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Correspondance inédite du marquis de Sade/1789

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Texte établi par Paul BourdinLibrairie de France (p. 240-254).
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1789


« Les états généraux, écrit la marquise, feraient un grand coup s’ils s’occupaient sérieusement de tout et de la liberté des citoyens. » Madame de Sade ne sépare pas la cause de son mari de celle du public. Son état d’esprit est celui de la plupart des privilégiés : ils veulent sincèrement le bien, mais ils ne sont novateurs que dans les cas d’espèces. Une métaphysique tout opposée va faire régner un autre excès.

Le chevalier débarque inopinément à Marseille. Une mouche l’a piqué et il veut voir son grand-oncle. La marquise se montre fort effrayée de ce coup de tête ; elle écrit aussitôt à Gaufridy, le supplie de montrer sa lettre à son fils, de lui faire entendre le danger d’agir à la chaude « et de préférer quatre à trente. » La lettre arrive trop tard ; Gaufridy a déjà donné l’argent du voyage et le chevalier rejoint le grand prieur aux eaux, après une courte visite à la Coste, où il manque de se tuer dans une chute de cheval en allant voir M. de Murs. L’oncle est content de sa venue, mais déclare qu’il ne le gardera pas longtemps. Il lui remet vingt louis (dont il s’excuse peu après, sur le désordre de son prieuré, de demander le remboursement) et lui promet de le rappeler l’hiver prochain avec son frère. « C’est alors qu’on s’amusera ! » Ce voyage n’a été, en somme, qu’une occasion de dépense et le chevalier ne persévère pas dans la répugnance à faire ses vœux qui semble l’avoir inspiré. À peine arrivé à Paris, il écrit à son oncle qu’il est bien résolu à profiter de ses bontés pour la commanderie, mais il a fait, néanmoins, quelques réflexions. Il n’attend plus grand chose du grand prieur, malgré ses promesses, et part pour Grey, où il va rejoindre son régiment, préoccupé surtout de la façon dont on dressera son chien qu’il a laissé à la Coste. Trois mois plus tard, il ne s’estime pas encore commandeur, en dépit de la réception de son bref.

Tout est prêt à Paris pour les états généraux. « Dieu veuille que le bien public se fasse ! » écrit la marquise. M. de Sade, que les bruits du dehors ne troublent pas encore, demande qu’on lui envoie des truffes de son pays tout arrangées dans l’huile. On dit que M. de Mirabeau a été embastillé.

Les seuls travaux de maçonnerie que le grand prieur a fait faire à Mazan s’élèvent à trois mille trois cent quarante-sept livres, dix-sept sols, deux deniers, monnaie de France. Les serruriers viennent prendre la place des maçons et tout serait prêt pour le retour du grand prieur sans les grands froids et sans les troubles causés dans la province par la cherté des denrées et la rareté du blé. Mazan manque de plus de quatre cents charges pour son approvisionnement ; les oliviers ont été atteints ou tués par la gelée. Salon, Toulon et plusieurs villes de Provence sont soulevées ou désolées par les pillards. On ne retire rien, que « du désagréable », des redevanciers du marquis et les faire paver serait, selon Ripert, une inhumanité « en ce mauvais temps de famine ». Les pères minimes de la Vignherme, à Saumane, ne sont pas les derniers à se refuser au paiement de leurs cens. Toutes les pensions restent en l’air. Les dépenses engagées par le grand prieur sont d’autant plus inopportunes que les périodes où l’argent ne veut pas rentrer sont celles où il fuit le plus vite. Les réparations d’Arles et les réclamations auxquelles ont donné lieu le mauvais état des chemins et le défaut de repurgement des roubines absorberont, et bien au-delà, la récolte, qui menace de se faire à semence perdue. Madame de la Coste à qui l’on avait enfin arraché une promesse de payer mille écus sur les dettes de feu l’abbé déclare n’avoir rien pour vivre, sinon ce que lui donne son neveu, et ne pouvoir abandonner que les arrérages impayés de sa pension. Cependant madame de Sade ne trouve pas suffisantes les raisons que Ripert lui donne de ne pas réclamer son dû, et elle espère que le grand prieur parlera ferme à son retour !

Il ne retournera plus ! Il a été atteint d’apoplexie à Toulouse, au moment même où le grand prieur de Saint-Gilles, qui l’avait précédé de peu dans leur dignité, passait de vie à trépas. À cette nouvelle la tante de Villeneuve montre ce qu’elle sait faire ! Elle ne prend conseil de personne, se rend avec deux charrettes au château de Saint-Cloud et les fait charger des meubles les plus précieux, que l’on transporte de nuit à Mazan.

