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Correspondance inédite du marquis de Sade/1781

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Texte établi par Paul BourdinLibrairie de France (p. 161-176).
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1781


Année de grande activité épistolaire chez la marquise. Les locations qui se font mal, les réparations urgentes, les vassaux qui deviennent hargneux, le corps de la noblesse qui demande deux mille livres d’impositions arriérées, la communauté de Saumane qui répond droit quand on lui parle raison, les terres du Comtat dévastées par l’orage, la succession de l’abbé ne laissent pas à sa plume et à sa pensée, l’une précédant l’autre, le temps de chômer. La dame juge les gens et les choses d’un seul mot qui franchit l’obstacle, ou rend une sentence propre à donner à son esprit assurance et loisir.

C’est chose due que de payer ses créanciers, mais les dépenses que la marquise fait à Paris passent tout ce qu’un provincial comme l’avocat peut imaginer. Madame de Sade ne jouit plus de la pension de sa belle-mère et il lui faut deux mille livres pour faire honneur aux billets que le marquis tire sur elle du fond de sa prison. Elle ne conçoit pas que les parents de M. de Sade, loin de la seconder, soient ou contre elle ou en sommeil. La nonne de Cavaillon n’est occupée que des truffes d’Apt et du gibier de la Coste, mais l’état dont elle a fait choix ne communique plus avec le monde que par la porte des cuisines, et c’est déjà beaucoup que d’en tirer un grand merci.

Gothon est confessée et appropriée. Sa conversion n’a point enrichi le curé de la Coste qui se plaint que Gaufridy ne lui envoie que de la grosse besogne sans profit. Encore faut-il que l’hérétique aille recevoir son absolution du grand vicaire, à Apt, un vendredi à onze heures, sur rendez-vous. Le mariage suit de près. Madame de Sade, qui ne déteste pas les largesses que l’on fait avec l’argent des caisses publiques (c’est un travers national) demande à Gaufridy de faire accorder à Gothon la pension des filles converties en lui indiquant bien que c’est à la généreuse initiative de ses maîtres qu’elle la devra.

Mademoiselle de Rousset ne fera plus long feu à Paris où les choses tournent à l’aigre avec la marquise. Il est temps de partir pour sauver leur amitié de la rogne. Son médecin d’ailleurs le lui ordonne. Elle est prête « pour le jardin à M. le curé. »

Madame de Montreuil, qui a toujours en tête des objets de proche et solide intérêt, se fait envoyer par l’avocat les titres de famille que son petit-fils doit produire au chapitre de la langue de Provence pour ses preuves. Mais le commandeur ne fait rien en faveur de son petit neveu. Il prétexte un défaut d’argent, dit que sa commanderie lui doit cent mille livres et reçoit « avec assez d’humeur et comme une persécution » un parent que la présidente lui dépêche pour le faire souvenir de ce qu’on attend de lui. Puisqu’il en est ainsi on se gardera d’insister, du moins pour l’instant, car la subordination, le respect et l’attachement, qui sont les vertus cardinales de la famille, puisent toujours en leur principe la force de résister à l’égoïsme des parents riches. La dame de Montreuil saisit d’ailleurs cette occasion de s’instruire des affaires dont elle ne s’occupe plus et de faire entendre quelques plaintes : le marquis ruine sa femme, même en prison ; la pétition des notables de la Coste est une pure bouffonnerie car les quarante Costains qui l’ont signée n’ignorent rien de ce qu’ils démentent et se sont couverts de ridicule ; il n’est pas moins absurde de demander que le captif soit mis en un château plus proche du lieu de ses affaires au prétexte de remédier à leur désordre, et la dame a refusé tout net de se mêler de ces démarches.

Madame de Sade obtient néanmoins un ordre du roi de transférer M. de Sade au fort de Montélimar. « Vous pourrez le voir ! » écrit-elle à Gaufridy. Sa mère est très piquée. Mais le marquis ne veut pas de Montélimar : c’est une geôle pour gens de rien. Il est alors question de le mettre à la tour de Crest, à six lieues de Valence. Des bruits divers courent en Provence et le plus sûr est de tout nier. Mademoiselle de Rousset en dira plus long au régisseur après son retour : il aura du nouveau « à le faire tomber en léthargie ! » La marquise a appris à hurler avec les loups et saura duper ses ennemis par leurs ruses mêmes. M. de Sade se félicite déjà de revoir son ami l’avocat, qui aura soin de tenir beaucoup d’argent à sa disposition, sauf à bailler aux créanciers le lièvre par l’oreille.

Le fils aîné du marquis a fait sa première communion le dimanche d’après Quasimodo. C’est une nouvelle à servir toute chaude à la religieuse de Cavaillon, qui n’en demandera pas davantage, car l’on doit gratter les gens où il leur est le plus agréable de l’être.

Rousset est partie avec un quidam qui s’est offert à l’accompagner et qui se montre ensuite plein d’incivilité et d’insouciance ; les filles passent quelquefois l’une, mais jamais les deux ensemble et le quidam se fait sabouler en public. La demoiselle descend chez le curé de la Coste, mais l’odeur des vers à soie rend la cure inhabitable. La marquise regrette vivement sa bien bonne amie dont le crédit est déjà remonté. Son départ a porté malheur à madame : elle a des vapeurs, des fluxions sur les yeux et sur les joues, mais cela ne la fait point maigrir. Madame de Sade a perdu sa tante Dazy, qui lui avait fait don, par son contrat de mariage, de vingt-cinq mille livres à prendre sur sa future succession ; la somme, par malheur, sera longue à toucher !

