Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/29

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 199-206).
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XXIX

M. le maréchal de Noailles a deux fils, le duc d’Ayen et le comte de Noailles. La femme du dernier a accouché d’un garçon. Le maréchal, qui est gouverneur de Versailles, a fait ordonner des feux de joie pour cette naissance. Tout le monde a été indigné ici de cette audace, et M. le duc d’Ayen, à ce qu’on prétend, a exprimé l’indignation publique par les vers un peu burlesques que vous allez lire :


Orgueilleux calotin, faux dévot de Noailles,
Frauduleux emprunteur, vrai zéro des batailles,
Osez-vous, Arlequin, affrontant tout Versailles,
Par la force extorquer des feux pour vos merdailles ?
Les sages ont gardé leurs bois et leurs futailles
Pour célébrer les fruits des dauphines entrailles
Ou pour se réjouir lors de vos funérailles.


Puisque j’ai commencé à vous parler des Noailles, je vais ramasser ici sur cette maison quelques particularités qui peut-être ne vous déplairont pas.

Lorsque le cardinal de Noailles, oncle du maréchal, fut fait archevêque de Paris, Mme la duchesse de Bourbon, fille naturelle de Louis XIV, adressa les vers suivants au roi :


Sire, votre bonne ville
Vous demandait un prélat ;
Votre Majesté facile
Ne nous a donné qu’un fat.
Tout Noailles est imbécile :
Ces visages d’Évangile
Ne servent pas mieux l’État
À l’église qu’au combat.

Lorsque le premier maréchal de Noailles, père de celui d’aujourd’hui, fut mort, le cardinal son frère voulut le faire enterrer honorablement dans la grande église de Paris. En attendant que le mausolée fût prêt, on mit en dépôt le cadavre chez des religieuses. Cela donna occasion à ce dialogue :


Si NDans le couvent des capucines
Si NGisait le corps du maréchal,
Si NFrère du dévot cardinal.
« Ce morceau n’est pas pour semblables gredines,
Si NDit aussitôt la Vanité ;
Si Noailles fut mis où gît race royale,
Pour Noailles au moins faut une cathédrale.
Si NQu’en dis-tu, dame Humilité ?
— Je ne me mêle point de ce que vous faites,
Si NJ’évite les lieux où vous êtes ;
Les Noailles d’ailleurs sont gens à grand fracas.
Vous les connaissez tous, je ne les connais pas. »


Le premier maréchal de Noailles remporta en Catalogne une victoire comme malgré lui. Quelque temps après, le fameux maréchal de Luxembourg tomba dangereusement malade. Le P. Bourdaloue, jésuite, le premier prédicateur qu’ait eu la France, exhorta ce grand capitaine à la mort, et lui dit plusieurs fois qu’il ne devait pas tirer vanité de ses victoires. « Eh ! mon père, répondit ce général, comment en tirer vanité ? Noailles en remporte ! »

Comme le maréchal de Noailles, actuellement vivant, ne passe pas pour brave, on dit que, durant la bataille de Fontenoy, le duc de Biron changea trois fois de cheval, le maréchal de Saxe trois fois de chemise, et un de Noailles trois fois de culottes.

Lorsque le roi fut guéri de la grande maladie qu’il eut à Metz, on fit des réjouissances extraordinaires dans toute la France. M. de Noailles écrivit à la maréchale sa mère, qui vivait encore, de se distinguer dans cette occasion, mais de bien prendre garde au feu : « Mon fils, lui répondit-elle, vous pouvez vous en rapporter à moi ; je crains le feu autant que vous. »

Avant l’affaire d’Asti, il était sérieusement question d’un accommodement entre le roi de Sardaigne et la France. Comme la cour de Madrid n’y voulait pas consentir, on envoya le maréchal de Noailles pour gagner la reine d’Espagne. Cette princesse refusa opiniâtrement d’entrer dans les vues de notre cour. On a imaginé dans ce pays-ci que le maréchal, voyant la reine inflexible, avait déclaré qu’il allait commander en Italie les troupes de France, et qu’aussitôt cette princesse s’était rendue pour éviter un si grand malheur.

