Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/7/1767/Janvier

La bibliothèque libre.
Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (7p. 193-213).

1767

JANVIER

1er janvier 1761.

L’époque de la liberté helvétique, qui date du commencement du xive siècle, est un monument précieux du milieu d’un âge barbare où l’on ne sait ce qu’il faut le plus déplorer de l’aveuglement ou du malheur des peuples. Trois citoyens obscurs, Werner Stouffacher, du canton de Schwitz, Walther Furst, du canton d’Uri, et Arnould de Melchthal, du canton d’Unterwalden, osèrent former le généreux projet d’affranchir leur pays du joug autrichien, qu’Albert Ier, et les baillifs établis par son autorité, avaient rendu insupportable. La modération avec laquelle ce projet fut exécuté tient d’un héroïsme rare et peut‑être unique. Les oppresseurs furent conduits sur la frontière du pays et chassés, avec défense de revenir sous peine de mort. Tout se passa sans effusion de sang. Deux baillifs seulement, dont l’un s’appelait Griesler, payèrent leurs forfaits de leur vie. L’obscurité dans laquelle cette généreuse entreprise est restée enveloppée dépose encore de la simplicité et de la vertu de ces courageux citoyens, étrangers à tout autre motif que celui du bien de leur pays, et ignorant jusqu’au nom et au sentiment de la gloire. Ce sont les calamités et les malheurs publics qui ont rempli nos fastes ; à peine la mémoire d’une grande vertu, d’un véritable bienfait envers le genre humain peut-elle se conserver une place au milieu de tant de monuments de ruine. Ainsi, quand on a lu le précis que je viens de donner, on sait presque tout ce qu’il y a d’incontestable dans cette révolution, et ce qu’on en raconte d’ailleurs ne peut être regardé comme suffisamment éclairci par des preuves historiques.

Tout le monde connaît le conte de la pomme abattue par Guillaume Tell sur la tête de son fils. Suivant ce conte, Griesler ou un rustre baillif avait fait exposer son chapeau dans la place publique, et avait ordonné qu’on lui rendît les mêmes honneurs qu’à lui-même. Guillaume Tell avait osé braver cet ordre insultant et absurde. Arrêté et condamné à mort, son tyran lui fait grâce de la vie ; mais, comme il passait pour un des meilleurs tireurs du pays, il exige de lui d’abattre une pomme placée sur la tête de son fils. Tell subit ce jugement cruel, et a le bonheur de toucher la pomme sans blesser son fils. Alors le baïllif remarque qu’il s’était muni d’une seconde flèche, et lui demande à quel dessein. Tell, poussé au désespoir, lui répond qu’elle était préparée pour lui percer le sein s’il avait eu le malheur de blesser son fils. Sans s’arrêter au peu de vraisemblance de tous ces faits, sans examiner si un père, réduit à une si affreuse extrémité, ne tire pas la première flèche dans le cœur d’un monstre qui veut le forcer de tirer sur la tête de son fils, il est bon d’observer que ce conte s’est conservé dans la tradition populaire de plusieurs pays, et, si je ne me trompe, Saxon le grammairien le rapporte comme un fait arrivé en Danemark plus de cent ans avant l’époque de la liberté helvétique.

Quoi qu’il en soit, M. Lemierre a jugé à propos de mettre ce fait sur notre scène, et la tragédie de Guillaume Tell vient d’être jouée sur le théâtre de la Comédie-Française#1. Son succès répond moins au courage du héros qu’au mérite du poëte ; et comme celui-ci est infiniment médiocre, le nom du héros disparaîtra, après quelques représentations passagères, des fastes de la scène française. Si l’on ne peut admirer la force du génie dans M. Lemierre, il faut du moins rendre justice à sa fécondité ; car voilà, en moins de deux années, la troisième tragédie de sa manufacture : la tragédie de Barneveldt, qui attend toujours la permission de la police pour obtenir les honneurs du théâtre ; la tragédie d’Artaxerce, imitée du drame lyrique de Metastasio, qui eut quelques faibles représentations l’été dernier ; enfin celle de Guillaume Tell, qui en aura vraisemblablement sept. Dans cette dernière, l’auteur a scrupuleusement suivi la gazette ; il s’est attaché aux faits tels qu’on les conte, avec une exactitude tout à fait édifiante dans un poëte.

Guillaume Tell est, dans la pièce, le libérateur de la Suisse ; Cléofé est sa femme. Je ne sais pourquoi M. Lemierre lui a donné un nom grec. Cela pourrait répandre des doutes sur son baptême. Elle s’appelait vraisemblablement Ursule ou Gertrude, et c’est fort mal à M. Lemierre de lui avoir changé un nom chrétien contre un autre qui n’est pas dans le calendrier. Le fils de Tell n’a point de nom du tout dans la pièce, attendu qu’il ne parle pas. Melchthal, Werner et Furst, sont trois amis de Tell qui conspirent avec lui pour la liberté de leur patrie. Le baillif, que M. Lemierre a décoré du titre de gouverneur, s’appelle Gessler dans la pièce. C’est apparemment ce Griesler dont l’histoire a conservé le nom. Il a pour confident un certain M. Ulric, commandant de sa garde.

Je confesse que je n’ai point assisté avec une prévention trop favorable à la première représentation de cette pièce. On m’avait assuré qu’il n’y avait pas un mot désobligeant pour la maison d’Autriche, et j’ai trouvé cela bien poli de la part de Melchthal, de Werner et de Furst, persuadé d’ailleurs que si le poëte avait conservé à ses héros le langage simple et rustique qu’un homme de grand goût en aurait attendu, les Comédiens n’auraient pas voulu jouer sa pièce, et que s’il avait mis dans leur bouche le sentiment énergique et généreux de la liberté,[1] la police l’aurait prié de garder son ouvrage dans son portefeuille ; j’avoue qu’une tragédie de Guillaume Tell, exécutée avec cette circonspection, me paraissait d’avance un chef‑d’œuvre de prudence ; et la prudence des poëtes est, de toutes les vertus, celle qui m’inspire le moins de vénération.

Je ne suivrai pas les cinq actes de cette pièce, qui sera sans doute imprimée ; j’en viendrai sur-le-champ au dénoûment.

