Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/7/1767/Novembre

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (7p. 461-490).

NOVEMBRE.
1er novembre 1767.

Si je ne puis souffrir les livres élémentaires dans les arts et les métiers qui ne peuvent être appris que par la pratique, si je méprise les théories à perte de vue dans les choses que l’expérience seule peut enseigner, il n’en est pas de même des écrits qui traitent des objets de l’administration publique. Je crois, au contraire, ces écrits fort utiles, et je les regarde comme le moyen le plus sûr et le moins dispendieux que le gouvernement ait entre ses mains pour savoir la vérité. Ce n’est pas qu’on ne bavarde et qu’on ne déraisonne dans la plupart de ces écrits autant que dans les livres élémentaires ; mais dans les matières de discussion, il faut avoir passé par tous les déraisonnements possibles avant de pouvoir se vanter de les avoir éclaircies, et toutes les questions d’administration, toutes les opérations du gouvernement, ont besoin d’être discutées longtemps avant leur exécution. La vérité ressemble ici aux fruits dont la maturité ne commence que lorsque la saison est déjà bien avancée. Un ministre qui, en entrant en place, ferait défendre par une loi expresse, sous peine de vie, d’écrire sur les affaires du gouvernement et de l’administration publique commencerait son ministère par une loi aussi ridicule que dure. Il aurait, par ce seul trait, donné la mesure de son esprit et de ses talents ; il aurait annoncé le caractère de ses opérations, et pris, pour ainsi dire, d’avance des lettres patentes de son maître à l’effet de faire toutes les sottises impunément, et sans pouvoir être troublé par qui que ce soit dans la pleine jouissance, dans le plein exercice de sa médiocrité. Il y a cette différence essentielle entre l’homme public et l’homme privé que celui-ci, dans la conduite de sa vie, ne peut consulter que ses amis et que l’homme public, dans ses projets, peut et doit consulter tout le monde. C’est du choc des opinions que la vérité sort enfin étincelante de toute sa clarté, et le ministre qui ne veut pas qu’on écrive des sottises sur les opérations qui l’occupent est bien menacé d’en faire. Le cardinal de Richelieu dit quelque part qu’il n’a jamais manqué, dans les occasions importantes, de consulter les hommes les plus bornés, ceux qui avaient une réputation bien méritée de n’avoir ni esprit, ni discernement, ni tête. Ils m’ont, ajoute-t-il, presque toujours suggéré des idées auxquelles un homme d’esprit n’aurait de sa vie pensé. Ce seul mot prouve mieux le génie de Richelieu que tous les éloges qu’on en a faits, et qu’on en fera aux réceptions de l’Académie française ; mais il ne faut pas être sot quand on veut tirer parti de l’esprit des sots, sans quoi il y aurait toujours un sot de trop dans le conseil.

Deux petits écrits qui viennent de paraître ont donné lieu à ces réflexions, ils ont tous les deux pour objet des questions qui intéressent la police publique. On a toléré l’un, et je crois que l’autre a été même protégé.

Le premier, qui traite de l’Administration des chemins, est de M. Dupont, membre de plusieurs sociétés royales d’agriculture, et l’un des piliers du mardi de M. le marquis de Mirabeau. On dit, monsieur Dupont, que vous êtes un jeune homme plein de mérite, plein de zèle pour le bien public, que vous avez de l’esprit et des connaissances ; ainsi je vais vous parler avec une entière franchise sur votre brochure.