Cependant une moitié du vieillard est encore quasi vivante et cet état peut durer. Madame de Villeneuve voudrait se rendre auprès de son frère, mais craint de se mettre en route seule et demande à madame de Sade de lui envoyer le chevalier. Celui-ci est en Franche-Comté, où il garde le château d’un de ses cousins, tandis que son frère, qui est en garnison à Nantes, s’est trouvé mêlé à tous les tapages de la Bretagne. C’est l’époque de la grande peur ; à Paris même, la marquise a été pillée ; des bandes partent, dit-on, pour soulever la Provence, et, si son cadet doit se rendre auprès du grand prieur, madame de Sade veut que ce soit « en droiture ». Au reste il est trop tard ; le vieillard baisse encore et a été administré. Il remet à son aumônier sa belle croix de diamants pour le chevalier et il meurt le vingt septembre. En apprenant qu’il était à toute extrémité, madame de Villeneuve s’est de nouveau rendue à Saint-Cloud pour enlever ce qu’elle y trouverait encore « à sa bienséance. »

Mais il était écrit que le grand prieur ne laisserait même pas à sa parentèle ce dont elle aurait pris soin de se pourvoir. Si madame de Villeneuve a eu la main prompte, la riposte de l’ordre de Malte ne se fait pas attendre. Le hasard, ou le don d’ubiquité propre à ceux de sa race, a voulu que cadet Sayon, juif du Comtat, se fût trouvé à Toulouse au moment où le grand prieur remettait sa croix de diamant à l’abbé Audin ; on l’interroge ; il déclare tout ce qu’il sait, énumère les plus petits objets « et drogueries » qui étaient entre les mains du grand prieur ou à Saint-Cloud. La dame Espérite, sa gouvernante, confirme l’enlèvement des meubles à M. Terras, secrétaire de l’ordre. L’ordre réclame tout, y compris la croix de diamant et quelques volumes de l’encyclopédie que Gaufridy a chez lui. Les religieux sont terribles en ces matières et madame de Villeneuve a trouvé à qui parler. Toute la communauté, représentée par le receveur de Marseille, son confrère de Toulouse, le commandeur de Montazet, est derrière M. Terras qui tempête et menace. Mais la dame regimbe et jure qu’elle ne rendra rien. Le danger de s’y refuser lui apparaît-il ? Sa crainte se change en colère. Puis un songe propice vient la rassurer et la voilà de nouveau prête à « tenir en échec toute la moinerie guerrière du monde ». Cependant la famille s’émeut. On sent bien ce que le procédé de madame de Villeneuve a de singulier et l’on redoute d’autant plus, de s’engager avec elle dans un procès ridicule qu’elle en garderait vraisemblablement l’enjeu si, par impossible, on venait à le gagner. Du reste l’ordre laisse entendre que le chevalier pourra bien être la première victime de cette dispute et la marquise sait parfaitement de quelles conséquences peut être pour son fils une menace de ce genre, si voilée soit-elle. D’autre part madame de Sade et les siens ne doivent pas pâtir de ce qui a été fait à leur insu et les créances que leur maison a contre la succession du grand prieur ne peuvent rester impayées, pas plus que l’ordre n’a le droit de s’approprier la dépouille de l’abbé qui se trouve encore confondue avec celle de son frère. Les pertes et les charges sont évidentes : le grand prieur a vendu les effets de l’abbé et n’a pas tenu sa promesse de payer les dettes ; il a disposé des biens de son neveu sans y mettre du sien ; il a engagé des dépenses qui ne devaient profiter qu’à lui ; il détient la majeure partie de la vaisselle du marquis ; Gaufridy est allé jusqu’à payer pour lui le loyer de Saint-Cloud. L’avocat fait valoir ces raisons auprès de M. de Foresta, receveur de l’ordre à Marseille, mais le mémoire qu’il a établi est trop véridique et peu bienséant. Le respect pour le grand prieur a survécu à la désillusion que sa mort a causée à la famille. L’espoir que l’on avait placé en lui n’était pas déraisonnable. « Il est mort trois mois trop tôt », écrit madame de Montreuil, qui s’oppose à ce qu’on fasse état d’une requête peu respectueuse de sa mémoire.

La marquise, que le décès du grand prieur n’a point décidé à reprendre la direction des affaires, continue cependant à correspondre avec Gaufridy et consacre une partie de ses lettres aux événements publics. Les autres correspondants de l’avocat se font pareillement l’écho des bruits de la rue ou des nouvelles qui courent le pays. Les excès auxquels se porte le peuple, à Paris, en province et dans le Comtat, sont un sujet d’étonnement pour ces êtres dont le libéralisme philosophique est d’ores et déjà dépassé. « Le clergé et la noblesse ont beau adhérer à tout, écrit la marquise, on leur en veut toujours. » Elle remarque avec beaucoup de sens qu’il est plus facile de blâmer les coupables que de ne pas faire pâtir les innocents et attend qu’un semblant de bien sorte d’une si grande effervescence. Mais elle ne voit rien venir : la belle monnaie disparaît, les impôts ne rentrent plus, les greniers publics se vident par d’invisibles fissures plus vite qu’on ne les remplit, la bourgeoisie se donne en vain beaucoup de mal pour apaiser les cris que l’enthousiasme, la colère ou la faim arrachent au peuple. On ne sait plus à qui entendre et comment se conduire : de quelque façon qu’on prenne la chose et qu’on la juge, la paix française va prendre fin avec le régime qui l’a faite, ou imposée.