Tell, qui a déjà soulevé tout le canton contre ses oppresseurs, Tell, dis-je, paraît au haut des rochers, et, apercevant Gessler grimpant, il prend son arc et lui tire une flèche dans le cœur : ce qui fait dégringoler ce pauvre méchant diable, et le fait tomber raide mort sur un lit de parade taillé exprès dans le roc pour le recevoir.

À ce coup décisif, tous les Suisses accourent ; Tell est entouré de ses amis au haut du rocher ; sa femme, son fils, Melchthal, Furst et d’autres amis, sont en bas dans la plaine. On voit que le poëte a beaucoup compté sur ce tableau ; et en effet, si l’art de la tragédie consistait, comme celui de la lanterne magique, dans le talent de disposer un certain nombre de figures avec des attitudes variées et strapassées, M. Lemierre serait au moins le Sophocle de la France. L’oraison funèbre de Gessler gisant là sur un canapé de pierre est prononcée par Guillaume Tell, et le défunt n’y est pas autrement flatté. Sa mort est le signal de la liberté. On apprend que Werner en a levé l’étendard dans le canton voisin. Melchthal propose à l’assemblée de se réunir et de jurer de vaincre ou de mourir. Tell lui observe, du haut de son rocher, que

C’est un vœu trop commun ;


et finit la pièce en proposant une autre alliance :

Jurons d’être vainqueurs : nous tiendrons nos serments.

Le parterre n’a pas eu le temps d’examiner si le parti que Tell propose n’est pas précisément le même que celui de Melchthal ; car lorsque Tell dit à celui-ci : C’est un vœu trop commun, le parterre entendit : C’est un peu trop commun ; et cet hémistiche l’amusa si fort qu’il n’écouta plus le reste des généreuses dispositions du héros suisse. Il demanda même, à la fin de la pièce, l’auteur avec beaucoup de vivacité. On assure que Guillaume Le Kain empêcha M. Lemierre de se montrer ; en quoi il lui rendit service, car on n’aurait pas manqué de lui rire au nez s’il se fût présenté sur le théâtre. M. Lemierre a obligation de ce succès, tel quel, uniquement à M. Le Kain. Il est vrai que toutes les beautés de la pièce sont renfermées dans son rôle ; mais si les autres rôles sont mauvais, il faut convenir aussi qu’ils ont été bien mal joués. Mlle Dumesnil surtout a rendu le rôle de Cléofé de la manière du monde la plus ridicule.

Il serait aussi superflu qu’ennuyeux de relever tous les défauts de ce drame informe. Heureusement il est si court qu’il n’a pas eu le temps d’impatienter le public, et c’est ce qui l’a sauvé de sa ruine le jour de sa première apparition. Ce qui a le plus choqué, c’est le rôle de Gessler. Il est absurde à force d’être méchant. Nous avons déjà remarqué qu’il était aisé de trouver dans la détestable politique d’Albert un motif suffisant de toutes les cruautés qu’il faisait exercer en Suisse. D’ailleurs, si M. Lemierre avait eu une étincelle de génie, il aurait senti que, pour rendre Gessler redoutable et terrible, il ne fallait presque pas le montrer dans la pièce. C’est la bonté qui rend le souverain, ou le ministre de la souveraineté, populaire et accessible ; la méchanceté ne se commet pas ainsi. Elle dicte ses arrêts cruels du fond d’un palais, de l’intérieur d’un château dont la crainte et la méfiance gardent les portes. Ici, Gessler, sans cesse confondu avec les gens qu’il vexe et opprime, s’entend dire des sottises depuis le commencement de la pièce jusqu’à la fin, et y riposte par des fureurs qui le rendent ridicule. On voit bien que M. Lemierre n’a rien de la méchanceté d’Albert : car celui-ci n’aurait jamais envoyé en Suisse un aussi plat coquin que son Gessler. M. Lemierre est un bon enfant ; il ne sait pas que ceux qui font beaucoup de méchancetés n’en disent guère. C’est dommage que son style soit si dur, si inégal, si barbare, et réponde si peu à la douceur de ses mœurs et à la bonté de son cœur.

Observons, en finissant, que pour rendre le fils de Tell intéressant il fallait lui donner un rôle dans la pièce. Le danger qu’il court ne nous fera jamais frissonner, si vous ne nous montrez qu’un magot muet pendant quelques minutes. Si j’avais entrepris de traiter ce beau sujet, j’aurais établi la scène dans l’intérieur de la chaumière de Guillaume Tell. Là, je l’aurais montré donnant à son fils des leçons de servitude, afin de plier son génie aux circonstances et à la dureté des temps ; et si j’avais eu quelque talent, ce contraste d’un citoyen simple, pauvre, fier, généreux sans le savoir, prêchant à son fils la docilité et l’esclavage, aurait pu être sublime. J’aurais tâché de dessiner le caractère du fils et de la mère d’une manière ferme et intéressante. J’aurais surtout voulu que la révolution se fit sans aucune conspiration préalable, qu’elle fût entièrement l’ouvrage des cruautés de Gessler, et que Tell procurât à la fin la liberté de la Suisse sans en avoir formé le projet. Et si j’avais réussi à rendre ma pièce en tout dissemblable à celle de M. Lemierre, je l’aurais jugée digne du nom glorieux des libérateurs de la Suisse.

— Deux jours avant l’apparition de Guillaume Tell, on avait donné sur le théâtre de la Comédie-Italienne un opéra‑comique nouveau, intitulé Ésope à Cythère[2]. Il était temps de voir finir la disette qui s’était emparée de nos théâtres ; jamais année n’avait été moins féconde en nouvelles productions dramatiques que celle qui vient de finir. On accuse plusieurs auteurs des paroles d’Ésope à Cythère, pièce à scènes détachées, autrement dite à tiroirs. On prétend que Dancourt, jadis arlequin à Berlin, aujourd’hui comédien de province, en a fourni le fond, et que Favart, Anseaume, l’abbé de Voisenon et M. de Pont-de-Vesle ont brodé dessus. Je ne conseille à aucun de ces brodeurs de s’en vanter, si sa réputation lui est chère ; ils ont fait là, sur un bien mauvais fond, une bien plate broderie. La musique, sans l’ombre d’idée, répond très-parfaitement, par sa platitude, au mérite du poëme. Elle est de M. Trial, directeur de la musique de M. le prince de Conti, et de M. Vachon, premier violon de la même musique. J’avais parié d’avance que toutes les fables de cette pièce seraient autant d’ariettes, et je suis bien fâché que nos gens aient été assez bêtes pour me faire gagner mon pari. Le moyen de faire un air sur une fable ! Cela est aussi aisé que de mettre en musique les madrigaux de Quinault. Je commence à désespérer de voir jamais la musique s’établir en France.