Le duc d’Ayen, méchant railleur, a exercé plus d’une fois sur son père ce dangereux talent. Ce jeune seigneur, étant à côté du roi à Fontenoy, vit porter un page du maréchal qui était blessé à mort : « Petit sot, dit-il, pourquoi as-tu quitté ton maître ? tu ne serais pas dans cet état. »

On disait devant le duc d’Ayen que l’impératrice avait beaucoup perdu en perdant Revenhuller : « Elle perdrait bien plus, ajouta-t-il, si elle perdait mon père ! »

Mme Le Prince, qui est connue ici pour beaucoup de mauvaises petites brochures, vient d’en publier une un peu plus passable sous le titre de Triomphe de la vérité[1]. Le sujet en est assez agréable ; il méritait de tomber en de meilleures mains. M. de Villette, jeune homme fort aimable, prend du goût pour Émilie, qui réunit les grâces, l’esprit et la vertu. À peine sont-ils mariés qu’ils viennent à reconnaître qu’ils pensent différemment sur la religion. Émilie admet la révélation. M. de Villette la combat comme un préjugé. Pour éclaircir sûrement la chose, ils se proposent de se retirer dans une solitude avec le premier fruit de leur union, de ne lui jamais parler religion, et de lui dérober la connaissance de tous les livres qui en traitent. Une fille unique les met en état d’exécuter leur dessein : à mesure que sa raison se forme, il naît dans son esprit une suite de ce que nous appelons premiers principes, qui mènent enfin à la nécessité de la révélation, et de là à la nécessité d’une Église infaillible. Tout ce livre n’est qu’un tissu de raisonnements les plus ordinaires, les plus communément exprimés.

— Il vient de paraître un écrit politique intitulé Intérêts de l’impératrice-Reine, des Rois de France et d’Espagne, et de leurs principaux alliés[2]. Cette brochure n’est que d’une trentaine de pages, et se vend 6 francs. On prétend que l’auteur, qui est un commissaire de guerre, a été arrêté et mis à la Bastille, qui est la demeure ordinaire des prisonniers d’État. Parmi beaucoup de réflexions sages, utiles, profondes, qu’on trouve dans cet écrit, il y en a quelques-unes d’une extrême partialité. L’auteur partage son terrain entre la raison et la colère, et est alternativement politique et enthousiaste. On voit bien qu’il est français, et au ton qu’il prend et aux prétentions qu’il forme. Son style est fort véhément et quelquefois obscur. Cet ouvrage, à le bien définir, est un éloge du roi et une philippique contre ses ministres.

— Je ne sais si vous avez ouï parler d’un M. Diderot, qui a bien de l’esprit et des connaissances fort étendues. Il s’est fait connaître par des écrits, la plupart imparfaits, mais remplis d’érudition et de génie. Il ouvrit sa carrière, il y a quelques années, par la traduction d’une Histoire de la Grèce. Cet ouvrage réussit peu en France, parce que l’auteur, M. Stanyan, l’a faite relativement aux affaires politiques d’Angleterre. M. Diderot donna ensuite l’Essai sur le mérite et la vertu. Cette imitation des caractéristiques de milord Schatesbury est trop sèche, trop obscure, trop remplie d’épisodes. Les Pensées philosophiques, du même auteur, sont plus agréablement écrites que profondément réfléchies, la forme l’emporte sur le fond. Ses Bijoux sont remplis d’obscurités, de choses de mauvais goût, et de grossièretés ; on y trouve, par ci, par là, quelques endroits ingénieux, mais presque point de tendres ou de délicats. Après avoir ainsi exercé ses talents sur différents genres, M. Diderot a jugé à propos de donner quelque chose sur la science qu’il sait le mieux, je veux dire les mathématiques. Il vient de publier quelques mémoires sur cela, dont quelques-uns roulent sur la musique et sont extrêmement curieux[3]. Cet écrivain puise en bonne source : il est intime ami avec M. Rameau, dont il doit dans peu de temps publier les découvertes. Ce sublime et profond musicien a donné autrefois quelques ouvrages où il n’a pas jeté assez de clarté et d’élégance. M. Diderot remaniera ces idées, et il est très-capable de les mettre dans un beau jour. Il est seulement à souhaiter qu’il ne prodigue pas la géométrie et l’algèbre comme il a fait dans les mémoires que je vous annonce.