M. de Sade se porte bien et se montre toujours impatient dans l’expression de ses désirs et de ses fantaisies. Le prix de sa pension a été doublé pour qu’il fût mieux traité et sa femme lui a fait passer, avec de l’argent, pour trois cents livres de linge neuf. La marquise aussi a dû augmenter sa dépense en engageant un domestique. Depuis la mort de la Jeunesse, elle se contentait d’en prendre un à la journée, mais elle se fait vieille et devient infirme ; elle a perdu totalement l’usage de ses jambes et l’oisiveté l’a fait engraisser.

Les deux époux, isolés par leur mutuel embonpoint, ne s’ajusteront plus l’un à l’autre.




La marquise demande des truffes « tout arrangées dans l’huile » pour M. de Sade et souhaite que le bien général se fasse. (25 février 1789).

……M. de Sade me témoigna, dans mes dernières visites, désirer avoir des truffes de chez lui tout arrangées dans l’huile. Il n’en faut pas une très grande quantité ; si c’est la saison de les avoir, envoyez m’en……

J’attends mon chevalier sous peu de temps, de là il ira à son régiment. Il fait un vent et une pluie, c’est un diminutif des vents de votre pays ! L’on dit que tout est d’accord pour les états généraux. Dieu veuille que cela soit et que le bien général se fasse. Un bruit court que M. de Mirabeau est à la Bastille……


La marquise est contente de ses fils malgré leur penchant à dépenser trop ; elle verrait avec plaisir son régisseur venir à Paris comme député, mais il y a bien du désagrément à être nommé.

……J’ai mon chevalier ici. Mon oncle l’a envoyé ici. La lettre que je vous ai écrite, quoique venue après, vous sera toujours un prétexte pour lui refuser dorénavant, et à son frère, de l’argent, à moins que vous n’ayez un ordre de mon oncle ou de moi…… Ces petits messieurs le dépensent comme de la paille. Je ne peux leur mettre dans la tête d’être rangés. Ils en sont quittes pour dire : « Maman, je ne sais pas comme cela se fait, je n’ai fait[1] aucune dépense inutile, et cependant je n’ai plus rien…… »

Du reste, ils sont très bons sujets tous les deux ; l’aîné est la poudre. En arrivant ici, il[2] a récrit à son oncle qu’il était résolu à profiter de ses bontés pour la commanderie et à faire ses vœux quand il le faudrait. Cette répugnance m’a paru singulière, car il ne l’avait nullement[3] avant que d’aller à Malte……

……Dans les circonstances présentes, il n’est pas agréable d’être nommé député.

Le grand mal, c’est que l’on a laissé trop fermenter les têtes. Il y a eu trop d’écrits de part et d’autre. On a été trop loin. Pourra-t-on arrêter le mal ? Dieu seul le sait. Vous pourriez bien être nommé député. Je vous assure que ce serait avec plaisir que je vous verrais dans ce pays-ci. Ce 3 avril 1789……


Le chevalier trouve que son oncle a trop promis pour qu’il puisse y croire. (7 avril 1789).

Votre lettre ne m’est parvenue qu’ici. Vous voyez que je n’ai pas resté longtemps chez mon [oncle]. Il m’a quitté avec de grandes promesses de nous rassembler l’hiver prochain. Il est toujours dans de bonnes intentions et outre la commanderie, qui n’est qu’une très petite partie de tous ses projets, je tiendrai, selon lui, la galère, le généralat et quatre ou cinq commanderies que l’on fait sonner à ses oreilles tant que l’on peut. Je crois bien que tout ceci se réduise à très peu de choses. Il est bien étonnant que mon chien ne soit pas traitable. Je suis content qu’il aime les poulets, car c’est la marque d’un bon chien, mais je ne voudrais pas qu’il n’eût que cela pour toute nourriture. Il faut qu’on lui donne bien à manger du pain et de la soupe, jamais autre chose, et que, quand il veut toucher à des poules, on le rosse si bien sur le fait que jamais il ne lui prenne envie d’y toucher. S’ils n’osent pas le toucher parce qu’il est à moi, ils ne le dresseront jamais……


La marquise conte à Gaufridy les désordres du faubourg Saint-Antoine. (Reçue le 11 avril 1789)[4].

