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Correspondance inédite du marquis de Sade/2 Dernières lettres

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Texte établi par Paul BourdinLibrairie de France (p. -450).


LES DEUX DERNIÈRES LETTRES
DU MARQUIS


Souvenirs et nouvelles de la maison des fous.

Avant que de commencer ma lettre, monsieur, je sens qu’il faut me justifier auprès de vous de plusieurs torts que vous semblez me prêter, quoique je puisse vous assurer que je ne m’en croie aucun vis-à-vis de vous et que les événements et les circonstances soient les seules causes de ces torts dont je ne puis avoir que l’apparence.

Jamais je ne vous enlevai ma confiance, mon cher avocat, permettez-moi cette ancienne expression de notre très ancienne liaison ; mais, la vente de la Coste vous mettant dans un grand éloignement du peu qui me restait dans le ci-devant Comtat, ce motif, joint à votre antipathie pour les voyages, vous enlevait naturellement et comme malgré moi la gestion de cette partie de mon bien ; cette manutention ne pouvait plus regarder qu’un homme de Carpentras. Courtois seul pouvait gérer Mazan. Arles, vous n’en vouliez pas… disons mieux, vous ne le pouviez pas. Qui m’offriez-vous pour vous remplacer ? Votre fils aîné dont les seules lettres me donnaient la fièvre pendant huit jours. J’ai donc dû prendre le parti que j’ai pris ; la raison, les convenances, tout me le dictait ; mon cœur seul s’y opposait, mais il est tant d’occasions dans la vie où il faut combattre les conseils du cœur. Parfaitement sûr que vous ne teniez pas au très chétif et très vil intérêt de votre manutention, j’avais calculé que, l’ayant ou ne l’ayant pas, nous pouvions nous aimer tout de même, et votre silence obstiné depuis ce temps-là m’a prouvé que je me trompais. Je m’en suis dédommagé en pensant souvent à vous, en m’en entretenant bien des fois dans l’année avec l’amie sincère à laquelle vous venez d’écrire et qui s’est toujours fait un devoir d’être bien constamment la vôtre. J’ai, pour preuve du désir que j’avais d’avoir de vos chères nouvelles, les informations multipliées que j’en ai demandées dans mes lettres à Courtois qui ne m’a jamais donné la satisfaction d’y répondre, à la vérité. De votre part j’ai eu dans ce long intervalle une preuve de votre souvenir et de votre attachement, je vous la rappelle ici, et pour vous en remercier, et pour vous prier de la mettre à exécution. Sambuc de la Coste m’écrivit, il y a cinq ans, que vous l’aviez chargé de me dire que vous aviez en mains quelques papiers à moi, échappés du pillage et conservés par vous, lesquels vous désiriez me rendre, si je vous fournissais une occasion sûre. Je vous remercie infiniment de cette attention et vous supplie de la mettre à exécution, ayant le plus grand désir de ravoir les papiers, et voici les moyens que je vous offre pour me les faire passer ; il faut, ou par occasion, ou par voiture, ou par la poste, si cela n’est pas trop volumineux, les adresser à M. Lenormand, marchand de bois, boulevard de l’Impératrice, no 101, à Versailles, département de Seine-et-Oise, avec la seule attention de prévenir ce monsieur, par une lettre d’avis huit jours à l’avance qui lui annonce un paquet pour moi contenant des baux à fermes et autres papiers terriers nécessaires à mes affaires, et que vous le priiez de me les faire passer tout de suite, après vous en avoir préalablement accusé la réception. Ne craignez pas les frais, j’ai trop d’envie de ravoir ces objets pour tenir à un écu de plus ou de moins, sans pourtant que ce désir véhément de ma part vous empêche de prendre la mesure la plus économique pourvu qu’elle soit la plus sûre. Placez surtout dans cet envoi, je vous prie, un manuscrit des mémoires de ma vie, très inexact et très informe, que j’ai vu dans les mains de votre fils cadet et qu’il ne voulut jamais me rendre. Je désavoue absolument ce manuscrit et je vous supplie de me le faire ravoir. Je vais maintenant répondre à une réflexion qui vous vient, sans doute, sur le retard que j’ai mis à vous faire la demande de ces papiers annoncés par Sambuc et que je sollicite de vous avec tant d’empressement aujourd’hui. J’attendais… j’étais moi-même entraîné par des circonstances qui ne me permettaient aucune semblable distraction. Le moment est venu, et j’allais vous écrire quand est arrivée votre très aimable lettre à madame Quesnet. Parlons-en donc. C’est bien tard, puisqu’elle est, à le bien prendre, le premier motif de celle-ci. Madame Quesnet vous écrit par la même occasion pour vous remercier de la très délicate attention que vous venez d’avoir pour elle. Recevez-en de même toute ma reconnaissance, je vous en supplie, à laquelle je joins les plus ardentes prières de mettre à cette affaire toute l’intelligence et toute l’activité dont vous êtes susceptible, afin de conserver au moins à cette honnête et précieuse amie les justes droits qu’elle a sur mes biens[1]. J’attends donc de vous cette grâce et n’en parle plus, parce que c’est à votre cœur que je viens de m’adresser, et que, quand votre mémoire est dans votre âme, rien ne peut être oublié par vous. J’ai d’ailleurs une autre demande à vous faire à ce sujet.

