Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/26

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 182-187).
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XXVI

Comme notre littérature n’a produit depuis ma dernière lettre aucun ouvrage d’agrément dont je puisse vous entretenir, j’ai cru que vous seriez bien aise de trouver quelques particularités peu connues sur les dames qui ont le plus honoré la France par leurs écrits.

Mme Dacier avait médiocrement d’esprit et beaucoup d’érudition ; elle s’est rendue célèbre par les excellentes traductions qu’elle a faites des auteurs anciens. Mme de La Suze avait peu de conduite et beaucoup de sentiment ; nous n’avons en notre langue de bonnes élégies que celles qui sont sorties de ses mains. Mme de Sévigné donnait un ton naturel et délicat à tout ce qu’elle disait ; on remarquait cet heureux talent dans sa conversation, et on l’admire dans ses lettres. Elle était dévote sans être ridicule. Mlle de Scudéry a perdu beaucoup de sa réputation depuis que les contes de fées sont devenus à la mode. On ne lit plus guère les longs romans de cette illustre fille ; elle avait beaucoup d’esprit, mais il lui manquait un peu de naturel. Mme de La Fayette a eu beaucoup de part à Zaïde et à la Princesse de Clèves, deux excellents romans qui ont paru sous le nom de Segrais. Elle était l’idole des gens de cour et de lettres.

MADAME DACIER.

M. Lefèvre avait un ami fort entêté de l’astrologie judiciaire. Il le pria, le jour même qu’Anne Lefèvre vint au monde, d’en faire l’horoscope et de lui donner l’heure précise de sa naissance. L’astrologue, après avoir bien travaillé à cette figure, dit à M. Lefèvre qu’il l’avait trompé et qu’il n’avait pas bien marqué l’heure : « Car, disait-il, je vois dans cette naissance une fortune et un éclat qui ne peuvent convenir à une fille. » Anne Lefèvre s’est toujours servie depuis de cette aventure pour faire voir le frivole de cet art qui avait trouvé de si grandes choses dans l’horoscope d’une fille qui n’avait aucune fortune. Mais d’autres, au contraire, ont voulu faire valoir cette prédiction et s’en servir pour établir et autoriser cet art, en rapportant de grandes promesses de fortune et d’éclat à la haute réputation qu’elle s’est acquise.

M. Lefèvre ne pensait nullement à élever sa fille dans les lettres, mais le hasard en décida autrement. Ce savant avait un fils qu’il élevait avec un grand soin ; pendant qu’il lui faisait des leçons, Anne Lefèvre, qui avait alors onze ans, était présente et travaillait en tapisserie. Il arriva un jour que le jeune écolier répondait mal aux leçons de son père. Sa sœur le soufflait en travaillant, et lui suggérait ce qu’il avait à répondre. Le père l’entendit et, ravi de cette découverte, il résolut d’étendre sur elle ses soins et de l’appliquer à l’étude. Elle fut fâchée d’avoir tant parlé, car dès ce moment elle fut assujettie à des heures réglées. Elle fit en si peu de temps de si grands progrès que son père, charmé d’un si excellent naturel, s’appliqua entièrement à l’instruire. De son écolière, elle devint son conseil, de sorte qu’il ne faisait rien sans le lui communiquer.

M. et Mme Dacier eurent des doutes sur la religion calviniste dans laquelle ils étaient nés l’un et l’autre. Pour s’éclaircir plus à loisir sur cette matière ils résolurent de se retirer à Castres. Leurs amis n’oublièrent rien pour empêcher ce voyage, et M. de Charleval, cet homme célèbre par la délicatesse de son esprit, croyant que c’était le mauvais état de leurs affaires qui les forçait à quitter Paris, vint leur apporter 10,000 livres en les conjurant de les accepter. Ils virent avec plaisir cette marque de générosité dont il est peu d’exemples, mais refusèrent constamment d’en profiter. Le prétexte dont ils se servaient pour ne pas révéler le véritable motif de leur voyage fut que Mme Dacier était bien aise de connaître la famille de son mari.