Le marquis, qui s’est refusé jusqu’alors à donner des pouvoirs à sa femme, y consentirait désormais, mais à la condition qu’elle consacrât l’argent de la tante Dazy à libérer la terre de la Coste ! Pour la première fois la marquise oppose quelque résistance aux désirs de son mari. Elle veut qu’on garde le secret sur cet héritage, car sa mère serait hors de sens si elle savait qu’on songe à l’employer à payer les créanciers de son gendre et les créanciers ne le seraient pas moins s’ils apprenaient qu’il doit l’être à autre chose. D’ailleurs le captif s’aigrit chaque jour : il accuse sa femme de l’avoir fait arrêter et exige qu’elle vienne se justifier. M. le Noir ne veut pas l’y autoriser avant d’avoir entretenu le marquis et ne trouve jamais le temps de le faire. M. de Sade dépense trop et abuse du seul plaisir qui lui reste : celui de gourmandise. Un seul mémoire se monte à sept cent livres et comprend vingt-cinq pintes de lait.

La marquise écrit maintenant deux fois pour une et les nouvelles de Paris ne feront pas défaut à mademoiselle de Rousset. C’est l’infortuné avocat qui va faire, en partie, les frais de la correspondance des deux femmes. Madame de Sade a été tirée de son naturel par la malignité de son amie et tout ce que fait ou pense le régisseur est désormais l’objet d’un rapport. Si on le paie d’un mot aimable, c’est pour mieux lui cacher les petites traîtrises qu’on lui fait. On ménage sa jalousie en la dupant et on joue au plus fin avec lui, mais le compère est en défiance et démêle fort bien la fusée. Il conçoit contre la Rousset, qui se dit son amie, une haine furieuse et voilée, haine de dévot qui ne pardonnera pas, même devant la mort. Cette fille a désormais droit de disposition et de contrôle à la Coste : elle ordonne et l’avocat exécute. Le château est en mauvais état ; les vents y entrent comme chez eux et y mènent grand bruit et ruineuse besogne. Gothon est enceinte et fort changée. Son déconfort passera s’il vient d’être grosse, et la marquise ne la plaindra point d’un mal qu’elle connaît. Mais n’est-ce pas quelque chagrin, quelque retour sur le passé qui la travaille ? Rousset a des tournoiements ; ce sont des vapeurs provenant de la délicatesse de ses nerfs qui se portent parfois jusqu’au cœur et lui ôtent entièrement la vue ; mais sa poitrine va mieux en dépit de la marinière qui souffle. La chienne aussi est malade et on lui fait avaler de la poudre à tirer dans du vin. À Paris c’est le chat de la demoiselle qui a été abîmé par le valet d’écurie de M. Blondel, un brutal. M. de Sade tourmente sa femme pour qu’elle lui procure une pommade de croupion dont on lui a jadis donné la recette à la Coste.

Un derrière qui cuit ne laisse pas l’esprit en paix. Le marquis s’amuse à des jeux de captif, cruels pour autrui et pour lui-même. Il poursuit madame de Sade de sa jalousie, l’accuse de le tromper avec Lefèvre et se montre pareillement furieux de l’intimité qui s’est établie entre elle et son amie, madame de Villet. Il dit rage de celle-ci et de son mari. La marquise souffre de ces horreurs sans songer à s’en indigner et ne pense qu’à le satisfaire. Elle prend le parti de quitter son logement et presque le monde, et de se retirer au couvent. Au retour de Pont-Sainte-Maxence, où elle est allé passer quelques jours, elle s’établit chez les demoiselles de Sainte-Aure, rue Neuve-Sainte-Geneviève, où mademoiselle de Rousset a habité jadis, et qu’elle ne quittera plus. Elle prend pour prétexte de ce changement, qui déplaît à sa mère et ravit, on ne sait pourquoi, M. le Noir, qu’elle a trouvé l’étage au-dessus du sien occupé par des filles. Comme il n’est point défendu de tirer un petit profit d’un grand sacrifice, la marquise ne manque pas de faire instruire les tantes dévotes de sa retraite.

Mademoiselle de Rousset se fait prier avant de s’installer au château. M. de Sade qui a daigné montrer quelque regret de son départ le lui demande en personne. Il n’est pas séant d’en laisser la disposition à Gothon, qui est bien ridicule de vouloir que son mari fasse le monsieur !

Rousset et la marquise instruisent en secret un gros procès contre Gaufridy et Ripert qui sont accusés d’être de moitié dans l’exaction des lods. Pour Ripert la chose est possible, bien qu’il soit une bête, mais on ne peut songer à le renvoyer à cause de l’argent qu’on lui doit. Quant à l’avocat, si bien soufflée qu’elle puisse être, la marquise se refuse à le croire coupable et charge seulement Rousset de le sonder adroitement. Cela ne l’empêche pas de tirer parti de la dénonciation en la montrant à M. le Noir, comme si elle était véridique, pour le convaincre de la nécessité de rendre M. de Sade à l’administration de ses biens. Ce débat est entremêlé de bavardages sur la perte de l’onzième tome de « l’Année chrétienne », livre janséniste bon à brûler.

Qu’elle soit à Paris ou à Rome la marquise voit peu sa famille. Elle fait cependant envoyer un tonneau de muscat à M. le président de Montreuil à Villeneuve-la-Guyard, où il a des terres. M. de Sade est toujours dans le même état. C’est, selon M. le Noir, un long accès de folie furieuse.