Vous avez des vues fort justes. Il est barbare et contraire à tout principe de gouvernement de faire les grands chemins par corvée, en contraignant le laboureur de s’y transporter avec ses chevaux et ses outils à ses frais, et d’y travailler à la sueur de son corps et sans salaire. Il est clair que le mal qui résulte de cette tyrannie odieuse, établie dans la plupart de nos provinces, tombe directement sur la classe de citoyens la plus utile, et anéantit dans leur source les richesses de la nation. Vous avez très-bien fait sentir la différence essentielle qu’il y a entre les corvées féodales et ces corvées meurtrières, instituées depuis à l’imitation des premières. Mais pourquoi chercher midi à quatorze heures ? Pourquoi insister sur l’utilité des grands chemins, dont personne ne doute ? Pourquoi nous prouver laborieusement que les propriétaires sont le plus intéressés à l’établissement des grands chemins et de leur entretien ? Cela saute aux yeux. Les consommateurs le sont aussi certainement ; car si un seul cheval suffit dans une belle route, lorsqu’il en faudrait trois dans une mauvaise pour le transport de la même quantité de denrées, il est évident que le consommateur sera obligé de payer le surcroît de dépense qu’exige le mauvais chemin, et qu’il profitera de la diminution que lui procurera le bon. Dans ces matières, monsieur Dupont, il faut aller au fait et être de la plus grande clarté et de la plus grande concision possibles. Si vous n’étiez pas entiché du langage apocalyptique des économistes ruraux, vous vaudriez beaucoup mieux. Mais vous voulez manifester aux propriétaires l’évidence de leur propre intérêt ; vous me mettez à tout moment les épithètes sacramentelles de votre secte en italique, de peur que je n’y prenne pas assez garde, et vous m’ennuyez. Laissez ces manipulations de termes et de formules à vos hommes creux du mardi. Que M. de La Rivière nous parle de biens disponibles et non disponibles que le prémontré Baudeau partage aussi les hommes en disponibles et non disponibles : ils peuvent compter que s’il n’y a que moi qui en dispose, ils ne deviendront de leur vie disponibles. Mais vous, revenez au naturel, puisque vous paraissez y avoir de la pente. Dites tout simplement qu’on doit payer ceux qu’on emploie à la construction des chemins, et qu’il faut y employer les troupes en temps de paix, parce que c’est vrai, et que c’était l’usage des Romains, dont la discipline militaire valait bien la nôtre ; et quand vous avez proposé vos idées sur quelque objet, n’y ajoutez plus les lieux communs de vos rêve-creux du mardi rural.

Le second écrit qui a paru, et qu’on dit favorisé par le gouvernement, est intitulé Considérations sur les compagnies, sociétés et maîtrises, et forme une brochure in-12 de cent quatre-vingts pages, dont l’auteur ne s’est point fait connaître. Cet auteur n’est pas un homme lumineux, c’est un homme de bon sens tout court. Il s’élève contre les privilèges, les communautés, les maîtrises, comme contre autant d’entraves qui gênent l’industrie. Il prétend que les règlements sans fin qu’on a fait sur tous les objets du commerce, et les inspecteurs sans nombre qu’on a créés pour présider à leur exécution, n’ont servi qu’à ruiner notre commerce, et j’en suis convaincu. Pas trop gouverner est une des plus précieuses maximes de tout gouvernement sensé. Vous voulez que le commerce fleurisse dans vos États ? Faites des routes, rendez vos rivières navigables, ouvrez des canaux, facilitez les communications par tous les moyens imaginables ; pourvoyez à la sureté publique et dans vos villes et sur vos grands chemins ; que le citoyen puisse voyager sans craindre les brigands, et vous verrez que le commerce s’établira parmi vos sujets, sans que vous ayez besoin de leur apprendre ce qu’il faut qu’ils fassent pour le faire prospérer et fleurir. L’homme le plus borné sait toujours mieux ce qu’il faut faire pour son intérêt que le conseiller le plus avisé ; et je suis persuadé que si l’on voulait voir un recueil complet et parfaitement assorti de sottises de toute espèce, on n’aurait qu’à publier le code de tous les règlements qui existent en France, relatifs au commerce, aux arts et aux métiers.

Au reste, lorsqu’après de longs siècles de barbarie et au milieu du désordre féodal, une police plus sensée a cherché à s’établir en Europe, lorsque les villes et les communautés se sont formées, a-t-on eu tort d’ériger les différents métiers en maîtrises, et de les munir de statuts particuliers ? Je ne le crois pas. A-t-on raison aujourd’hui de casser tous ces statuts et de laisser gagner à chaque citoyen son pain comme il le jugera à propos, sans s’inquiéter s’il est agrégé à quelque communauté, sans s’informer s’il a bien appris le métier qu’il compte exercer, etc. ? Peut-être. Ce que je sais, c’est qu’autre chose est de civiliser, de former un peuple ; autre chose de gouverner un peuple tout formé, tout civilisé ; et pour me servir d’une expression de M. l’abbé de Galiani, quand vous voulez mettre un peuple en culottes, il peut être expédient, indispensable même, de commencer par lui lier bras et jambes pour assujettir tous ses mouvements ; c’est le moment de n’en regarder aucun comme indifférent. C’est le moment des règlements, des lois, des cérémonies, des formalités d’autant plus inviolables qu’elles sont au fond très-indifférentes ; mais lorsqu’un peuple porte culottes depuis cinq ou six cents ans, lorsqu’il y est si bien habitué qu’il les regarde comme essentielles à son bien-être, et qu’il s’est identifié avec elles, il est bien absurde de ne pas lui délier les bras, de ne pas lui rendre la liberté de ses mouvements, qu’il ne peut plus employer désormais qu’à la conservation et à l’embellissement de ses culottes, puisqu’il ne lui reste aucune trace, aucun souvenir de ses ancêtres sans culottes, aucune envie de leur ressembler.