On rapporte une chose de Mme Dacier qui montre bien quelle était sa modestie. Les savants du Nord qui voyagent ont grand soin de visiter, dans tous les pays où ils passent, les personnes distinguées par leur savoir, et portent avec eux un livre où ils les prient de mettre leur nom avec une sentence. Un gentilhomme allemand très-savant vint voir Mme Dacier et lui présenta son livre en la priant d’y mettre son nom et une sentence. Elle vit dans ce livre le nom de plusieurs savants hommes de l’Europe ; cela l’effraya, et elle lui dit qu’elle rougirait de mettre son nom parmi Mme tant de noms illustres et que cela ne lui convenait pas. Il ne se rebuta pas ; plus elle se défendait, plus il la pressait ; il revint plusieurs fois à la charge ; enfin, vaincue par ses importunités, elle prit la plume et mit son nom avec un vers de Sophocle, qui veut dire : Le silence est l’ornement des femmes. L’étranger, surpris et étonné de ce fait qui marquait son caractère, resta dans l’admiration.

M. et Mme Dacier étaient si prévenus en faveur des anciens qu’ils auraient souffert plus patiemment qu’on leur dise des injures qu’à Homère, Platon, etc. Ce qui se passa chez eux à l’occasion de la satire de l’Équivoque, que Despréaux leur était venu lire, est un de ces faits singuliers qui prouvent mieux ce que je viens d’avancer que toute la vivacité qu’ils ont montrée contre les partisans des modernes. Le commencement fut applaudi ; les deux auditeurs en parurent charmés ; mais lorsque Despréaux récita ce vers qui regarde Socrate :


Très-équivoque ami du jeune Alcibiade,


le couple savant se révolta. On trouva très-mauvais que l’auteur eût donné le moindre soupçon contre la vertu de ce philosophe ; on fit son apologie ; on le défendit avec toutes les raisons que Platon avait employées pour faire voir que l’amitié de ce grand homme pour le jeune Athénien était fondée sur la vertu, et on pria très-sincèrement Despréaux de changer ce vers ; comme il ne voulut point se rendre ni rien promettre là‑dessus, la conversation finit, et la lecture de l’Équivoque en resta là.


MADAME DE LA SUZE.

La jalousie que M. le comte de La Suze avait contre Mme de La Suze lui fit prendre la résolution de la mener à une de ses terres. On prétend que la comtesse, pour éviter de l’y suivre, abjura la religion protestante qu’elle professait avec son mari, ce qui donna occasion à ce bon mot de la reine de Sicile que Mme de La Suze s’était faite catholique pour ne voir son mari ni dans ce monde ni dans l’autre. La désunion augmenta davantage entre eux, ou par le changement de religion ou par la jalousie continuelle du comte, ce qui inspira à la comtesse le dessein de se démarier, en quoi elle réussit, ayant offert à son mari 25,000 écus pour n’y pas mettre obstacle, ce qu’il accepta. Le mariage fut ainsi cassé par arrêt du Parlement. On dit encore un bon mot à ce sujet : que la comtesse avait perdu 50,000 écus dans cette affaire parce que, si elle avait attendu encore quelque temps, au lieu de lui donner 25,000 écus, elle les aurait reçus de lui pour l’en défaire.

On trouvait quelquefois Mme de La Suze habillée et parée de grand matin. Quand on lui en demandait la raison, elle répondait simplement : « C’est que j’ai écrit, » pour faire connaître qu’elle mettait d’ordinaire tous ses atours avant d’écrire à quelque chevalier favori.