Si vous êtes dans les alarmes, monsieur l’avocat, dans votre province, Paris cette semaine n’offre pas moins un tableau affligeant. Le faubourg Saint-Antoine et celui de Saint-Marceau, où je demeure, ont été le théâtre de la révolte.

Le sujet ou prétexte : un nommé Réveillon qui, à ce que l’on prétend, a tenu un propos inconsidéré à l’assemblée du tiers. Le crime que l’on lui reproche, c’est d’avoir dit que l’ouvrier pouvait vivre, malgré la cherté des vivres, avec quinze sols par jour, lui et sa famille, et avoir encore une montre dans son gousset.

Un tas de coquins n’ayant ni vestes ni souliers, dont beaucoup se sont trouvés fouettés et marqués, ont été forcer les manufactures pour emmener les ouvriers de force et de bonne volonté. Leur [assemblée] se faisait ici, dans le faubourg, armés de gros bâtons, d’outils et jusque de planches. Le premier jour, ils ont foncé dans le faubourg Saint-Antoine, à la maison de ce nommé Réveillon qui était en fuite, et, malgré la garde, trop faible pour résister à trois mille personnes, ils ont tout cassé, brisé, bu le vin, les liqueurs, jusqu’à des drogues de peinture qui en a empoisonné une partie. Ils ont brûlé les billets de caisse d’escompte, par générosité, prétendant qu’ils n’étaient pas voleurs. Mais les autres jours, après, ils ont pillé, volé les maisons, attaquant et renversant les voitures, faisant donner tout l’argent que l’on avait.

Il fallait, pour qu’ils vous laissent tranquilles, dire que l’on était du tiers et accepter le bâton qu’ils vous donnaient. Le nombre s’est accru jusqu’à huit mille. Cela me paraît bien fort, mais les troupes, le guet, la maréchaussée étaient trop faibles ; il a fallu faire venir deux régiments de cavalerie.

L’on a tiré à balles dessus ; l’on en a beaucoup tué, pendu quelques-uns, et enfermé dans des maisons de force beaucoup. Il a péri plus d’innocents que de coupables : la foule des curieux qui était pêle-mêle, le monde aux fenêtres. Les malfaiteurs sur les toits démolissant, jetant les tuiles, pierres, sur les troupes, l’infanterie s’est collée contre les murs et a tiré à balles. Tant pis pour ceux qui se sont trouvés au bout. Ils ne pouvaient faire autrement. Ils ne paraissent plus dans la ville. Il y en a encore beaucoup hors de Paris, mais tout est gardé, de façon que l’on ne les craint plus. Les troupes restent à portée de secourir les endroits où ils voudraient paraître……

À ce moment-ci, l’on me répète des propos qui se tiennent dans la rue, inconcevables tant par leur absurdité que leur inconséquence et leur hardiesse. Les troupes sont toujours baïonnette au bout du fusil, doublées partout et des corps de réserve prêts à marcher à l’endroit où recommencerait le tumulte. Les têtes sont tournées par la raison que vous dites. Les états ouvriront toujours lundi, c’est-à-dire on se rassemblera pour aller processionnellement entendre une messe du Saint-Esprit dont on a grand besoin pour remettre les têtes.


Lions aîné avise l’avocat des troubles qui se sont produits. (15 avril 1789).

Monsieur,

J’ai l’honneur de répondre à la vôtre du trente mars et, si j’ai tant tardé, c’est les troubles qui se sont élevés dans ce pays qui m’en ont empêché. Une menace réitérée du menu peuple, et qui s’est effectuée, nous a obligés de nous exécuter. La noblesse a donné l’exemple ; il n’y en a pas eu un membre dont le secours n’ait été porté fort haut. Le moindre a été de vingt louis ; il y en a plusieurs de cinquante louis. Tous les corps de bourgeois, avocats, marchands, et tous les étrangers possédant biens dans le pays, se sont imposés à un louis par mille. Ainsi, monsieur, je crois qu’il est de mon devoir de vous prier de faire part à madame de Sade de ce désastre et de la crainte, où nous sommes encore tous les jours, de voir brûler nos maisons et nos possessions. La marine[5] nous a mis hier dans une perplexité des plus affreuses. Elle a obligé le premier consul, M. de Barras, à mettre l’huile à dix livres, le blé à neuf livres, le pain à deux sols, la viande à quatre sols, sous peine de le tuer et de mettre le feu aux quatre coins de la ville. Ainsi, monsieur, il est juste que M. de Sade entre pour quelque chose dans le soulagement pressant du peuple……


La marquise commence à être vieille et infirme ; elle envoie à l’avocat les nouvelles du jour et lui transmet une demande urgente de M. de Sade. (11 mai 1789).