Le ventre de Gothon confirme ses promesses. Il a été question de faire tenir l’enfant sur les fonts par mademoiselle de Rousset et par Gaufridy. Mais l’épouse de l’avocat s’y refuse. Ce refus est trouvé singulier. Le nouveau né sera donc tenu par deux pauvres de la Coste et recevra les prénoms du marquis ou ceux de la marquise, selon l’usage. En dépit de son maltalent, madame de Sade envoie à madame Gaufridy un pot de rouge dont j’imagine, sans preuve décisive, qu’elle n’avait nul besoin.

M. le Noir réclame cinq cents livres pour la nourriture du marquis. Madame de Sade refuse de les payer, car « ce n’est pas elle qui tient son mari en prison » et recommande à l’avocat de prendre des défenses si l’on vient en saisie. Le captif est plus calme : on espère qu’il aura sa liberté dans deux ou trois mois. Madame de Sade a hâte de quitter Paris qu’elle déteste. « On doit, dit-elle, être bien fatigué de me voir car je suis sans cesse sur leurs talons à dire et à redire la même chose ». Sa fille a été malade ; les garçons viendront passer l’hiver à Paris pour avoir des maîtres. On en est très content, mais un peu d’argent ajouterait à la satisfaction de leur mère : le fermier d’Arles n’a pas fait la paye des herbes, l’héritage de la tante Dazy n’est encore qu’une lointaine promesse.

Gothon accouche d’un garçon qui sera baptisé aux frais des seigneurs. L’état de la mère n’est point bon : elle devient insupportable à elle et aux autres. Son épuisement fait craindre d’abord une phtisie un peu longue. Il n’en est rien : l’accouchée se trouve rapidement au plus mal et menace de tout infecter. Grégoire, qui a reçu l’ordre de la faire sortir du château, a une vive altercation avec la demoiselle de Rousset qui se plaint à Gaufridy de ses impertinences. L’avocat promet d’obtenir réparation et proteste de son dévouement à Rousset sur un ton qui sonne un peu faux. La marquise, avertie, exige, un peu plus tard, des excuses publiques et exigerait davantage si le mari n’avait eu celle de la douleur. Gothon meurt hors de la maison de ses maîtres. La présidente estime que sa mort est un grand bien pour tous. Les huguenots de la Coste diront que c’est Dieu qui l’a punie. Gaufridy gronde mademoiselle de Rousset de s’être trop dépensée à son chevet, mais la fille avoue qu’elle ne saurait se tenir de faire le bien.

Gothon est en terre depuis plusieurs jours que la marquise discute encore ses chances d’avoir la pension des filles converties, ses prétentions, ses gages et le choix qu’il faut lui laisser d’obéir ou d’aller faire ses volontés ailleurs. Lorsqu’elle sait la mort, c’est pour s’associer aux plaintes de Gaufridy, qui a dû confesser l’état de désordre où se trouve le château et peut-être la disparition d’une partie des biens commis à sa garde. L’inconduite de Gothon ne fait plus de doute pour personne. Madame ordonne qu’on fasse un inventaire avec Grégoire, et, tout en se montrant honnête avec le mari qui mérite bien de la considération, qu’on reporte au château l’argenterie dont se servait sa femme et qu’on remette toutes les clefs à mademoiselle de Rousset. Ensuite on désinfectera, et tout sera dit de Gothon.

Elle était fort coupable et l’on devine sa main dans les plus louches aventures, mais elle était gaillarde et bien emparlée ; elle gardait le même naturel dans le dévouement et dans la faute et la franchise singulière de ses allures rend un peu pénible le silence qui se fait sur elle.

Le marquis s’est montré moins ingrat que sa femme en apprenant la mort de sa servante. Il veut qu’on lui fasse un service ; qu’on exécute ses dernières volontés ; qu’on prenne soin de son enfant si elle en a laissé un, mais aussi qu’on fasse rendre gorge à ceux qui lui faisaient la cour et qui ont pu profiter de ses largesses. Les pensées qu’il lui accorde semblent venir de loin.

Un seul être ne l’a pas oubliée. C’est la Jeunesse, son amant rufian et ivrogne. Le mariage de Gothon lui avait fait une peine affreuse. On lui a caché sa mort, mais il a eu un rêve singulier et il est inquiet.

La folie du marquis, après une courte accalmie, est devenue plus noire. Il jure que sa femme est grosse. M. le Noir, qui craint pour elle, ne veut pas lui permettre de venir le détromper, sans en avoir reçu l’autorisation du ministre.

Lorsqu’elle le revoit, après trois mois, elle le trouve fort changé. Il lui parle en termes si honnêtes de ses parents, bien qu’ils lui aient fait tout le mal possible, que la marquise en est touchée jusqu’aux larmes. Il se déclare prêt, enfin, à nommer Gaufridy au poste de juge et à donner une procuration à sa femme. M. le Noir « tressaille de joie » à cette nouvelle et la marquise se hâte d’en aviser les consuls de la Coste. Mais la grâce octroyée est bientôt démentie. Il faut revenir sur l’annonce qui en a été faite et chercher autre chose. Si mademoiselle de Rousset voulait intervenir auprès de M. de la Tour et de M. de Castillon et obtenait d’eux qu’ils demandassent l’exil à Montélimar, ce serait « un coup de partie ». Mais la demoiselle ne daigne pas discuter la proposition et se borne à écrire au bas de la lettre : « Non pas, s’il vous plaît ! »

Cette fille hautaine, active et quasi moribonde use et peut-être abuse de tout en maîtresse absolue. Gaufridy, qui n’est après tout qu’un bourgeois que l’on veut bien aimer à la folie, est réduit à lui servir de gendarme car elle est en perpétuelle dispute avec tous ceux qui l’entourent, et notamment avec le garde qui ne fait bonne chasse qu’en femmes.