— Depuis un certain temps le nombre des dictionnaires se multiplie à l’infini dans toute l’Europe. Il est naturel que cette contagion fasse plus de progrès en France qu’ailleurs, parce qu’on y est naturellement plus superficiel. On vient de nous donner un Dictionnaire des proverbes et des termes burlesques[4]. Cet ouvrage est trop sec et d’assez mauvais goût ; voici trois ou quatre des moins ennuyeux que j’y ai trouvés :

Ne savoir ni A ni B, c’est ne savoir pas lire ou être fort ignorant :

Ci-dessous git monsieur l’abbé
Qui ne savait ni A ni B.

Parler ab hoc et ab hac, c’est parler sans ordre et sans raison :

Ci-git monsieur de Clezac
Qui parlait ab hoc et ab hac.

On dit que les injures s’écrivent sur l’airain et les bienfaits sur le sable pour dire qu’on oublie aisément le bien et que l’on se souvient longtemps du mal.

Le charbonnier est maître chez soi. C’est le mot d’un charbonnier qui recut chez lui François Ier égaré à la chasse, et qui, à son ordinaire, prit la place la plus commode.

Ventre affamé n’a point d’oreilles. On prétend qu’un favori de Titus employa ce mot pour justifier cette mère infortunée nommée Marie, qui. s’étant réfugiée à Jérusalem du temps du siége, se vit réduite à l’extrémité de conserver sa vie aux dépens de la chair de son propre fils.

Un bouffon nommé Aldéric, à la cour du roi de Naples vers l’an 1400, étant un jour à la promenade dans le jardin du palais, ce roi fit chanter une belle voix de sa suite à laquelle un écho avant répondu, le prince dit au bouffon qu’il aurait bien voulu voir la nymphe qui venait de répondre : « Je la connais, dit Aldéric, elle est de mes amies ; si vous voulez m’attendre, je vais la quérir. » Cela dit, il part et s’éloigne. Toute la cour rentra au palais et le bouffon coucha dans les jardins. Le lendemain le roi, le voyant rentrer, l’appela, mais, gagnant la cuisine, il répondit : Ventre affamé n’a point d’oreilles.

M. le chevalier de La Houze vient de publier un petit ouvrage intitulé l’Amour voyageur[5]. L’idée de faire parcourir à l’amour les contrées de l’Europe où la galanterie est le plus à la mode me paraît gracieuse. L’amour impérieux et tyrannique des Turcs, l’amour grave et superstitieux des Espagnols, l’amour jaloux et vindicatif des Italiens, l’amour flegmatique et raisonné des Anglais, l’amour inconstant et badin des Français, tout cela pouvait fournir à l’auteur des peintures agréables et intéressantes. L’amour est, de toutes les passions, la plus générale, et on est comme assuré de trouver le chemin du cœur quand on décrit le principe ou l’effet de cette passion avec quelque goût. Malheureusement, le chevalier de La Houze n’a pas saisi les nuances qui distinguent l’amour d’une nation de l’amour d’une autre nation. Tous les peuples aiment, dans son livre, à peu près de la même manière. Si l’on ignorait les différences qui les distinguent, on ne serait qu’ennuyé par le roman dont j’ai l’honneur de vous entretenir. On est révolté parce qu’on est instruit. La forme de l’ouvrage ne vaut guère mieux que le fond, il n’y a point d’invention dans les choses, et encore moins de grâces et d’agrément dans le style.

— Je reçois dans le même moment deux brochures : la première, intitulée Souper poétique[6], est une mauvaise critique des pièces de théâtre qui ont paru cette année ; la seconde, intitulée le Voyage d’Asnières[7], est une fade description des environs de Paris. L’auteur de la première brochure a voulu être plaisant, il n’est que ridicule ; l’auteur de la seconde a voulu être naturel, et il n’est que plat.

— J’ai imaginé que vous seriez peut-être bien aise de trouver dans chacune de mes lettres quelpues particularités sur un homme de mérite ou sur un prince célèbre. Je commence par Charles II, le dernier roi de la maison d’Autriche qui ait donné des lois à l’Espagne. Le hasard me le présente, et le hasard décidera dans la suite de ceux dont j’aurai l’honneur de vous entretenir.