Ici, Ésope arrive à Cythère au commencement de la pièce. Il sent bien qu’il y fera un personnage assez ridicule ; cependant il entrevoit que, moyennant ses fables, il pourra être de bon conseil. Mme Laruette, en Amour, reçoit M. Ésope-Caillot avec beaucoup de bonté, et, après lui avoir chanté quelques airs qui ne signifient rien, elle le quitte en lui permettant d’exercer sa profession à Cythère. Alors on voit arriver successivement une bergère coquette, un berger amoureux et langoureux, un paysan jaloux et brutal, pour demander conseil. Ésope renferme son conseil dans une fable qu’il chante, à quoi celui qui consulte répond par un remerciement, et termine la scène par un duo dans lequel il se promet de faire comme Ésope lui a conseillé, tandis que celui-ci lui répète qu’il faut faire comme il lui a dit. Voilà la marche uniforme de toutes les scènes, et elle aurait suffi pour faire siffler la pièce, sans la dernière scène, qui tient elle seule plus de la moitié de la pièce. Dans cette scène, on voit arriver l’Opéra français en vieux seigneur romain, chevelure grise, l’air blême et mourant, mais toujours avantageux, appuyé sur une petite canne, accompagné de Thalie en habit de deuil. La figure de Laruette en Opéra français a fait la fortune de la pièce. Cet acteur n’a proprement qu’une manière pour jouer tous les différents rôles dont on le charge ; mais sa manière est si plaisante qu’il est toujours sûr de réussir. Ici, le seigneur Opéra et la dame Thalie viennent consulter Ésope sur l’état fâcheux où ils se trouvent, état de langueur qui semble annoncer leur fin prochaine. Ésope parle longtemps à Thalie sans la reconnaître. Il est ensuite très-surpris de la voir dans cet état de dépérissement. Il demande de qui elle est en deuil. Elle répond : De Molière, et ce trait est applaudi un quart d’heure de suite. Le seigneur Opéra se refuse à tous les expédients de guérison qu’on lui propose, et dont le principal est de changer son récitatif. Il veut se tenir invariablement à son vieux système, et on lui prédit la mort. Après beaucoup de traits satiriques, l’Amour revient, et annonce les plus belles choses pour l’avenir ; et tous les acteurs se réunissent pour chanter des couplets et en chœur. Je doute que cette mauvaise pièce survive de beaucoup à la tragédie de Guillaume Tell.

On prétend que MM. Rebel et Francœur, directeurs actuels de l’Académie royale de musique, se sont donné beaucoup de mouvement pour faire supprimer cette scène de l’Ésope à Cythère, et pour épargner ces plaisanteries outrageantes à la majesté de l’opéra français. L’opéra français est une si grande chose en France, qu’il est étonnant que ces messieurs n’aient pas réussi dans leurs démarches. Ces deux directeurs, qui ont soutenu le goût de l’ennuyeux Lulli, dans toute sa pureté et dans toute sa platitude, contre les dangereux novateurs de ces derniers temps, désespérant de résister plus longtemps au torrent avec avantage, vont enfin déposer les rênes du gouvernement à Pâques, et abandonner le sort de l’Opéra aux soins de MM. Trial et Berton, soutenus par M. Corby, ancien directeur de l’Opéra-Comique, réuni depuis quatre ou cinq ans à la Comédie‑Italienne. Cette grande révolution tient tous les esprits en suspens depuis près de quinze jours ; elle a fait oublier l’affaire de Bretagne[3]. Heureuse nation qui ne prend pas le change sur ses véritables intérêts, et qui sait que le plaisir est tout, et que le reste n’est que de la fumée ! Chacun forme des espérances ou des craintes, selon qu’il croit la nouvelle direction favorable ou contraire à son système. Les vieux amateurs du vieux genre meurent de peur que le vieux Lulli ne soit enterré à tout jamais le jour de la retraite de Rebel et Francœur. Pour moi, je ne suis pas assez sûr du goût des nouveaux directeurs pour me décider sur le degré de joie que ce changement doit me causer. Les principaux chanteurs et danseurs de l’Académie royale de musique ont présenté des remontrances au ministre pour avoir la direction de l’Opéra à eux, et il a été répondu à ces remontrances dans le style usité.

En attendant, l’Académie de musique donne, à la non-satisfaction du public, l’opéra de Sylvie, paroles de M. Laujon, musique de MM. Trial et Berton, pastorale froide et ennuyeuse, qui a été jouée à la cour en 1765, pendant le voyage de Fontainebleau. Mlle Arnould ayant quitté le rôle de Sylvie après la troisième représentation, on y a vu débuter une jeune actrice de dix-sept ans, appelée Mlle Beaumesnil, jolie comme une fleur, quoiqu’elle n’ait pas l’élégance, la grâce et le caractère théâtral de la figure de Mlle Arnould. Mlle Beaumesnil relève de couches ; elle avait déjà fait une fausse couche auparavant ; ainsi c’est une personne des plus formées pour son âge. Je crois que jamais actrice n’a débuté avec autant d’aisance. Si elle avait joué la comédie depuis plusieurs années, il ne lui serait pas possible d’avoir plus d’habitude du théâtre, ni de montrer plus d’intelligence. Elle a eu le plus grand succès. Si elle avait débuté dans un rôle moins mauvais, elle aurait tourné la tête à tout Paris. Préville m’a assuré qu’à l’âge de sept ans cette fille jouait la comédie avec tout l’esprit et toute la finesse imaginables, et qu’elle aurait été la seule personne capable de remplacer Mlle Dangeville. En ce cas, je suis fâché que la Comédie‑Française n’ait pas fait cette acquisition, car le caractère de la voix de Mlle Beaumesnil n’est pas agréable ; et vu la nécessité et l’usage de crier à l’Opéra comme les possédés devant un crucifix, et le goût et la vocation que cette jeune actrice paraît avoir pour le plaisir, je ne lui donne pas dix-huit mois pour avoir perdu sa voix sans ressources. En général, comme sa figure est moins noble que jolie, elle aurait fait une actrice charmante à la Comédie-Française ou à l’Opéra-Comique, et perdra peut-être ses talents à l’Opéra français sans lui être de ressource.