À Paris la marquise ne se trouve point mal dans sa dévote maison, où Rousset a laissé une réputation de grande piété que madame ne croit pas devoir démentir. Sa fille Laure va mieux ; ses fils vont venir se loger chez un sieur Niccolo, à la barrière de Sèvres, « l’école militaire n’ayant pas lieu pour des raisons qui regardent l’école même. »

Tout le reste de la famille reste dans une léthargie qui pèse lourdement sur la destinée du marquis. C’est à peine si, de temps à autre, quelqu’un de ces dormants esquisse un geste inattendu, bizarre ou grotesque. La benoîte tante de Cavaillon, qui aime d’autant plus ses amis que ses yeux de myope ne dépassent guère leur cercle, recommande un nouvel abbé pour le service de messes qui se célèbre dans la chapelle du Thor, remercie de l’huile qu’on lui a envoyée et demande encore deux perdreaux.

Une dame Doyen de Baudoin s’enquiert, pour la première fois, de ce qu’est devenu M. de Sade. Elle se plaint de son silence en termes pitoyables et doux et veut savoir s’il est heureux ou malheureux.




Mademoiselle de Rousset fait un nouveau tableau des affaires de madame de Sade et de son intérieur. (12 janvier 1781).

……Des conseils, oh ! certes, je veux que le diable m’emporte s’il est possible d’en donner aucun et je défie le meilleur tailleur de faire un bel et bon habit avec de la mauvaise étoffe !… Que diable me voulez-vous donc ? Je ne puis ni ne veux me trop étendre par lettre ; les détails seraient infinis, dégoûtants, impatientants et… Laissez-moi en repos, je vous prie !……

Madame de S… a dépensé beaucoup l’année dernière, par des raisons toutes simples. Son déménagement lui a coûté quelque chose ; elle a payé des dettes qu’elle avait contractées dans le quartier. Cela était indispensable, le quittant. Je lui ait fait faire toutes ses observations avant qu’elle donnât congé ; je le lui ai répété vingt fois ; elle s’est vue de l’argent en main, elle ne put résister à la tentation. « Je remplirai les sacs, disait-elle, à mesure que Gaufridy m’en enverra. — Oui, mais, et où Gaufridy le prendra-t-il ? Votre dépense va toujours (journalière et autres) et les fantaisies de M. de S. vont à l’infini. » L’autre jour nous avons compté en gros, mais très en gros, que ses caprices, friandises, bougies, mémoires de son chirurgien frater passaient deux mille livres par an. Il a la fureur d’acheter et de louer des livres ; les trois cents livres qu’on vous dit de prendre sur Chauvin seront pour l’abonnement des œuvres de Voltaire qui va paraître incessamment. Mon ami, ces deux têtes ensemble ou séparément ne valent pas celle d’un écolier de douze ans.

Je me flatte d’avoir contribué à quelques petits arrangements domestiques pour le bon ordre, mais le désordre subsistera tant qu’on n’aura pas plus de discernement pour le choix des domestiques. Madame de S. est engouée d’un personnage féminin, insolent et méchant, qui est la pierre d’achoppement pour les tracasseries domestiques. Cette femme est d’un si mauvais caractère que, si madame de Sa., avait plus de discernement qu’elle en a, ce même caractère ne ferait pas l’éloge du sien. Vous seriez étonné d’entendre les impertinences que cette créature tient à sa maîtresse. Elle m’a tâtée deux fois pour savoir apparemment de quel bois je me chauffais. Je ne la crois pas tentée d’y revenir une troisième ; comme c’était en présence de sa maîtresse, j’ai cru en avoir dit assez pour ne jamais plus rien dire à l’avenir. Mon appartement d’à présent est distribué de façon que je ne suis pas dans le cas de voir cette impertinente. J’ai une coiffeuse au mois qui, pour mon argent, vient à l’heure que je la veux. La Jeunesse, qui se livre assez souvent à la débauche, est quelquefois trois, quatre jours sans rentrer. J’ai pris la cuisinière pour faire ma chambre ; Madame de S… est forcée d’en faire autant pour ne pas dégrader sa femme de chambre, qui le lui refuserait net. Oh ! femmes, femmes faibles puisque vous vous laissez subjuguer par de vils esclaves, que ne ferez-vous pas pour ceux à qui vous croyez l’autorité en main ? Ames de boue ! Agréez la plus sincère pitié de celles qui ne le sont pas ou, du moins, moins que vous !……

Pauvre Gothon ! Elle est donc bien chatouillée par l’amour ? Je la plains. On est bien sot quand on aime, n’est-ce pas ? Je crois que c’est un chien de mal qu’on ne guérit véritablement qu’en courant de très grands risques. Si elle a franchi les bornes, aidez-la, protégez-la. Tous ces Lacostains sont plus méchants que le diable. Ne croyez que ce que vous verrez par vos yeux et faites faire quarantaine à tout le reste ; toutes ces petites anecdotes m’auraient pourtant amusée ; j’aurais reconnu tout de suite l’esprit du pays. Je n’en parlerai à personne ; il est même bon que madame de S… ignore sa conduite, si vous ne la trouvez pas régulière, mais, vous, vous êtes en droit de lui représenter avec douceur ses torts ; je dis avec douceur, parce que la femme est un drôle d’animal qui exige toujours patte de velours.


Gothon va recevoir l’absolution du péché d’hérésie. (1er février 1781).