Vous n’avez sûrement pas vu sans surprise les excessives prétentions de madame de Sade. Je me souviens d’une note de vous excessivement intéressante sur ces ridicules prétentions-là et qui les rabattait sans réplique ; j’ai eu le malheur d’égarer ce papier, et je me trouve en ce moment-ci dans la circonstance de ma vie où j’en ai le plus impérieux besoin. Vous serait-il possible de me le renvoyer ? Quelle obligation je vous en aurais ! Tâchez de me rendre ce service, je vous en conjure ; je suis à la veille de terminer avec mes enfants une transaction en vertu de laquelle je donne tout pour une pension de… et, comme ils élèvent infiniment les prétentions de leur mère, j’ai le plus grand besoin de la pièce qui peut me fournir les moyens de les rabattre. Cette vente de madame Rovère va produire un très grand procès entre l’entêtée madame de Sade et cette respectable dame ; procès dans lequel on ne parle rien moins que de m’exproprier des acquisitions que j’ai faites avec l’argent Rovère[2]. Le peut-on ? Un mot sur cela, je vous prie. Daignez maintenant répondre à quelques questions, les premières m’intéressent étonnamment et les autres moins sans doute, mais cependant assez pour que je vous sache le meilleur gré de m’y répondre.

Comment se porte tout ce qui vous appartient ? Avez-vous eu des choses agréables dans votre famille, des places pour vos garçons, des mariages pour vos filles ?

Comment se porte la bonne et honnête madame Gaufridy ? Et vous, mon cher avocat, vous, le contemporain de ma vie, le compagnon de mon enfance, comment êtes-vous ?

Je l’ai dit, voilà le plus intéressant. Venons au reste.

Quelques détails sur la Coste, sur ceux que j’ai aimés, sur les Paulet, etc.

Est-il vrai que madame Rovère se réserve le château ? En quel état est-il, ce château ? Et mon pauvre parc, y reconnaît-on encore quelque chose de moi ?

Mes parents d’Apt, comment se portent-ils ?

Peut-être, à présent, voudriez-vous un mot de moi ? Eh bien ! je ne suis pas heureux, mais je me porte bien. C’est tout ce que je puis répondre à l’amitié qui, j’espère, m’interroge encore.

À vous pour la vie. Sade.

N’attribuez à aucune paresse le retard de nos réponses, ce retard ne vient que du long temps qu’a mis votre lettre à nous parvenir, vu la multitude de nos changements de domicile depuis cinq ans et notre séjour à la campagne depuis trois.

Notre adresse est : maison de M. de Coulmiers, président du canton et membre de la légion d’honneur, à Charenton-Saint-Maurice, département de la Seine[3].


Demande d’un dernier service pour Quesnet.

J’augure encore assez bien, monsieur, malgré mes torts, de vos anciennes complaisances et soins pour les affaires de madame Quesnet et les miennes pour espérer que vous voudrez rendre à la dite dame le service, ci-joint expliqué, et dont elle et moi vous aurons la plus grande et la plus entière reconnaissance ; voici ce dont il s’agit.

Par la nouvelle loi concernant les inscriptions hypothécaires en date du mois de septembre dernier, il faut que le mot exigible se trouve en tête du bordereau d’inscription.

En conséquence, madame Quesnet vous supplie de vérifier si ce mot existe dans ses bordereaux et s’il n’existe pas de vouloir bien l’y faire mettre en joignant à cette complaisance de votre part celle de vouloir bien en envoyer l’extrait.

Dans le cas où il y eût quelques frais à faire, vous voudriez bien en faire l’avance, envoyer la note dans votre réponse, et je vous enverrai de suite un bon sur M. Courtois qui y ferait honneur à l’instant.

Depuis que monsieur votre fils est à Paris, je n’ai eu le plaisir de le voir que trois fois. Mais je sais qu’il est en bonne compagnie, qu’il met le temps à profit et de manière à ce que vous n’ayez qu’à vous applaudir des sacrifices que vous avez faits pour son voyage.

Rappelez, je vous supplie, madame Quesnet et moi au souvenir de toute votre chère et aimable famille, donnez-nous de leurs nouvelles et des vôtres et recevez les vœux bien sincères que je fais au commencement de l’année où nous entrons pour tout ce qui peut vous intéresser et vous être agréable.

Je suis pour la vie votre sincère, fidèle ami et serviteur.

Sade. Ce 23 décembre 1807.

Je vous embrasse de tout mon cœur. Quesnet.


FIN
  1. Gaufridy a dû écrire, comme notaire, à la dame Quesnet au sujet de l’inscription hypothécaire prise par elle sur les biens du marquis.
  2. M. de Sade a employé les fonds provenant de la vente de la Coste en fraude des droits matrimoniaux de sa femme (nous avons eu déjà à nous demander s’il n’en avait pas acheté une maison à Quesnet) et la marquise veut rendre madame Rovère responsable du défaut de surveillance de leur emploi.
  3. C’est-à-dire à l’hospice des fous de Charenton dont M. de Coulmiers était le directeur et M. de Sade le pensionnaire ou, plus exactement, le maître des jeux et cérémonies. Quesnet avait donc ses libres entrées dans ce joyeux hospice ; peut-être même y habitait-elle avec son ami, ainsi que semble le faire entendre la lettre du Dr Royer-Collard à Fouché, du deux août 1808 : « Enfin, le bruit général dans la maison est qu’il vit avec une femme qui passe pour sa fille. » On peut supposer que le marquis, pour lui en faire ouvrir les portes, a déclaré ou laissé entendre qu’il était le père naturel de son amie, ainsi qu’il l’avait fait une première fois dans le dessein de frauder le fisc.