Voilà ce que M. de Sade désire de la Coste, monsieur l’avocat. Je vous envoie la note qu’il m’a donnée……

J’attends votre réponse tout de suite, car vous le connaissez pour être pressé et impatient……

J’ai augmenté ma dépense personnelle d’un domestique ; depuis la Jeunesse j’en prenais de louage, mais à présent, que je commence à être vieille et infirme, je ne peux plus sortir sans personne. Je risquerais ; j’ai perdu totalement l’usage de mes jambes ; l’on prétend que cela reviendra ; moi je n’en crois rien. J’engraisse faute d’exercice.

Je ne sais si les états généraux auront tenu leur séance aujourd’hui. M. de Mirabeau a voulu parler la dernière fois, mais le roi a levé la séance ; sans cela il aurait été hué, tous se disposaient à cela. M. de Mirabeau dit que M. Necker donne la foi et l’espérance, mais qu’il demande la charité. Un bas-breton n’a jamais voulu quitter son costume, donnant pour raison qu’il ne s’était jamais masqué. L’on a applaudi.

Ô ! Français, que vous êtes légers ! Vous montrez la corde et vous prouvez que vous avez besoin d’être menés. Que résultera-t-il de tout ceci ? Dieu le sait, mais aucun Français ne s’en doute……

La révolte ici est totalement apaisée, mais tout est garni de troupes.

L’on dit mille choses ; le vrai est impossible à démêler. Ce qu’il y a de fâcheux, c’est l’extrême misère du pauvre.

Il y a eu ici beaucoup de gens morts de faim faute des paiements et retard des petits paiements. [On] ne devrait jamais cesser de payer les rentes à Paris, ou, au moins, donner en acompte ce qui est nécessaire pour avoir du pain.

Je vous trouve bien sage de n’avoir pas voulu vous mêler de tout cela……


Note du marquis jointe à la lettre :

Les deux petits vases de tôle peints qui sont sur mon bureau, destinés à mettre des fleurs ; ils ont de chaque côté un petit cartouche peint. Il faut les emballer dans de [la] laine ou du coton, et les placer dans une petite boîte.


La marquise donne de son lit les échos qui lui sont parvenus de la séance du Jeu de Paume. « Ce mardi, 22 juin. »

……Je suis dans mon lit. Ne soyez pas inquiet, cela m’arrive souvent à présent et me gêne bien pour mes affaires. Je n’ai point de fièvre.

Tout est ici assez calme en apparence, grâce, je crois, aux troupes qui en imposent. Les assemblées sont ouvertes. Le tiers s’est enfin constitué assemblée nationale. Il veut juger les pouvoirs de la noblesse et du clergé. Ces deux-ci ne veulent pas ; l’on fait de part et d’autre des arrêtés et l’on perd constamment son temps à disputer.

Le roi vient de défendre cette assemblée jusqu’à ce qu’il ait tenu une séance générale pour tâcher de tout accorder[6], et il a bien fait car le tiers, qui tenait cette assemblée, échauffait les têtes par ses harangues. Il s’en est suivi que la première séance a pensé causer une révolte……

Ici, dans le peuple, l’on dit que la noblesse a brûlé tous les papiers du tiers, que l’on veut faire danser les calotins, c’est ainsi que l’on appelle les ecclésiastiques ; quelques-uns ont été insultés……

Il y a un furieux parti contre M. Necker. Les gens sensés ne savent que penser de lui et attendent la suite pour le juger. L’on a pris des coquins qui coupaient les blés sur pied avant maturité……[7]


La marquise fait le récit de son séjour à Paris pendant les journées révolutionnaires de Juillet. (23 juillet 1789)[8].

Je ne vous ai pas répondu jusqu’à présent, monsieur l’avocat. Vous sentez que la révolution qui vient d’arriver et qui n’est pas encore finie ne rend ni le cœur ni l’esprit tranquilles. Je ne vous fait point de détails ; vous les avez par toutes les lettres et papiers courants.

Je me borne donc à vous dire qu’étant à la campagne, je fus le lundi à Paris pour affaire que je ne fis point, excepté de toucher les douze cents livres que vous m’avez envoyées par une lettre de change sur M. Jaume, quoique elle eût encore onze jours à courir. Je ne pus en sortir que le samedi. Je fus trois jours sans fermer l’œil. Il n’y a pas d’exemple de tout ce qui s’est dit et passé. Il faut l’avoir vu pour le croire et nos descendants croiront que cela est exagéré. Comme je ne suis complice de rien, je n’ai voulu sortir qu’avec permission, sans paquet ni arme et peu d’argent, car avec cela j’aurais été menée à l’hôtel de ville. Tout ce qui m’intéresse se porte bien. Il ne leur est arrivé aucun malheur……


Ripert fils annonce à l’avocat que madame de Villeneuve, ayant appris que le grand prieur avait eu une attaque d’apoplexie, s’est hâtée de déménager le château de Saint-Cloud. (3 août 1789, à 6 heures du matin).