Monsieur,

Le confesseur à qui vous m’avez adressée est charmant, aimable ; j’en suis bien contente, mais il se plaint de vous, monsieur, de ce que vous lui procurez des pratiques sans profit. J’ai fini avec lui, il ne manque que de m’absoudre, qu’il ne peut le faire sans la permission de Mgr. l’évêque, à cause du péché d’hérésie. Avez-vous eu la bonté, monsieur, de prendre des arrangements avec M. Defer ? À présent, je suis à vos ordres ; vous n’avez qu’à choisir le jour de cette semaine. Le plus tôt sera le meilleur. J’attends votre réponse, monsieur, pour savoir le lieu destiné. À présent que je suis bien sanctifiée, je suis bien contente de M. le curé. Il est aussi bien content de moi.

Il ne reste donc plus que vous et M. le grand vicaire……


Madame de Montreuil ne veut point s’occuper de la translation du marquis et se moque du certificat donné par ses vassaux. Impolitesse et égoïsme du commandeur. (10 mars 1781).

……Madame de S. m’avait en effet communiqué, monsieur, la lettre que vous lui avez écrite, où vous réclamez la nécessité de la présence ou du rapprochement pour suivre les affaires, et, après l’avoir lue, je ne lui ai dit autre chose si ce n’est que cela ne me regarde pas et que l’expérience du passé me mettait dans le cas de croire ne devoir, ni en honneur ni en conscience, la seconder dans de telles demandes ; que tout ce que je pouvais faire était de la laisser agir sans m’opposer. C’est ce que j’ai fait. Mais je doute, quelque soin qu’elle se donne, qu’elle obtienne ce qu’elle désire et sollicite. Comment peut-elle le désirer ? C’est un problème impossible à concevoir. Et sachant, encore plus sûrement que moi, ce que vous savez si positivement, comment pouviez-vous sans frémir pour lui-même la provoquer, cette liberté ? Tout ce que j’en puis concevoir, c’est que votre déférence pour madame de S. vous a fait lui écrire ce qu’elle voulait que vous lui écrivassiez.

J’ai ouï dire (et elle m’en fait un secret) qu’elle a fait faire une consultation à Aix signée de trois avocats, dont M. Siméon est un, à l’effet de réclamer son mari ; une réclamation aussi, signée de plus de quarante habitants de ses terres, à laquelle a signé aussi M. le curé de la Coste. Cependant, vous savez le cri universel qu’on a fait sur tout ce qui se passait, et ce par les mêmes personnes. Je ne sais si vous concevez tout cela, mais moi je ne le conçois pas. Je n’ai eu aucune réponse de M. le commandeur, ni même M. de Montreuil, à une lettre de simple politesse qu’il lui a écrite au jour de l’an et où il ne lui parlait d’aucune affaire. Ainsi il pouvait au moins se donner la peine de répondre sur le même ton. C’est une impolitesse dont il est même très choqué, et que nous ne sommes pas faits pour recevoir, de lui moins que de personne, puisque, si nous avons eu des malheurs et des chagrins, c’est son alliance seule qui nous les a procurés communs avec lui. Ce n’est pas plus sa faute que la nôtre à la vérité, mais en pareil cas on se doit des égards mutuels et de réparer autant qu’on peut en se conciliant pour faire le bien. C’eût été ma façon de penser et j’ai agi en conséquence. La sienne est différente, sans doute.

Il a reçu avec assez d’humeur et comme une persécution un de ses parents qui lui a parlé en faveur de son petit neveu. D’après cela je crois qu’il ne faut plus lui en reparler, au moins que lorsque je vous le manderai, parce qu’avant tout il faut que le complément des preuves soit fourni et passé au chapitre de la langue de France[1], de là envoyé à Malte, etc……


La marquise a obtenu le transfert de M. de Sade au fort de Montélimar. (31 mars 1781).

Ne dites mot, monsieur l’avocat, [de] mes bonnes nouvelles. Je viens d’obtenir l’ordre du roi pour que M. de Sade soit transféré au fort de Montélimar pour être plus à portée de ses affaires. Ma mère est piquée, très piquée, de ce que j’ai obtenu sans elle ; j’ai vu cela à son air et à ses paroles aussi[2].

Vous aurez permission de le voir.

L’on m’a signifié de payer frais et tout. J’ai promis sans savoir où je prendrais.

Je le verrai avant son départ deux ou trois fois, mais avec témoin……


Mademoiselle de Rousset fait savoir à l’avocat que M. de Sade sera transféré à la tour de Crest, où il aura meilleure compagnie. (14 avril 1781).

M. de S. n’est point encore parti, monsieur, et la visite que madame de S. doit lui faire est différée. Son opposition pour Montélimar est cause de ce retard ; il a trouvé la citadelle vilaine et mal gardée, si toutefois elle existait. D’après cet avis, le ministre a pris de sûres informations et, ne trouvant pas la garde assez sûre, il sera transféré plus noblement à la tour de Crest, petite ville en Dauphiné sur la Drôme, à six lieues de Valence[3]. Il est vraisemblable que madame de Sade le verra après les fêtes et qu’il partira peu de jours après. Tenez-vous tranquille jusqu’à nouvel ordre. Je serai en Provence au plus tard à la fin de mai……


La marquise envoie à mademoiselle de Rousset, qui est rentrée à la Coste, des nouvelles et des instructions pour surveiller Gaufridy. (13 juin 1781).

