Correspondance inédite/Lettre à propos des événements de Kichinev

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Lettres diverses Léon Tolstoï


Correspondance inédite
Lettre à propos des événements de Kichinev

Lettre à M. Octave Mirbeau



À PROPOS DES ÉVÉNEMENTS DE KICHINEV


6 mai 1903.[1]

L’horrible crime commis à Kichinev m’a frappé maladivement. J’ai exprimé ce que j’en pense dans une lettre à un israélite de mes connaissances. Je vous le transcris :


Iasnaia Poliana, 27 avril 1903.

J’ai reçu votre lettre, j’en ai déjà reçu plusieurs semblables. Tous ceux qui m’écrivent, comme vous, exigent de moi que j’exprime mon opinion sur les meurtres de Kichinev. Dans ces appels qui me sont faits, il y a, me semble-t-il, un malentendu. On suppose que ma voix a une importance particulière, et alors on me prie d’exprimer ce que je pense d’un événement si important et si complexe par ses causes que le crime de Kichinev.

L’erreur est en ce qu’on exige de moi l’œuvre du publiciste, tandis que je suis entièrement absorbé par une question très nette : la question religieuse et son application à la vie. Exiger de moi d’exprimer publiquement mon opinion sur les événements contemporains n’est pas plus fondé que de l’exiger de n’importe quel specialiste jouissant d’une certaine notoriété. Il peut m’arriver, et il m’arrive, de profiter d’un événement d’actualité pour appuyer mon idée ; mais repondre à tous les événements contemporains, même très importants, comme le font les publicistes, je ne le pourrais, même si je le jugeais utile. Pour agir ainsi il me faudrait exprimer des opinions non mûries ou banales, répéter ce que d’autres auraient déjà dit, et alors mon opinion n’aurait plus l’importance qu’on lui attribue et pourquoi on l’exige de moi.

Tant qu’à ce que je pense des Juifs et des événements de Kichinev, ce devrait être clair pour tous ceux qui s’intéressent à mes idées. Mes sentiments envers les Juifs ne peuvent être autres que les sentiments envers des frères que j’aime, non parce qu’ils sont Juifs, mais parce que nous et eux, comme tous les hommes, sommes les fils d’un même père, Dieu.

Et cet amour ne m’impose aucun effort, car j’ai rencontré et aime de très braves gens, juifs.

Quant à ma façon d’envisager les événements de Kichinev, elle se définit de soi-même par mes idées religieuses. Avant même de connaître tous les détails horribles dévoilés par la suite, dès les premiers communiqués des journaux, j’ai éprouvé un sentiment pénible, complexe, de pitié pour les victimes innocentes des brutalités de la foule, d’indignation devant l’abrutissement de ces gens soi-disant chrétiens, de dégoût et de mépris pour ces gens dits instruits qui excitaient la foule et approuvaient ses actes, et, principalement, d’horreur devant le vrai coupable de tout : notre gouvernement avec son clergé qui abrutit et fanatise les hommes, et sa bande de brigands-fonctionnaires.

Le crime de Kichinev n’est que le résultat direct de la propagation du mensonge et de la violence qu’avec tant de ténacité et d’obstination fait le gouvernement russe.

L’attitude du gouvernement envers cet événement n’est qu’une nouvelle preuve de son égoïsme grossier, qui ne s’arrête devant aucune cruauté quand il s’agit de réprimer le mouvement qui lui paraît dangereux et reste indifférent devant les atrocités les plus effroyables — comme pour les massacres arméniens — si elles n’attentent pas à ses intérêts.

Voilà tout ce que je pouvais dire à propos des massacres de Kichinev, mais tout cela je l’ai exprimé depuis longtemps.

Et si vous me demandez ce que, selon moi, les Juifs doivent faire, ma réponse aussi découlera de cette doctrine que je tâche de comprendre et de suivre. Les Juifs, comme tous les hommes, pour leur bien ont besoin d’une seule chose : guider le plus possible leur vie par le précepte : Agis envers les autres comme tu voudrais que les autres agissent envers toi ; et lutter contre le gouvernement non par la violence — il faut laisser ce moyen exclusivement au gouvernement — mais par la vie bonne qui exclut non seulement toute violence sur son prochain, mais la participation à la violence et à la jouissance des armes de violence établies par le gouvernement.

C'est tout ce que j’ai à dire — c’est très vieux et très connu — à propos des horribles événements de Kichinev.






  1. Cette lettre fut écrite parle comte L. Tolstoï en réponse à l’invitation qui lui avait été faite de participer à un recueil littéraire au profit des victimes de Kichinev.
    Ajoutons, à propos des événements de Kichinev, que L.-N. Tolstoï reçut du North American Newspaper le télégramme suivant : « La Russie est-elle coupable dans le massacre de Kichinev ? Réponse payée trente mots », auquel

    il répondit : « Le gouvernement est coupable : 1° en privant les juifs des droits communs, comme une caste à part ; 2° en instruisant par force le peuple russe dans l’idolâtrie au lieu du christianisme. »