15 janvier 1767.

En 1765, l’Impératrice de Russie acheta la bibliothèque de M. Diderot pour la somme de quinze mille livres, sans en avoir vu le catalogue, et fit mettre dans le marché la clause que le possesseur garderait cette bibliothèque jusqu’à ce qu’il plût à Sa Majesté Impériale de la faire demander. Sa Majesté y attacha en même temps une pension annuelle, pour récompenser le possesseur du soin et de la peine qu’il aurait de la garder ; et la première année de la pension fut payée d’avance, et ajoutée au capital de la bibliothèque. En 1766, cette pension n’ayant pas été payée, M. le général Betzky eut ordre de joindre à une de ses lettres le post-scriptum suivant :

« Sa Majesté Impériale, ayant été informée, par une lettre que j’ai reçue du prince Galitzin, que M. Diderot n’était pas payé de sa pension depuis le mois de mars dernier, m’a ordonné de lui dire qu’elle ne voulait point que les négligences d’un commis pussent causer quelque dérangement à sa bibliothèque ; que pour cette raison elle voulait qu’il fût remis à M. Diderot, pour cinquante années d’avance, ce qu’elle destinait à l’entretien et à l’augmentation de ses livres, et qu’après ce terme échu elle prendrait des mesures ultérieures. À cet effet, je vous envoie la lettre de change ci-jointe. »

Ce post-scriptum était daté du 30 octobre 1766, et accompagné d’une lettre de change de vingt-cinq mille livres, payable à l’ordre de M. Diderot. Je recommande cet article à l’attention de l’auteur de la Gazette du commerce ; il n’aura peut-être de sa vie occasion de parler d’un marché pareil à celui-ci. En vertu de ce marché, M. Diderot vend sa bibliothèque, en conserve la jouissance et la possession, et acquiert une aisance qu’il ne pouvait jamais se flatter d’obtenir. Trente années de travaux n’ont pu lui attirer la moindre récompense de sa patrie ; il a plu à l’Impératrice de Russie d’acquitter, en cette occasion, la dette de la France : Sa Majesté a donné à ce philosophe, en dix-huit mois de temps, plus de quarante mille livres. Je recommande aux faiseurs d’abrégés chronologiques et historiques de chercher dans leurs fastes le nom des souverains qui ont su récompenser le mérite avec cette magnificence, et allier, dans leurs dons, la délicatesse et la grâce à la plus noble générosité.

— Une femme observait l’autre jour à M. Diderot qu’il était heureux en choses délicates qui s’adressaient à lui, comme on dit que la balle va au joueur. Ce philosophe étant, il y a quelque temps, chez Greuze, celui-ci le fit asseoir et tira son profil. Le philosophe s’attendait toujours à recevoir du peintre ce profil en présent ; cependant ce profil avait disparu de l’atelier de l’artiste sans arriver dans le cabinet du philosophe. Enfin, un beau matin, celui-ci reçoit le dessin, et la planche gravée d’après ce dessin, et les cent premières épreuves tirées. Greuze a mis au bas de l’estampe tout simplement : Diderot. Elle a été gravée par Saint-Aubin, et c’est un chef-d’œuvre de gravure. C’est dommage que la ressemblance et la physionomie n’y soient point du tout. Un certain barbouilleur de la place Dauphine, nommé Garand, a fait pour moi un profil cent fois plus ressemblant[4]. On demanda l’autre jour pourquoi les peintres d’histoire réussissaient si peu dans le portrait. Pierre répondit : C’est parce que c’est trop difficile.

M. Cochin a fait graver en manière de crayon rouge, par Demarteau, le dessin allégorique sur la mort de M. le Dauphin, dont j’ai déjà eu l’honneur de vous dire un mot[5]. Cette estampe vient de paraître. En voici la composition. On voit en haut l’écusson du Dauphin. Il est rayonnant. Les rayons lumineux qui partent de l’écusson tombent sur un cortège nombreux de Vertus personnifiées, placées au-dessous, immobiles. On les reconnaît à leurs divers attributs, et on discerne entre elles la Justice, la Valeur, la Vigilance, l’Étude, la Prudence, la Pudeur, la Tendresse conjugale, et l’Histoire, qui a écrit dans un livre placé sur la poitrine du Temps, qui a les mains enchaînées derrière son dos. Ce cortège était dérobé à nos regards par un grand voile que la Modestie avait tendu, et qui cachait tout le tableau. La Mort a déchiré ce voile. On la voit parmi ses lambeaux à terre, tournant le dos aux spectateurs, et couverte d’un linceul, qui n’en laisse apercevoir que les extrémités. À côté d’elle, la Modestie, assise, la tête voilée, cherche encore à s’envelopper des lambeaux du grand voile déchiré. Elle tourne le dos au cortège de ses compagnes ; ainsi nous la voyons de face. C’est une belle figure. Elle fera bien de ne pas tourner la tête du côté gauche, parce que son nez donnerait droit dans le derrière du Temps enchaîné. Ce défaut de composition est choquant. On lit au bas de l’estampe ces deux vers tirés d’Ausone :

Nempe quod injecit secrela modestia velum
NempeScinditur, et vitæ gloria morte patet.


et au-dessous de ces deux vers latins, ce vers français, qui est de M. Diderot :

La mort a révélé le secret de sa vie.

