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Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7143

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 497-498).
7143. — À M. DE CHABANON.
18 janvier.

La grippe, en faisant le tour du monde, a passé par notre Sibérie, et s’est emparée un peu de ma vieille et chétive figure. C’est ce qui m’a empêché, mon cher confrère, de répondre sur-le-champ à votre très-bénigne lettre du 4 de janvier. Quoi ! lorsque vous travaillez à Eudoxie vous songez à ce paillard de Samson et à cette p… de Dalila ; et de plus, vous nous envoyez du beurre de Bretagne ! il faut que vous ayez une belle âme !

Savez-vous bien que Rameau avait fait une musique délicieuse sur ce Samson ? Il y avait du terrible et du gracieux. Il en a mis une partie dans l’acte des Incas, dans Castor et Pollux, dans Zoroastre. Je doute que l’homme[1] à qui vous vous êtes adressé ait autant de bonne volonté que vous ; et je serai bien étonné s’il ne fait pas tout le contraire de ce que vous l’avez prié de faire, le tout en douceur, et en cherchant le moyen déplaire. Je pense, ma foi, que vous vous êtes confessé au renard. Je ne sais pourquoi M. de La Borde m’abandonne obstinément. Il aurait bien dû m’accuser la réception de sa Pandore, et répondre au moins en deux lignes à deux de mes lettres. Sert-il à présent son quartier ? couche-t-il dans la chambre du roi ? est-ce par cette raison qu’il ne m’écrit point ? est-ce parce que Amphion[2] n’a pas été bien reçu des Amphions modernes ? est-ce parce qu’il ne se soucie plus de Pandore ? est-ce caprice de grand musicien, ou négligence de premier valet de chambre ?

On dit que les acteurs et les pièces qui se présentent au tripot tombent également sur le nez. Jamais la nation n’a eu plus d’esprit, et jamais il n’y eut moins de grands talents.

Je crois que les beaux-arts vont se réfugier à Moscou. Ils y seraient appelés du moins par la tolérance singulière que ma Catherine a mise avec elle sur le trône de Tomyris. Elle me fait l’honneur de me mander qu’elle avait assemblé, dans la grande salle de son Kremlin, de fort honnêtes païens, des grecs instruits, des latins nés ennemis des grecs, des luthériens, des calvinistes ennemis des latins, de bons musulmans, les uns tenant pour Ali, les autres pour Omar ; qu’ils avaient tous soupé ensemble, ce qui est le seul moyen de s’entendre ; et qu’elle les avait fait consentir à recevoir des lois moyennant lesquelles ils vivraient tous de bonne amitié. Avant ce temps-là un grec jetait par la fenêtre un plat dans lequel un latin avait mangé, quand il ne pouvait pas jeter le latin lui-même.

Notre Sorbonne ferait bien d’aller faire un tour à Moscou, et d’y rester.

Bonsoir, mon très-cher confrère. Je suis à vous bien tendrement pour le reste de ma vie.

  1. Moncrif, auteur d’un Essai sur la nécessité et sur les moyens de plaire.
  2. Opéra dont les paroles sont de Thomas ; voyez lettre 7073.