……Je vous ai écrit un petit billet par Gaufridy, ensuite une lettre par le même Gaufridy, laquelle est partie par l’occasion du prévôt de Saint-Victor. N’allez pas dire que j’ai fait une bêtise, car j’ai cru faire une chose spirituelle et plus sûre que la poste, ne pouvant croire qu’il ouvrît une lettre à mon homme d’affaire. C’était le moment critique du ministère de M. Necker et les contreseings étaient tous ouverts[4] ; il y a eu un évêque à qui on a ouvert ses lettres et je vous parle dans cette lettre du ministère et vous demande vos conseils……

M. de Sade est aigri plus que jamais contre tout le monde. Il m’accuse toujours de l’avoir fait arrêter, etc… et dit que j’aille le voir pour me justifier.

Je ne l’ai point encore vu ; l’on recule toujours, c’est une chose, c’est l’autre. Il faut absolument que monsieur le Noir le voie avant moi, et il n’a jamais le temps[5].

Examinez bien, je vous prie, la conduite de G., non que je le suspecte, mais pour voir qui a tort ou raison et si Sambuc ne serait pas soufflé par les Costains qui ont intérêt de brouiller tous les hommes d’affaires……


La marquise fait le récit de l’incendie de l’Opéra. (13 juin 1781).

Le feu prit à la sortie de l’Opéra[6] heureusement pour le public. De ma chambre j’ai lu à la clarté du feu, à neuf heures du soir. Cela faisait de loin l’effet d’une aurore boréale et lançait des rayons de lumière. Aux Champs-Élysées l’on aurait ramassé une épingle dans l’herbe. Il s’est vu de Versailles, de Vincennes, de Meaux ; la rue des Bons-Enfants était une rivière de feu. On aurait cuit des harengs sur les charbons dans de certaines rues du côté de la place des Victoires. Les ouvreuses de loges, les garçons de théâtre, les machinistes (de ces derniers il s’en est sauvé trois), quelques acteurs et actrices, presque tout le dernier ballet, hommes et femmes, les chœurs, les élèves, des officiers qui étaient allés trouver leurs maîtresses, entre autres un officier aux gardes, tout cela a été brûlé ! L’on n’a pu encore retrouver que neuf corps. Le reste paraît réduit en cendres. Il y avait un réservoir de quinze cents muids d’eau avec des robinets tout autour : il n’y avait pas une goutte d’eau dedans, parce que MM. les directeurs mettaient l’argent à leur poche, ce qui leur faisait…[7] écus par an. Il a fallu à grands coups de maillet faire tourner les robinets qui se sont trouvés tous vides et l’homme chargé de les tourner y est péri. L’on [n’] a pu couper les cordes des machines faute d’ouvriers, parce que l’on avait supprimé dix machinistes pour mettre l’argent dans leur poche.

Il pleuvait à verse, ce qui a sauvé Paris parce que les flammes et charbons, flammèches qui tombaient dessus s’éteignaient ou glissaient dans les rues.

La Jeunesse, qui a vu le mont Vésuve, prétend que cela en donnait l’image.

Dans le premier moment, si l’on avait eu une carafe d’eau à la main, on l’éteignait. C’est une bougie qui a mis le feu aux coulisses. Un spectateur a sauté sur le théâtre, a tenu le feu dans sa main pendant un moment, mais, n’ayant pas d’eau, cela a gagné, et obligé de laisser tout aller. Le prince de Nassau a monté le premier à la tête des pompiers. La flamme sortait par la loge de M. le duc de Chartres dans le Palais-Royal, gros comme un homme. [On a fait] sur le champ une chaîne d’hommes dans les cours et dans le jardin avec des seaux que l’on se passait. Cordons bleus ou rouges, tous travaillaient. Cela a sauvé le Palais-Royal, il n’y a que la salle de brûlée……


La marquise apprend à mademoiselle de Rousset que M. de Sade est devenu jaloux de Lefèvre et de madame de Villet. (27 juillet).

Vous avez bien jugé le personnage. Depuis que je l’ai vu, il me désole par mille chimères qu’il se met en tête ; ne sachant plus que faire il est jaloux. Je vous vois d’ici rire. « Et de quoi, me direz-vous ? » De Lefèvre (il me fait beaucoup d’honneur, n’est-ce pas ?) parce que je lui ai dit que Lefèvre m’avait acheté quelques livres pour lui. Il est jaloux de madame de Villet parce que je lui ai écrit qu’elle me proposait d’aller demeurer avec elle. Je vais couper court à tout cela en me mettant au couvent, comme je le désire depuis longtemps, et dans le vrai j’aurais beaucoup mieux fait. Dites-moi, je vous prie, où il va chercher tout cela. J’ai une permission encore pour l’aller voir une fois, mais il faut que j’attende le rétablissement de ma bouche qui est malade très sérieusement, autre anicroche qui me désespère parce qu’il s’imaginera que c’est une maladie de comédie. Tout s’accorde pour me désespérer……


La dame Doyen de Baudoin écrit à M. de Sade four s’informer de son sort. (Reçue le 13 août 1781).

Monsieur,

Je suis plus que convaincue que vous êtes malheureux. Étant assurée que vous êtes trop bien né pour vous refuser de me répondre, puisque je n’ai pour but que le désir de savoir si vous êtes totalement délivré des maux dont vous étiez menacé, j’ai employé toutes les voies imaginables sans que personne puisse me dire ce que vous êtes devenu. Les uns disent que vous êtes mort ; les autres que vous êtes enfermé pour la vie. Si ce que l’on publie est vrai, je vous plains bien. Je ne peux vous en dire davantage. Si ma lettre vous parvient, faites-moi réponse en diligence. Vous adresserez ma lettre à M. Chabaneti, à la poste restante, à Montpellier. Si je ne reçois pas de vos nouvelles, je pars pour Bordeaux. Je ne peux pas vous en dire davantage jusqu’à ce que je voie l’empreinte de votre caractère. Je suis et serai toute ma vie votre sincère amie.