Le roi, étant fort jeune et faisant à pied les stations du Jubilé, treuva un pauvre homme sur son passage, à qui il jeta une croix de diamants qu’il avait devant lui sans que personne s’en aperçût. Quand il fut à l’église, ses courtisans, ayant pris garde qu’il n’avait plus sa croix, dirent qu’on avait volé le roi. Le pauvre homme, qui s’était douté du bruit que cette action ferait, ayant suivi, dit à l’instant : « Voilà la croix du roi, mais je ne l’ai point volée, c’est Sa Majesté, à qui j’ai demandé l’aumône, qui me l’a donnée. » On demande au roi si cela était vrai : « Oui, répondit-il, je n’avais point d’argent pour donner à ce pauvre homme, et sa misère m’a fait pitié. » On ne jugea pas à propos de laisser au pauvre cette croix, qui était de pierreries de la couronne, mais il fut délibéré dans le conseil que, de quelque manière qu’un roi fit un don, il devait être saint, de sorte que la croix ayant été estimée 12,000 écus, on donna 12,000 écus au pauvre. Quoique l’action du roi soit belle et qu’elle marque un prince bienfaisant, la grandeur des sentiments de son conseil mérite encore plus de louanges.

Les Espagnols, pour avoir une contenance plus grave, portaient communément des lunettes. Marie-Louise d’Orléans, qui épousa Charles II, se voyant entourée de tous ces gens à lunettes qui l’épluchaient de la tête aux pieds, dit plaisamment à un gentilhomme français qui était auprès d’elle : « Je pense que ces Messieurs me prennent pour une vieille chronique dont ils veulent déchiffrer jusqu’aux points et aux virgules. »

Avant Philippe V, les rois d’Espagne étaient esclaves de leur grandeur. Ils suivaient à la rigueur un certain règlement qu’on appelle étiquette, qui contient toutes les cérémonies que les monarques espagnols sont obligés d’observer, les habits qu’ils doivent porter, les temps pour aller aux maisons royales, les jours de procession, de promenade, de voyage, l’heure du lever et du coucher, etc., etc. Il arriva à la reine, femme de Charles II, une aventure où les formalités de l’étiquette pensèrent lui coûter la vie. Elle aimait fort à monter à cheval. Un andalous extrêmement vif la renversa, son pied s’accrocha malheureusement à l’étrier ; elle était traînée au risque d’être écrasée sans que personne osât la secourir, quoique toute la cour vît ce spectacle, parce que l’étiquette défendait de jamais toucher aucune reine au pied. Le roi, qui voyait cela d’un balcon, faisait des cris étonnants ; mais une coutume inviolable retenait les braves Espagnols. Deux cavaliers hasardèrent enfin de la secourir et, profitant ensuite du désordre où on était, ils firent seller leurs chevaux et se dérobèrent à la punition qu’ils méritaient pour avoir osé violer un usage des plus augustes. La reine, qui était Française, obtint leur pardon et une récompense. Sous un autre roi que Charles II, ils auraient été punis.

épitaphe de charles II.

Ci-gît Charles Second, ce fameux roi d’Espagne,
Ci-gîQui de nos jours ne fit campagne,
Ci-gîQui ne fit pas même un enfant.
Ouoi donc le rend fameux ? Il fit un testament.

  1. Le Triomphe de la vérité, ou Mémoires de M. de Villette. Nancy, 1748, 2 v. in-12.
  2. Inconnu aux bibliographes.
  3. Mémoires sur différents sujets de mathématiques. Paris, 1748, in-12. Six charmantes vignettes de N. Blakey, gravées par Fessard et Sornique.
  4. Panckoucke a publié un Dictionnaire des proverbes français avec l’explication et les étymologies les plus avérées. Paris, 1749, in-8o. Est-ce celui-ci ?
  5. Inconnu aux bibliographes.
  6. Par J.‑B. Dupyu‑Demportes. Amsterdam (Paris), 1748, in-12.
  7. Nons n’avons pu trouver aucune trace de cette brochure.