On ne pouvait pas voir des affaires plus dérangées que celles de Mme de La Suze. Un exempt, accompagné de quelques archers, vint un jour chez elle sur les huit heures du matin pour saisir ses meubles ; sa femme de chambre l’alla avertir aussitôt. Elle fit entrer l’exempt, étant encore dans son lit, et le pria avec instance de la laisser reposer encore deux heures parce qu’elle n’avait pas dormi de la nuit, ce qui lui fut accordé. Elle s’endormit jusqu’à dix heures ; elle s’habilla pour aller dîner en ville, et passa ensuite dans son antichambre où elle fit de grands compliments à l’exempt et le remercia fort de son honnêteté en lui disant tranquillement : « Je vous laisse le maître. » Et elle sortit de sa maison.

M. M***, se trouvant avec la comtesse de La Suze, lui maniait les mains ; elle lui dit ce vers de Scarron :

Les patineurs sont gens insupportables,


auquel il répondit aussitôt par le vers qui suit :

Même aux beautés qui sont très-patinables.


Mme de Chatillon plaidait au parlement de Paris contre Mme de La Suze. Ces deux dames se rencontrèrent tête à tête dans la salle du Palais. M. de La Feuillade, qui donnait le bras à Mme de Chatillon, dit d’un ton gascon à Mme de La Suze, qui était en compagnie de Benserade et de quelques autres poëtes de réputation : « Madame, vous avez la rime de votre côté, et nous avons la raison du nôtre. » Mme de La Suze, piquée de cette raillerie, repartit fièrement et en faisant la mine : « Ce n’est donc pas, monsieur, sans rime ni raison que nous plaidons. »


MADAME DE SÉVIGNÉ.

Comme on chantait un Credo à Saint-Paul, en méchante musique, Mme de Sévigné disait : « Ah ! que cela est faux ! » Puis, se retournant vers ceux qui l’écoutaient : « Ne croyez pas que je renonce à la foi ; je n’en veux pas à la lettre, ce n’est qu’au chant. »

Mme de Sévigné s’informant de la santé de Ménage, il lui répondit : « Madame, je suis enrhumé. — Je la suis aussi, dit-elle. — Il me semble, repartit Ménage, que selon les règles il faudrait dire : « Je le suis. » — Vous direz comme il vous plaira, mais pour moi je croirais avoir de la barbe si je disais autrement. »

« Je tenais un jour, dit Ménage, une des mains de Mme de Sévigné avec les deux miennes ; lorsqu’elle l’eut retirée, M. Pelletier me dit : « Voilà le plus bel ouvrage qui soit sorti de vos mains. »

Mme de Sévigné décidait la dispute de Despréaux et de Perrault

en disant : « Les anciens sont plus beaux, mais nous sommes plus jolis. »

MADAME DE LA FAYETTE.

Mme de La Fayette, âgée de vingt-neuf ans, disait : « Je compte encore par vingt. »

« J’ai ouï raconter par Mme de La Fayette, disait l’abbé de Saint-Pierre que, dans une conversation, Racine soutenait qu’un bon poëte pouvait faire excuser les grands crimes et même inspirer de la passion pour les criminels. Il ajouta qu’il ne fallait que de la fécondité, de la justesse, de la délicatesse d’esprit, pour diminuer tellement l’horreur des crimes de Médée ou de Phèdre qu’on les rendait aimables au spectateur au point de lui inspirer de la pitié pour leurs malheurs. Comme les assistants lui nièrent que cela fût possible, et qu’on voulut même le tourner en ridicule pour une opinion si extraordinaire, le dépit qu’il eut le fit résoudre à entreprendre Phèdre où il réussit si bien à faire plaindre ses malheurs que le spectateur a plus de joie de la criminelle que du vertueux Hippolyte. »

Mme de La Fayette disait : « On a fait faire pour les demoiselles de Saint-Cyr une comédie, par Racine, le meilleur poëte du temps, que l’on a tiré de la poésie où il était inimitable pour en faire, à son malheur et à ceux qui ont le goût du théâtre, un historien très-imitable. »