Sur la nouvelle que reçut hier madame la comtesse, environ les huit heures du soir, que M. le grand prieur avait eu une attaque d’apoplexie, elle me manda de me rendre tout de suite à Carpentras auprès d’elle pour tâcher de prendre les moyens nécessaires pour enlever une partie des meubles de Saint-Cloud. Nous [nous] rendîmes tout de suite à Saint-Cloud avec deux charrettes, que madame fit charger de ce qui lui parut le plus de valeur, et l’a fait transporter dans la nuit au château de Mazan. Nous sommes maintenant à attendre des nouvelles de l’état de M. le grand prieur avant que de rien faire autre……


Ripert père donne de mauvaises nouvelles du grand prieur. « Carpentras, ce 21 août 1789 ».

Si j’ai tardé à vous donner des nouvelles de M. le grand prieur, c’est pour attendre de vous en donner de sûres. Madame la comtesse de Villeneuve vient de me dire que la paralysie est formée, qu’il a le bras et la jambe gauches morts, mais que, malgré cela, les médecins décident qu’il peut vivre encore quelques années. On le promène sur une chaise à quatre roues dans des salles de son hôtel. On se propose de le faire promener en carrosse au premier jour. S’il vient prendre les eaux de Balaruc[9], madame la comtesse de Villeneuve se propose d’aller le voir et y rester pendant son séjour, et l’amener à Mazan s’il est possible.

Dès que j’aurai quelque autre nouvelle, je vous la donnerai. À Mazan la populace commence à crier contre les seigneurs et les prêtres……


La marquise note l’impuissance de la bourgeoisie à assurer l’ordre et la subsistance du pays. (1er septembre 1789).

……Mon fils aîné s’est très bien tiré de la bagarre de Nantes ; le cadet aussi, de celle de Franche-Comté.

Les esprits sont toujours ici animés. L’on est dans des craintes perpétuelles ; l’on s’effraie par la licence des écrits et des propos et des nouvelles que l’on débite. Enfin, je pense que ceux qui ont pris dans le premier moment le parti de l’étranger feront bien de ne pas revenir que tout ne soit calmé.

Vous pensez très juste et beaucoup de gens sont du même avis que vous, mais ils prennent le parti du silence. L’on n’ose parler ni penser tout haut jusqu’à ce que les honnêtes gens prennent le dessus. Nous avons douze mille coquins dans le bois de Boulogne. La bourgeoisie se donne une peine terrible pour garder, pour avoir des farines, pour empêcher les attroupements……


La marquise pense que le désordre est au point où il ramènera l’ordre.

……Ici, à tous moments l’on manque de pain. C’est la confusion de la tour de Babel. Tout le monde veut être maître. Il faut espérer que les glaces de l’hiver et les besoins remettront les têtes dans une bonne assiette ; l’on sentira que les babils ne servent pas au bonheur.

L’on ne peut être sûr que de ce que l’on voit. Il faut tout entendre et ne rien dire. Les récoltes ont été superbes et il y a du blé pour trois ans s’il n’est pas gaspillé……

Le braconnage a été ici plus fort que partout ailleurs, de sorte que les paysans n’osaient faire la moisson de peur d’avoir un coup de fusil dans les reins. Il a été fait des représentations qui ont été reçues et écoutées. Le roi lui-même, l’on a tiré sous ses fenêtres et le gibier qu’il chassait en personne.

Je regarde ceci comme un torrent débordé ou une montre dont le grand ressort est cassé. Tous les raisonnements du monde, les calculs ne la feront pas marcher ; c’est le grand ressort qu’il faut remettre.

Tout est armé [?] ici, et bien du monde a passé en Angleterre……

M. de Sade se porte bien……

Je m’aperçois réellement que je perds la mémoire, fatiguée depuis deux mois d’entendre tout ce que l’on dit, de penser, de réfléchir, de répondre, de combiner ; la tension d’esprit de prendre garde à se compromettre, se méfier de tout le monde que l’on rencontre, ne savoir avec qui l’on vit, entendre des propos d’une force, n’oser ni répéter ni applaudir, il vaudrait beaucoup mieux être aux galères ; l’on saurait au moins ce que l’on a à faire. J’ai cependant pris la résolution, que je tiens autant qu’il m’est possible, de ne lire ni entendre lire aucune des brochures qui se vendent.

Les pauvres deviennent bien nombreux ; le commerce à bas ; point ou très peu de perception d’impôts. Tout cela est trop fort pour durer ; le désordre au point où il est ramènera l’ordre. Ce 17 septembre 1789.


La marquise, avisée que la grande peur a gagné la Provence, demande, par précaution, à Gaufridy de mettre les papiers de famille en sûreté.