En général, ce morceau est froid et obscur. C’est un amas de figures pressées les unes contre les autres, sans action, sans mouvement. Comme on ne les voit que jusqu’aux genoux, elles ont l’air d’être fichées en terre comme des fleurs dans une corbeille, et l’on pourrait appeler cette estampe la corbeille de Vertus ; ou bien elles ressemblent à une troupe de femmes entassées dans un bateau, et l’on craint toujours que ce bateau ne coule bas à cause du poids de sa charge. Du reste, point d’air entre les figures, point de plans qui fassent avancer et reculer les groupes. C’est qu’un graveur, quelque habile qu’il soit, n’entend pas assez la magie des ombres et de la lumière : c’est la science du peintre, et du grand peintre.

L’obscurité de la composition vient de ce qu’elle n’a point de sujet déterminé, défaut auquel il eût été facile de remédier avec un peu de chaleur de tête. On a mis l’Histoire au milieu du cortége des Vertus, que le voile dérobait à nos yeux. C’est une absurdité. Il fallait que, placée hors de ce sanctuaire, elle attendît que la Mort en déchirât le voile, pour écrire ce qui s’offrirait à ses yeux. Voici donc le tableau comme je l’ai entendu arranger à M. Diderot, et comme je l’aurais trouvé intéressant.

La Mort, debout à gauche, et vue par le dos, aurait déchiré le voile, et montré l’assemblée des Vertus. À droite, la Modestie, debout aussi, mais vue de face ou de profil, aurait cherché à s’envelopper des lambeaux du voile, déchirés et tombants.

Toutes les Vertus se seraient portées d’action vers l’Histoire, pour être inscrites de préférence. La Justice aurait dit : C’est moi qui suis la base des autres ; la Tendresse conjugale : C’est moi qui suis la plus rare ; la Prudence : Que seraient mes sœurs sans moi ? Mais l’Histoire, placée debout et au premier plan, sur le devant, entre la Mort et la Modestie, tenant sa grande plume posée sur son livre éternel, à qui le dos du Temps enchaîné aurait servi de pupitre, leur aurait répondu en leur montrant du doigt la Modestie, qui cherchait encore à se dérober : C’est par celle-ci que je vais commencer ; c’est d’elle que, dans ce moment, vous recevrez le prix inestimable que vous avez. Et si l’artiste eût eu d’ailleurs le feu et la poésie de Rubens, l’art de donner des caractères, de mettre du mouvement dans sa composition, de faire avancer et fuir ses figures, nous aurions eu un tableau digne de l’idée, qui est certainement ingénieuse.

— Les écrivains célèbres ont ordinairement à leur suite un certain nombre de roquets qui, au premier signe de dispute, étourdissent le monde par leurs jappements. La querelle de M. Hume avec M. Rousseau sera cause que ces roquets nous importuneront pendant quelques mois. Il paraît déjà quatre feuilles en faveur de M. Rousseau, toutes écrites détestablement par des polissons qu’on ne connaît point, et à qui la fainéantise, et vraisemblablement la misère, mettent la plume à la main. L’un a publié une Justification de Jean-Jacques Rousseau[6] ; un autre, un Précis pour M. Rousseau[7] ; un troisième, des Réflexions posthumes sur le grand procès de Jean‑Jacques avec David[8] ; un quatrième s’appelle le Rapporteur de bonne foi[9]. Aucun n’a un seul fait nouveau à alléguer ; tous s’occupent à nous apprendre comment il faut voir les faits rapportés dans l’Exposé succinct de la contestation. Il y a, dans une de ces rapsodies, la Lettre d’une femme, anonyme aussi, en faveur de M. Rousseau, qui est encore plus bête que le reste de ce plat barbouillage.

Mais si les apologistes de M. Rousseau m’ennuient avec leurs platitudes, je ne suis pas plus édifié des Notes qui viennent de paraître sur la Lettre de M. de Voltaire à M. Hume. Il fallait laisser cette Lettre comme elle est, et n’y pas revenir ; elle est fort gaie, et elle avait beaucoup réussi. Les Notes qu’on vient d’y ajouter forment un vilain et dégoûtant libelle, dicté par la passion, qui est toujours bête, et où l’on reproche à M. Rousseau de vilaines choses qui, vraies ou fausses, ne doivent jamais souiller l’imagination et la plume d’un honnête homme. L’auteur de ces Notes se fait d’ailleurs très-indiscrètement le défenseur de M. Tronchin, de M. Helvétius, de beaucoup d’autres honnêtes gens qui ne l’en avaient pas chargé : suivant la morale des procédés, il ne faut prendre en main que la cause de ceux qui vous ont choisi pour avocat. M. le marquis de Ximenès, qui a fait les honneurs de ces Notes, dit tout haut qu’elles sont de M. de Voltaire. Je suis au désespoir d’être obligé d’y reconnaitre son style et sa manière[10]. M. Hume nous aurait épargné ces chagrins en gardant le silence sur sa tracasserie avec Jean-Jacques, qui, quoi qu’on en puisse dire, n’intéressait certainement pas le genre humain. Quant à M. de Voltaire, on peut dire qu’il sait très-bien assigner les différents départements de ses affaires diverses. M. d’Argental et compagnie ont le département dramatique ; d’autres, le département philosophique, et l’illustre Ximenès, éditeur de ces Notes, le département des vilenies : car voilà déjà deux ou trois fois qu’il nous fait des présents de la part de M. de Voltaire, que ses vrais amis sont bien affligés de voir paraître. Ces Notes finissent par un désavœu formel de M. de Voltaire, de la Lettre à Jean-Jacques Pansophe ; désavœu tout aussi inutile que la plupart des autres pièces de ce triste et absurde procès.