Doyen de Baudoin.

La marquise écrit à mademoiselle de Rousset qu’elle reçoit des lettres affreuses de son mari et l’avise de son intention d’entrer au couvent. (18 août 1781).

Vous aviez bien raison, mademoiselle ; ma visite a fait plus de mal que de bien. Ne recevant plus de nouvelle, j’ai été chez M. le N… pour en savoir la raison ; il m’a dit qu’il gardait mes lettres, parce qu’en conscience on ne pouvait me les envoyer, qu’elles étaient pleines de choses affreuses et, entre autres, que l’on ne désirait de me voir que pour m’ôter la vie, etc… Il rabache son Lefèvre, dont on m’a demandé ce que c’était. Jugez comme c’est agréable pour moi de m’entendre faire de telles questions ! J’ai répondu la vérité ; j’ai voulu dire que la détention tournait sa tête ; on m’a répliqué que, quand une tête avait à tourner, cela s’aperçoit dans les deux premières années ; que d’ailleurs le reste de ses lettres était plein d’esprit, de jugement et que c’était pure méchanceté. Jugez comme de pareilles choses avancent les affaires ! Je suis désolée, je suis au désespoir. On lui a interdit l’écriture. Je vais chercher quelque ancienne lettre dont le style soit différent et je la montrerai pour contrebalancer l’effet et tâcher d’obtenir un changement.

Je vais l’engager à ne point parler à ma mère de tout cela car, d’après ce que vous savez, tout serait perdu sans ressource……

Je suis très décidée à me mettre au couvent. J’ai en vue les Anglaises de la rue Chapon. Si je ne peux pas y trouver de chambre, je verrai aux autres Anglaises ou à Sainte-Aure[8]. Je ne fais point part de mon projet à qui que ce soit. Quand j’y serai, je trouverai une raison pour tout le monde et pour ma famille ; en conscience je ne puis dire la vraie, cela ferait trop de tort à M. de Sade. J’ai été passer huit jours à la campagne chez madame de Villet pour remplir le devoir d’une amie. Je lui avais marqué qu’elle me proposait d’aller demeurer avec elle. Il s’est emporté comme une soupe au lait et a marqué les choses les plus piquantes contre Villet qui, s’il le savait, lui rendrait au centuple, piqué d’avoir marqué de l’intérêt pour lui. Je cache tout cela……


La marquise fait part à mademoiselle de Rousset de son installation à Sainte-Aure et de la compagnie qu’elle y a trouvée. (Sans date).

……Je suis ici établie avec le reste des vieilleries……

Du reste je me trouve comme ça un peu gênée dans cette maison. La mère Esprit-de-Jésus n’est plus prieure ; elle est à l’infirmerie où l’on meurt de la poitrine comme à l’ordinaire.

J’ai l’appartement du premier, du côté de la boulangerie. C’est le mieux de la maison : une grande chambre, petite antichambre et cabinet.

Ma société, à laquelle je ne me livre pas, est une veuve de marchand qui a trois ans plus que moi, ayant passé sa vie au couvent, en ayant fait plusieurs, sortant du petit Saint-Chaumont[9], bavardant beaucoup, fine et aimable. L’autre est une fille de notaire qui a vingt ans, bonne enfant, mais point faite pour le couvent et susceptible du bon comme du mauvais.

Le pain, l’on n’en manque pas, mais la nourriture est juste ce qu’il faut pour ne pas mourir de faim[10]. Les pensionnaires en chambre n’ont nulle communication avec les religieuses ; la dépositaire[11], la prieure, celle qui apporte, voilà tout. Cela me fâche pour votre mère Esprit-de-Jésus que je croyais prieure, ce qui m’avait décidée pour cette maison. Il y a une agrégée, nommée mademoiselle Martin, qui accompagne tous les ouvriers, qui connaît l’univers, entre autres a connu ma belle-mère, a donné un soufflet à mon mari étant petit parce qu’il la faisait enrager. C’est, je crois, l’espion de la maison……


Mademoiselle de Rousset fait savoir à l’avocat que Gothon agonisante a été transportée hors du château malgré l’intervention de son mari.

Gothon est presque à l’agonie, monsieur l’avocat. Voilà la seconde fois que je la visite dans son nouveau domicile. J’ai été réveillée ce matin à quatre heures et demie par Grégoire pour me prier de monter ; je n’ai point trouvé sa femme aussi mal comme il le croyait, mais j’ai jugé qu’il fallait se presser pour la translation. Elle s’est faite sur le midi, sans répugnance de la part de la malade ; elle est arrivée aussi contente que son état pouvait le permettre, sans fatigue ni humeur. Son état a changé deux heures après, et actuellement, huit heures du soir, on va avertir M. le prieur pour lui administrer l’extrême-onction.

