissez, madame, au milieu des horreurs et des folies de ce monde, de votre destinée glorieuse et tranquille que vous méritez si bien.

Recevez avec votre bonté ordinaire, vous et votre auguste famille, le profond respect et l’attachement inviolable que j’ai pour Votre Altesse sérénissime, sans oublier assurément la grande maîtresse des cœurs.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.
  2. Voyez Candide, chap. 1er