— Le graveur Lemire et Basan, marchand d’estampes, proposent au public, par souscription, les Métamorphoses d’Ovide, représentées en une suite de cent quarante estampes in-4o, dédiées à M. le duc de Chartres. La souscription sera ouverte jusqu’au mois de juillet prochain. Les souscripteurs payeront, en quatre termes différents, quatre louis ; il seront fournis pour le choix des épreuves suivant l’ordre du tableau, en sorte que les premiers en date auront les premières épreuves. Ceux qui n’auront pas souscrit payeront cinq louis, et n’auront d’épreuves que celles qui resteront après la fourniture des souscripteurs. Quant au texte, on lira l’original d’un côté et la traduction française de l’abbé Bannier de l’autre. Voilà qui s’annonce fort bien : or je dis que cela ne sera pas bien[11]. Toutes ces entreprises n’ont jamais répondu à l’attente des amateurs. En dernier lieu, M. Fessard les a encore attrapés avec les Fables de La Fontaine, indignement exécutées par ce graveur. Ce que je sais, c’est que dans toute cette foule immense de dessins et de gravures qu’on a faits pour orner différents ouvrages de poésie et d’imagination, il ne s’en trouve pas un seul qu’un amateur voulût avoir dans son cabinet ou dans son portefeuille. Ces entreprises, bien loin même de tourner au profit de l’art, en hâtent la décadence, et ne doivent pas être encouragées. Il reste à ceux de nos graveurs dont le burin mérite quelque estime un assez grand nombre de beaux tableaux à nous transmettre par la gravure : c’est à quoi ils doivent employer leur talent. S’ils ne peuvent ou ne veulent se charger d’un tel travail, qu’ils meurent de faim ou qu’ils fassent des souliers : car, pour leurs images, je ne conseillerai jamais à personne d’en donner une obole.

Pendant que M. Lemire et compagnie nous préparent leurs images avec la traduction des Métamorphoses faite par l’abbé Bannier, un M. Fontanelle, dont je n’ai jamais entendu parler, nous a donné une nouvelle traduction des Métamorphoses d’Ovide, en deux gros volumes in-8o assez bien imprimés[12]. Ces volumes sont encore ornés d’images. C’est une fureur qui se répand de plus en plus parmi nous, et qui rend les livres chers et de mauvais goût. Les Anglais, qui exécutent les plus beaux ouvrages en fait de typographie, n’ont pas la manie d’y ajouter de mauvaises images. Quant à M. Fontanelle, qui me paraît différer de feu M. de Fontenelle par plus d’une voyelle, on m’a assuré qu’il est l’auteur de cette mauvaise tragédie de Pierre le Grand, qui a paru sur la fin de l’année dernière. S’il faut juger de son style par sa tragédie, on peut jeter sa traduction et ses images au feu. Mais avant de juger lequel mérite la préférence de l’abbé Bannier ou de M. Fontanelle, il faudrait que la possibilité de traduire en français un poëme tel que les Métamorphoses d’Ovide me fût démontrée : or, c’est précisément le contraire qui m’est démontré. Je soutiens qu’il est impossible de traduire les Métlamorphoses, à moins d’être aussi grand poëte qu’Ovide lui-même ; comment, sans cela, transmettre dans une autre langue ce coloris précieux qui fait le mérite particulier de ce poëme ? Un homme qui serait digne de le traduire s’en désespérerait à chaque page ; il n’y a qu’un pédant froid comme la glace, qui puisse achever patiemment un ouvrage qui ne peut lui plaire qu’autant qu’il n’en connaît pas la difficulté.

— Je suis un peu humilié de n’avoir pu, malgré tous les soins que je me suis donnés, réussir jusqu’à présent à voir la tragédie nouvelle de M. de Voltaire intitulée les Scythes. Elle est cependant imprimée, cette tragédie, et je crois que l’édition entière est arrivée à Paris ; mais M. d’Argental et M. Le Kain, chargés du département dramatique de notre septuagénaire, en ont arrêté impitoyablement la publication. Ils délibèrent si cette œuvre ne doit pas être jouée avant d’être livrée au public par l’impression. M. de Voltaire, plus modeste et moins ambitieux que ses amis, s’est contenté d’offrir sa tragédie à la lecture sans la présenter aux Comédiens. Il fait bien, mais ses amis font mieux : car si cette pièce peut être mise sur le théâtre, pourquoi ne la point montrer au public de sa véritable place ? La difficulté sera de trouver les acteurs nécessaires aux différents rôles. Il y a deux vieillards, et nous n’avons que Brizard tout seul ; et Mlle Clairon est si peu remplacée par nos débutantes que je serais fort embarrassé de dire à laquelle d’entre elles il faut donner le rôle de la princesse.

Au reste, si je souffre pour ma part de la rigidité avec laquelle M. d’Argental et son bras droit, M. Le Kain, dérobent cette pièce à la connaissance du public, je ne la blâme pas pour cela. Je désire seulement qu’il n’arrive point d’infidélité ou d’indiscrétion qui nous mette en possession de la pièce avant que le conseil souverain ait décidé définitivement de son sort. En attendant, pour satisfaire à mon devoir, je profiterai d’un hasard heureux. M. Le Kain a confié la tragédie des Scythes à M. le comte de Schomberg, maréchal des camps et armées du roi, avec qui j’ai l’honneur d’être lié d’amitié depuis ma première enfance, et qui a bien voulu employer le peu d’heures qu’il a été en possession de la pièce à faire pour moi, à mon insu, l’extrait que vous allez lire. La parole qu’il avait donnée de ne point laisser cette pièce sortir de ses mains ne lui a pas permis de me mettre à portée de faire cet extrait moi-même[13].

On pourrait craindre que cette tragédie ne languît un peu en quelques endroits. Quoiqu’on y reconnaisse toujours le coloris de l’auteur de la Henriade, le style paraît un peu faible. Quant à la machine, elle est bien compliquée, et le moindre inconvénient, comme le plus ordinaire, de ces sortes de machines est que le discours des personnages est employé à faire savoir au spectateur toutes les choses dont le poëte a intérêt de l’instruire, ce qui ôte au discours sa vérité et sa force. Remarquez que les deux dernières tragédies de M. de Voltaire, savoir, les Scythes et Olympie, ne sont proprement que des opéras dans le goût de Metastasio, et qu’avec très-peu de changements on en ferait des drames lyriques.