J’ai loué chez Pierre Meille une chambre ; comme cette maladie est redoutée de tous, nous nous sommes crus heureux de l’obtenir à six livres par mois. Je l’ai louée en votre nom…… C’est beaucoup d’être parvenus à la faire sortir du château. Cette besogne s’est faite sans le secours de M. le curé de Saint-Véran. Tout le monde a blâmé Grégoire, tous l’ont accablé de reproches. Il me fit des excuses après le départ du garde ; il m’avait piqué vivement, je le reçus mal ; une heure après je rendis encore à sa femme les mêmes services que je lui avais rendus la veille. Grondez-moi tant que vous voudrez, ou, pour mieux faire, arrachez le triste présent que Dieu m’a fait… ce cœur qui me tyrannise. S’il fait la douceur des malheureux, il fait cruellement mon supplice…… J’attends pour cacheter ma lettre ; il me semble que d’un moment à l’autre on vient m’apprendre la mort de cette pauvre femme……

Gothon a reçu tous ses sacrements ; elle fait sous elle. Écrivez à madame de S. tout ce que vous voudrez et dites-lui qu’il faut que je l’aime beaucoup pour avoir su me vaincre sur quantité de choses. Je vous salue.

Ce vendredi 26 octobre 1781.

La marquise est affligée des façons de penser de mademoiselle de Rousset sur M. de Sade, malgré les indignes soupçons de celui-ci. (Premier novembre 1781).

……Comme j’ai la plus grande foi à ce que vous dites, mademoiselle, votre façon de penser sur M. de Sade m’afflige, car il est impossible, quelque chose qu’il fasse, que mon attachement diminue. Mais cet attachement n’empêche pas que je ne sente vivement ses procédés. Il dit à présent que je suis grosse, qu’il en est sûr.

M. le Noir en me disant tout cela m’a dit : « Madame, si vous persistez malgré cela à vouloir le voir, je prendrai auparavant les ordres du ministre et l’informerai de toutes ces circonstances et ne veux point prendre sur ma conscience de cacher ces choses-là. » Qu’auriez-vous répondu à cela ? Je n’ai osé insister de crainte de faire une sottise pour M. de Sade……


La marquise gronde mademoiselle de Rousset du zèle dangereux qu’elle a montré au chevet de Gothon. (5 novembre 1781).

Je ne gronderai point, mademoiselle, monsieur Gaufridy, mais bien vous, de vous exposer et de risquer une santé si précieuse à vos amis. Il a fait ce que j’aurais fait si j’avais été sur les lieux, et, comme il ne doute point de mon attachement pour vous, il a mis du zèle à vous empêcher de vous exposer. Je lui en sais bon gré et vous gronde très sérieusement de ne l’avoir point écouté et d’avoir trop suivi les mouvements de votre cœur. J’approuve tout ce que vous avez fait et l’approuverai toujours, mademoiselle, vous devez en être persuadée……

Faites faire avec M. Gaufridy tout ce qui est nécessaire pour bien purifier le château, comme blanchir, brûler force genièvre pendant huit jours de suite ; tout ce qui aura servi à Gothon ou brûlé ou mis à part ou vendu, ce que vous trouverez le plus convenable suivant ce que c’est. De vos nouvelles, je vous supplie, mademoiselle.


Le marquis donne connaissance de ses intentions à mademoiselle de Rousset après la mort de Gothon. (Sans date).

……Si Gothon a laissé, ou quelques dispositions testamentaires, ou quelque enfant vivant, mon intention est qu’on remplisse exactement le premier objet et qu’on prenne soin des enfants. Si elle a des dettes, je veux qu’on les paie, et vous ordonnerez de plus à Gaufridy de ma part de vous remettre un louis pour faire faire à la paroisse un petit service pour elle. Je vais mander à Gaufridy de vous donner ce louis sans lui donner d’autres raisons. C’est tout ce que je puis faire pour la mémoire de cette pauvre fille et je m’en acquitte.

D’autre part, il serait à propos de savoir si elle n’a rien donné ou laissé prendre par cette foule de courtisans qui l’entourait et tâcher alors d’employer tous les moyens possibles pour ravoir et faire rentrer au château tous les effets qu’elle en aurait pu distraire.




  1. L’ordre de Malte était divisé en « langues » ; on en comptait trois pour la France seule : la langue de France, celle d’Auvergne et celle de Provence.
  2. « Et à ses paroles aussi » : de la main de mademoiselle de Rousset.
  3. Le château de Crest était la clef de la vallée de la Drôme. Il fut assiégé par Simon de Montfort et par Lesdiguières et démoli en 1627. La tour continua à servir de prison d’état.
  4. Les lettres du fonds Gaufridy montrent, en maints endroits, l’abus qui était fait du contreseing.
  5. M. le Noir était un personnage fort occupé. Voyez la lettre que lui écrit Beaumarchais, le vingt-sept novembre 1783, à propos de l’interdiction du « Mariage de Figaro ».
  6. À la salle du Palais-Royal, construite seulement depuis onze ans.
  7. Le chiffre manque ; les vers ont fait du papier de cette lettre une dentelle.
  8. Sainte-Aure, maison pour jeunes filles fondée par l’abbé le Fèvre, sous-précepteur des enfants de France. La maison de la rue Chapon, ancienne rue Capon, était un couvent de Carmélites. Il y eut, d’autre part, à Paris plusieurs couvents de filles anglaises, où l’on priait pour la conversion du peuple anglais au catholicisme. On sait que Georges Sand a consacré des pages fort intéressantes de son « Histoire de ma vie » à celui de la rue des Fossés-Saint-Victor, où madame Aurore Dupin de Francueil résida à deux reprises et qui fut converti en prison sous la Terreur.
  9. Ou Petite Union Chrétienne, rue de la Lune ; la maison mère était à l’hôtel Saint-Chaumont, rue Saint-Denis.
  10. Madame de Sade payait deux cents livres pour le logement et trois cents pour la nourriture. La Jeunesse et Agathe avaient leur chambre « sous une reconnaissance comme elle m’appartient ».
  11. Religieuse qui a l’argent, les archives, les titres en dépôt.