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Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6661

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6661. — À M. LE CHEVALIER DE BEAUTEVILLE.
À Ferney, 9 janvier.

Monsieur, je comptais avoir l’honneur de venir présenter les Scythes à Votre Excellence, et je déménageais comme la moitié de Genève ; mais il plut à la Providence d’affliger mon corps des pieds jusqu’à la tête. Je la supplie de ne vous pas traiter de même dans ce rude hiver. Je vous envoie donc les Scythes comme un intermède à la tragi-comédie de Genève. On a logé des dragons autour de mon poulailler, nommé le château de Tournay. Maman Denis ne pourra plus avoir de bon bœuf sur sa table ; elle envoie chercher de la vache à Gex. Je ne sais pas même comment on fera pour avoir les lettres qui arrivent au bureau de Genève. Il aurait donc fallu placer le bureau dans le pays de Gex. Ce qu’il y a de pis, c’est qu’il faudra un passe-port du roi pour aller prendre de la casse chez Colladon[1].

Passe encore pour du bœuf et des perdrix, mais manquer de casse ! cela est intolérable ; il se trouve à fin de compte que c’est nous qui sommes punis des impertinences de Jean-Jacques et du fanatisme absurde de Deluc le père[2], qu’il aurait fallu bannir de Genève à coups de bâton, pour préliminaire de la paix.

Que les Scythes vous amusent ou ne vous amusent pas, je vous demande en grâce de les enfermer sous cent clefs, comme un secret de votre ambassade. M. le duc de Choiseul et M. le duc de Praslin sont d’avis qu’on joue la pièce avant qu’elle paraisse imprimée. Je ne suis point du tout de leur avis ; mais je dois déférer à leurs sentiments autant qu’il sera en moi.

Daignez donc vous amuser avec Obéide[3], et enfermez-la dans votre sérail, après avoir joui d’elle, et que M. le chevalier de Taulès en aura eu sa part.

Le petit couvent de Ferney, faisant très-maigre chère, se met à vos pieds.

J’ai l’honneur d’être, avec un profond respect, monsieur, de Votre Excellence le très-humble et très-obéissant serviteur.

Voltaire.

  1. Plusieurs écrivains genevois ont porté le nom de Colladon. Un Théodore Colladon, de Bourges, avait exercé la médecine à Genève au commencement du xviie siècle. Il est à croire qu’il y avait, en 1767, à Genève, un apothicaire de ce nom ; mais les expressions de casse, eau, bouteilles de Colladon, sont employées par Voltaire pour désigner les ouvrages philosophiques. (B.)
  2. François Deluc, né en 1698, mort en 1780 ; voyez tome IX, une des notes du chant IV de la Guerre de Genève.
  3. Personnage de la tragédie des Scythes.