Quant au ton, il a cette fausseté qui règne en général dans la tragédie française, et qu’un grand homme comme M. de Voltaire pouvait seul bannir de notre théâtre. La peinture des mœurs étrangères est sans doute précieuse ; mais pourquoi y employer des couleurs françaises ? Cette fausseté me rend la tragédie insupportable, et j’aime mieux ne m’y jamais rencontrer avec des Romains, des Grecs, des Perses et des Scythes, que d’entendre cette suite d’idées françaises qui sort de la bouche de tous ces gens-là. Ils ne disent pas ce qu’ils doivent dire ; ils disent ce que j’en dois penser. Ces Scythes, par exemple, qui se vantent sans fin et sans cesse de leur simplicité, comme si un peuple simple savait qu’il l’est ! Ils rejettent les présents des Persans comme des

Instruments de mollesse, où, sous l’or et la soie,
Des inutiles arts tout l’essor se déploie.


Il n’y a qu’un peuple très-raffiné par le luxe qui puisse ainsi parler de quelques meubles de luxe. Il est d’ailleurs d’expérience générale qu’un peuple sauvage a toujours reçu avec avidité les meubles des peuples policés, quoiqu’il n’en connût pas l’usage, par la seule raison que la nouveauté a toujours : droit d’intéresser et l’homme sauvage et l’homme policé. Voulez-vous, à présent, savoir à quel point cette fausseté est enracinée sur notre théâtre ? lisez le portrait qu’Indatire fait d’Obéide dans la première scène de cette tragédie :

De son sexe et du nôtre elle unit les vertus :
Le croiriez-vous, mon père ? elle est belle et l’ignore ;
Sans doute elle est d’un rang que chez elle on honore :
Son âme est noble au moins, car elle est sans orgueil ;
Jamais aucun dégoût ne glaça son accueil ;
Sans avilissement à tout elle s’abaisse ;
D’un père infortuné soulage la vieillesse,
Le console, le sert, et craint d’apercevoir
Qu’elle va quelquefois par-delà son devoir.

On la voit supporter la fatigue obstinée,
Pour laquelle on sent trop qu’elle n’était point née.

Je dis qu’il n’y a pas là un vers qui ne soit faux. Le fils d’un fermier général qui aurait fait ce portrait d’une fille de qualité pauvre, retirée en province avec un père indigent, serait un assez joli sujet, et mériterait d’épouser cette fille ; mais le fils du Scythe Hermodan doit-il parler comme le fils d’un fermier général ? Est-ce qu’en Scythie on savait ce que c’est que noblesse ou avilissement ? Un peuple sauvage ne connaît que la vertu et le vice, que le bon et le mauvais. En tout cas, l’avilissement chez les Scythes aurait consisté à ne point servir son père, et dans mille ans il ne serait venu dans la tête du plus fieffé petit-maître scythe de faire à Obéide un mérite d’un devoir si naturel et si indispensable. Je dis qu’aussi longtemps que la tragédie conservera ce ton faux, elle pourra amuser la jeunesse ignorante ; mais elle ne plaira point à l’homme instruit, et ne sera pas digne d’un peuple éclairé. Malgré tout cela, je ne doute pas que la tragédie des Scythes ne réussit beaucoup à Paris si elle était jouée, et il en faut toujours venir à dire que la vieïllesse de M. de Voltaire est bien différente de celle de Pierre Corneille.

— Il y a quelques années que M. de Voltaire envoya très incognito une tragédie du dernier Triumvirat de Rome, à M. Le Kain, pour la faire jouer. Le secret fut parfaitement gardé. On présenta la pièce aux Comédiens de la part d’un auteur anonyme. On disait en confidence à quelques amateurs du théâtre que cette tragédie était d’un jeune jésuite qui, depuis la dissolution de la Société, était tout près de courir la carrière dramatique s’il pouvait y espérer quelque succès. La pièce fut jouée ; elle tomba, et, qui pis est, elle fut oubliée au bout de huit jours. M. de Voltaire eut tort de garder ainsi l’incognito. Si les héros n’ont pas besoin d’aïeux, si tout l’éclat qui les environne vient de leur propre mérite, il n’en est pas ainsi de certains enfants faibles qui ont besoin de la gloire de leurs pères pour être tolérés. Mais je sais bien pourquoi M. de Voltaire se cacha alors#1. On lui avait fait un crime, quelques[14] années auparavant, d’avoir traité le sujet d’Électre et celui de Catilina, mis sur le théâtre par le vieux Crébillon. Celui-ci avait aussi fait une tragédie du Triumvirat, qui était tombée : M. de Voltaire craignit d’exciter de nouveau des clameurs, d’avoir osé encore tenter un sujet traité par son rival, qu’on avait eu l’audace de nommer, pendant trente ans de suite, son maître dans l’art du théâtre. Étrange sottise du public ! Cette émulation entre deux poëtes, qui ne pouvait être trop encouragée, qui tournait tout entière au profit de l’art, fut traitée alors de crime, et M. de Voltaire fut presque traité de voleur de grand chemin, qui envahit l’héritage de son voisin, et comme un monstre acharné à arracher tous les brins de laurier de la tête d’un vieillard. Ce n’est pas qu’on s’intéressât à Crébillon, qui n’avait rien de recommandable quant au personnel, et qui est déjà presque oublié ; mais l’envie d’abaisser son illustre rival, qui avait recueilli tous les lauriers de la littérature sur sa tête, se travestit en vengeresse de mauvais procédés, et cherchait à calomnier et à persécuter, en se couvrant du masque de la générosité. Ce n’est que depuis peu qu’on sait que M. de Voltaire est l’auteur de cette tragédie du Triumvirat, tombée ainsi que celle de Crébillon. Il vient de la faire imprimer sous le titre d’Octave et le jeune Pompée, ou le Triumvirat[15]. Le sujet est historique, le caractère des personnages aussi ; mais la fable est presque toute d’invention. Tout le tissu et le style en sont faibles, et quand on a lu cette pièce, on n’est pas étonné qu’elle n’ait point fait d’effet au théâtre. Malgré cela, je suis persuadé que le nom de M. de Voltaire lui aurait procuré un succès passager. Les temps sont changés. Cet acharnement, si ridicule et si honteux pour notre siècle, n’existe plus. Depuis environ dix ou douze ans, M. de Voltaire jouit du privilège d’un grand homme mort ; l’envie et la calomnie n’osent plus siffler, ou du moins elles n’excitent plus que de l’horreur, et il ne faut pas nous faire honneur de cette justice tardive. Si M. de Voltaire jouit de quelque faveur au milieu de la haine qu’on porte à tous les autres philosophes de France, c’est à son absence qu’il en est redevable. Au reste, si sa tragédie du Triumvirat est faible, les remarques sur les proscriptions dont il l’a accompagnée sont excellentes. C’est un morceau que vous lirez avec grand plaisir, et qui peut, je crois, se soutenir à côté des meilleurs écrits de cet illustre auteur. Il n’appartenait qu’à lui d’associer les persécutions religieuses de nos siècles modernes aux proscriptions des Sylla, des Octave, des Marc‑Antoine, et de les intituler Des Conspirations contre les peuples. Cette seule inscription du dernier chapitre de ces remarques est d’un homme de génie.