Je ne vous réponds pas de ma nouvelle, monsieur l’avocat, mais l’on prétend qu’il vient de partir nombre de personnes pour aller soulever la Provence. En tout état de cause, faites comme pour vous. Mettez à l’abri, premièrement, les papiers essentiels des terres de la C., de S., titres de famille ; qu’il n’y ait que vous, ou gens sûrs comme vous-même, qui sachent où ils sont, afin de les en retirer quand il en sera temps. Que cela soit aussi à l’abri des rats. Je désire que ce soit une peur panique : l’on dit tant de choses !……


La marquise constate que l’on a perdu le militaire et la noblesse et que les honnêtes gens en sont encore à attendre un commencement de bien. (29 septembre 1789).

……Partout, c’est train, c’est cessation de recevoir les impôts, c’est argent pris dont l’on ne peut rendre compte. L’on a augmenté de beaucoup les dettes de l’état et l’on a mis le roi hors d’état de payer. Il faudra faire de très grands sacrifices. M. Necker demande le quart du revenu net, déduits les impositions, réparations, frais, pour une fois seulement, et les rentes et effet n’en seront pas exempts. L’on s’en rapporterait à la bonne foi des particuliers. L’on a perdu le militaire et la noblesse et tout cela n’a produit aucun bien, et l’on sera forcé, pour remettre de l’ordre, de faire tout ce que vous pensez et qu’il n’est pas besoin d’écrire.

Depuis trois mois que cela dure, tous les gens honnêtes ne peuvent pas respirer tranquillement et dire au moins : « Voilà un commencement de bien, il faut espérer que cela continuera ». On craint tout comme les premiers jours sans être plus avancé.

Bonsoir, monsieur l’avocat……


Ripert fils annonce que le grand prieur est mort et que madame de Villeneuve a fait main basse sur ce qui restait de son mobilier. (28 septembre 1789).

C’est avec bien de douleur que je viens vous apprendre la mort de M. le grand prieur, arrivée le vingt de ce mois, ainsi que nous le marque un notaire de Toulouse par la lettre que nous avons reçue ce matin. Heureusement que je me rendis hier ici, où je trouvai madame la comtesse de Villeneuve, qui s’y était rendue, sur des nouvelles qu’elle avait reçues que M. le grand prieur était à toute extrémité, pour y enlever ce qu’elle trouverait à sa bienséance. Nous conclûmes tout de suite de mander prendre deux charrettes que nous avons chargées de gros meubles et fait transporter par ordre de madame de Villeneuve au château de Mazan, où elle se rendra ensuite pour y prendre ce qu’elle jugera à propos……

Nous ignorons si M. le grand prieur a fait quelques dispositions en faveur de sa famille. Il est cependant beaucoup à craindre qu’il n’en ait fait d’autres que celle de sa croix pour M. le chevalier……


La marquise raconte sa fuite de Paris pendant la journée du cinq octobre.

……Je me suis sauvée de Paris avec ma fille, une femme de chambre sans laquais, suivant le flot général dans une voiture de remise pour n’être pas entraînée par les femmes du peuple qui prenaient de force dans les maisons toutes les femmes pour aller enlever le roi à Versailles et les faire marcher à pied par la pluie, la crotte, etc… Je suis arrivée à bon port ; j’ai filé par les derrières et suis arrivée ici. Le roi est à Paris ; on l’a mené à la ville, les deux têtes de gardes du corps sur des piques en avant, de là au Louvre. L’on est à Paris dans l’ivresse de la joie parce que l’on croit que la présence du roi va donner du pain. Que va faire la province ? Elle ouvrira les yeux et verra les suites comme tout le monde. Dieu seul sait ce qui arrivera, car l’esprit humain ne peut combiner rien ! Ripert m’a écrit qu’il était à Saint-Cloud avec madame de Villeneuve, attendant les gens de l’ordre pour réclamer la vaisselle et mettre les scellés, etc. Il me marque qu’il vous attend pour agir. J’attends de vos nouvelles. Nous nous portons tous bien. Ce 8 octobre 1789.


La marquise reste à la campagne, moins par crainte que par nécessité, et pense que ses biens du Comtat sont exempts de la contribution du quart. (24 octobre 1789).

……Je suis à la campagne, non que je craigne la lanterne ni l’homme à la grande barbe qui coupe les têtes, mais pour ne pas mourir de faim, et puis parce que je n’ai pas le sol, ce qui fait que j’attends de vos nouvelles avec impatience.

Si la demande du quart parvient en votre province, vous vous souviendrez que les biens hors de France en sont exempts et que ce n’est que le revenu clair, charges déduites, dont il est question dans cette demande.