— On vient d’imprimer à Paris une feuille intitulée Réponse de M. de Voltaire à M. l’abbé d’Olivet. Ce vieil académicien a fait faire une nouvelle édition de sa Prosodie française, ouvrage estimé. Il en a envoyé un exemplaire à M. de Voltaire, et c’est ce qui a donné occasion à cette réponse, dans laquelle on trouve plusieurs remarques utiles sur la langue, des observations sur Quinault et Lulli, sur le style du philosophe de Sans‑Souci, sur les langues anciennes et modernes. Cela est écrit avec l’agrément et la grâce qui n’ont jamais quitté la plume intarissable du patriarche de Ferney. Ce qu’il dit sur Quinault et Lulli est de l’évangile de l’autre siècle, et a passé de mode depuis que M. de Voltaire n’est plus en France. J’ose l’assurer qu’il est impossible de mettre en musique les vers harmonieux et sublimes de la première scène de Proserpine. j’ose soutenir encore que la poésie dramatique doit être essentiellement différente de la poésie épique. Tout poëte qui veut tirer ses sujets, pour le théâtre lyrique, des Métamorphoses d’Ovide, a déjà un projet absurde ; et s’il veut imiter jusqu’au style d’Ovide dans les pièces faites pour être représentées, il peut se vanter de n’avoir pas les premières notions du goût véritable. Si les vers harmonieux et sublimes de Quinault sont bons pour la musique, il faut prendre Metastasio et le jeter au feu. C’est une exécution que je ne ferai pas encore ce mois-ci. Notre patriarche n’entend rien en musique, et pas grand’chose en peinture ; mais son lot est assez beau pour qu’il puisse s’en contenter. On prétend qu’il fait actuellement un poëme burlesque sur les troubles de Genève ; c’est un peu trop tôt. Il faudrait que ces troubles eussent cessé, ou fussent près de leur fin ; peut-être les ridicule pourrait-il alors être employé avec succès contre les gens assez fous pour s’attirer des maux réels et funestes dans la crainte de quelques maux incertains et imaginaires.


vers à mettre au bas du portrait
de m. de la chalotais.

On assure que ces vers ont été trouvés écrits au bas du portrait de M. de La Chalotais, qui est dans la chambre de la noblesse à Rennes :

Sa sagesse et sa fermeté
Ont fait palir la calomnie :
Qui lui voulut ôter la vie,
Lui donna l’immortalité.

— La gravure du tableau de Greuze, connu sous le nom du Paralytique ou de la Récompense de la bonne éducation donnée, vient d’être achevée, et cette estampe paraît depuis quelques jours. Elle est dédiée à l’Impératrice de Russie, qui a acheté le tableau l’année dernière, pour la galerie impériale de Pétersbourg. Cette estampe a de l’effet ; et puisqu’il ne nous reste en France de ce beau poëme que cette faible traduction, il faut bien s’en contenter. Elle a été gravée par Flipart, et se vend seize livres. Ceux qui voudront l’avoir feront bien de se dépêcher avant que les meilleures épreuves ne soient enlevées.




  1. Elle fut représentée pour la première fois le 17 décembre 1766. (T.)
  2. Représenté pour la première fois le 15 décembre 1766.
  3. L’affaire La Chalotais.
  4. Voir l’Iconographie de Diderot, tome XX, p. 113 des Œuvres complètes.
  5. Grimm n’a parlé, plus haut, page 5, que très-sommairement de la vignette de Cochin placée en tête de l’oraison funèbre du Dauphin par l’archevêque de Toulouse.
  6. Justification de J.‑J. Rousseau dans la contestation qui lui est survenue avec M. Hume. Londres, 1766, in-12.
  7. Précis pour M. Rousseau, en réponse à l’Exposé succinct de M. Hume, suivi d’une lettre de Mme*** (La Tour-Franqueville) à l’auteur de la Justification de M. Rousseau. Paris, 1767, in-12.
  8. Paris, sans date, in-12.
  9. 1766, in-12. Par T. Verax.
  10. Beuchot, dans l’article Ximenès, qu’il a rédigé pour la France littéraire, établit d’une façon positive la part prise par Voltaire aux Lettres sur la Nouvelle Héloïse, mais ne parle point de la Lettre à M. Hume.
  11. Ce livre vaut aujourd’hui de 400 à 500 francs relié en veau, et de 800 à 1,000 francs relié en maroquin.
  12. On a publié une nouvelle édition de la traduction des Métamorphoses d’Ovide, de M. Dubois-Fontanelle, en 1802, 4 vol. in-8o. L’auteur, natif de Grenoble, est mort dans cette ville le 15 février 1812, âgé dé soixante-quinze ans. (B.)
  13. Nous supprimons l’analyse de cette tragédie, qu’on trouvera tome VI des Œuvres complètes de Voltaire, édition Garnier frères.
  14. Grimm l’avait appris depuis la représentation de l’ouvrage, car il le traita, lorsqu’il parut, avec une sévérité qu’il n’eût certes pas montrée s’il eût su que Voltaire en était l’auteur. Voir tome VI, p. 32. (T.)
  15. Octave et le jeune Pompée, ou le Triumvirat, tragédie avec des remarques sur les proscriptions. Amsterdam et Paris, 1767, in-8o.