Mon fils l’aîné est arrivé en semestre. Je le tiendrai le plus que je pourrai à ma ceinture, pour qu’il ne courre pas, de crainte des vagabonds, etc. Un boulanger a été massacré. Il s’est passé des horreurs qui font frémir ; quelques coupables ont été pendus. Cela n’a pas rendu la vie aux autres. Si cela pouvait empêcher les coquins ! Ils sont en si grand nombre que cela fait trembler. L’on dit que l’on a découvert une trame infernale……


L’abbé Gabriel compare de Rome l’état présent et passé du royaume.

……Il ne nous vient ici rien que d’affligeant de la capitale ; et il est à craindre que dans les provinces on n’approuve pas les opérations de l’assemblée et qu’on se refuse aux résultats. Dieu veuille tout concilier, en réunissant les esprits. Il nous faut un ordre quelconque, puisque le précédent, avec lequel la machine allait toujours, quoique très irrégulièrement, paraissait, au moins, encore bien loin de l’état alarmant où nous sommes réduits. Puisque le roi et nos députés ont de bonnes intentions, il faut espérer qu’ils finiront nos malheurs et nos craintes……

Soyez tranquille sur notre cher prélat. Il est à Pise où il consolide toujours plus sa santé. Il me permit l’espérance de lui faire ma cour à Rome. Il aime bien son diocèse[10]……


La marquise résume en quelques lignes l’administration du grand prieur. (26 novembre 1789).

……Il est certain que sans mon oncle nous n’aurions pas commandé les réparations et que notre fortune ne le permet pas. Il les a commandées sans nous consulter, c’est un fait. Vous avez bien fait de rapporter de Saumane des attestations pour justifier. Vous savez qu’il a transporté différentes choses et que, comme administrateur, personne n’avait de droit de l’empêcher, et même il vendit, c’est au su de bien des gens, des effets appartenant à la succession de l’abbé. Il devait payer les dettes et ne le fit pas. De sorte que ces dettes lui deviennent personnelles, puisqu’il a vendu, touché sans payer. Je ne sais si l’on peut, avec d’aussi bonnes raisons, demander, parce que la dépense faite nous reste, et il est au su de tout le monde que mon oncle disposait de tout sans y mettre du sien.

Pour la vaisselle d’argent, cet article est encore au su de tout le monde et je ne puis penser que l’ordre se refuse à rendre ces choses ou leur valeur……

L’on nous menace tous les jours de carnage. Le clergé et la noblesse en très petit nombre ont beau adhérer à tout, on leur en veut toujours. Jusqu’à présent, depuis la scène de Versailles, il n’est rien arrivé, mais en se couchant l’on n’est pas sûr du lendemain. Il y a deux jours, au Palais-Royal et à la halle, l’on volait les boucles de souliers, les boucles d’oreilles, l’on faisait retourner les poches sous le prétexte de porter tout cela à la monnaie…… L’on ne croira jamais dans l’histoire ce qui se passe……


La marquise assure que les honnêtes gens ne correspondent plus entre eux que par des écrits anonymes. (15 décembre 1789).

……Si vous connaissiez bien tout ce qui se passe et les motifs qui font agir, vous ne seriez pas étonné de recevoir des anonymes et, comme vous savez le nombre de personnes que vous connaissez à Paris, pour être sûr de qui ils viennent.

Il faut que je vous dise que c’est la manière dont les honnêtes gens se servent. Par exemple, je ne doute pas plus de la façon de penser de mon frère que de la vôtre. Il habite une province opposée à la vôtre. Eh bien ! quand je veux lui faire passer des morceaux, ou imprimés ou manuscrits, je me sers de l’anonyme et d’écriture non connue.

Et une fois, pour avoir, par inadvertance, dit un mot à mes parents qui pouvait me faire connaître, car, pour signer, nous [ne] le faisons jamais, je fus grondée comme un pauvre chien. Sûrement que l’anonyme a cru vous faire plaisir en vous envoyant l’imprimé qu’elle vous a fait passer……




  1. « Je n’ai point fait », dans le texte.
  2. Le chevalier.
  3. « Répugnance », répété par inadvertance dans le texte.
  4. Cette date, ajoutée par Gaufridy est certainement erronée. Le sac de la maison Réveillon est du vingt-huit avril. Il faut, sans doute, lire onze mai, la lettre ayant été écrite avant la procession et la messe du quatre mai.
  5. Les mariniers du Rhône.
  6. La séance royale a eu lieu le lendemain vingt-trois juin.
  7. Accusation courante qui amena le massacre de Bertier, intendant de Paris.
  8. Jour du massacre de Foulon et de Bertier.
  9. Près de l’étang de Thau. Sources sulfureuses.
  10. Mgr Eon de Cély, d’excellente mémoire, dernier évêque d’Apt ; il n’a pas poussé l’héroïsme jusqu’à y rester.