Quand on veut élever un édifice, il faut commencer par former un échafaud ; mais quand cet édifice est tout élevé, quand il est achevé depuis des siècles, il est ridicule de laisser subsister l’échafaud, et d’en prendre plus de soin que de l’édifice même. Rois, ministres, si vous n’avez ni assez de génie, ni assez de courage pour abattre votre échafaud, ne soyez du moins pas asez absurdes pour en vouloir aux philosophes dont ç’a été de tout temps le métier de démasquer et de débarrasser votre édifice, en portant en bons et intelligents charpentiers la cognée dans le vieil échafaud qui l’entoure. Ne craignez pas que ces charpentiers opèrent trop vite ni qu’ils commencent trop tôt ; leur communauté ne peut se former que quand l’échafaud commence à pourrir. Maître Arouet de Voltaire, il y a deux cents ans, aurait été réformateur comme Luther et Calvin ; il y a cent ans qu’il aurait peut-être été janséniste faisant la guerre aux jésuites, et c’eut été toujours un homme unique, puisqu’il aurait été janséniste gai. Aujourd’hui, c’est le panégyriste du rémunérateur et vengeur tout court ; dans cent ans d’ici, s’il revenait au monde, il s’en passerait peut-être et ne s’en estimerait pas moins. Nous tenons aux opinions et à la pente générale des esprits de notre siècle bien plus invinciblement que nous ne pensons ; mais ces opinions sont comme les modes. Quand la maladresse s’en mêle, elles peuvent ébranler un empire jusque dans ses fondements, quoiqu’elles soient dans le fait absolument indifférentes à la prospérité publique. Qu’est-ce qu’un homme d’un grand génie ? C’est un homme qui est venu au monde deux ou trois cents ans avant son temps. Il est seul. Son siècle ne l’entend pas, et s’il ne sait se tenir tranquille, il est livré aux bêtes. À la fin, la justice des siècles arrive, et place sur le piédestal l’homme qui a été un objet d’opprobre et de haine pour ses contemporains. Voilà l’histoire du genre humain depuis l’orient jusqu’à l’occident, depuis le midi jusqu’au septentrion.

Heureux l’homme de génie que le sort aura placé sur le trône dans un siècle comme le nôtre ! Les sots et les fripons, qui ne vivent que d’échafaudages, ne manqueront pas de lui dire que tout est perdu si l’on ne respecte pas leur échafaud pourri ; mais il ne sera pas assez sot pour le croire. Il sentira que, malgré les déclamations de nos orateurs bilieux, nous valons mieux que nos pères n’ont jamais valu, et que nos neveux vaudront mieux que nous. Il verra que l’Europe s’achemine sensiblement vers un état d’amélioration dont il serait impossible de pressentir ni les effets ni le terme, à moins que quelque catastrophe physique et subite ne nous remette dans notre état primitif et sauvage ; et en voyant ce que son siècle attend de lui, il mettra sa gloire à hâter les progrès de cette heureuse révolution par son exemple et par son influence.

— Pour nous débarrasser pendant quelque temps de cette foule importune de laboureurs en chambre, ajoutons à la pacotille de leurs productions un Nouveau Mémoire qui paraît sur les distinctions qu’on peut accorder aux riches laboureurs, avec des moyens d’augmenter l’aisance et la population dans les campagnes. Item des Éléments de la philosophie rurale. Volume in-12, de plus de quatre cents pages, avec un beau tableau économique gravé dont les calculs promettent de la part des économistes beaucoup de profit aux propriétaires. Item le Bon Fermier, ou l’Ami des laboureurs, par l’auteur de la Bonne Fermière. Volume in-12 qui renferme des dialogues entre l’amateur et le fermier. Que le diable emporte tous ces bavards ! Je fais plus de cas d’un vigoureux valet de fermier qui sait enfoncer le soc dans la charrue, et la conduire jusqu’au bout du champ, que de tous ces ennuyeux et ridicules laboureurs sur un tapis vert. Du moins, le valet du fermier sait tirer droit ses sillons, et il n’y a pas un seul sillon droit dans la tête d’aucun de ces tristes prédicateurs d’abondance, depuis le sublime Quesnay dit le Maître, ou l’Homme qui a paru, jusqu’au petit Baudeau dit le Prémontré. J’honore infiniment cet entrepreneur de vivres, ou meunier, ou boulanger de Corbeil, qui vient de trouver le secret de tirer d’une charge de blé quelconque un sixième de fine fleur de farine de plus qu’on n’avait coutume d’en tirer. Voilà l’homme utile, voilà le citoyen à récompenser. Il n’a cependant jamais assisté à aucun mardi de M. de Mirabeau, et il n’entend pas un seul mot au Tableau économique de François Quesnay. Cet homme s’appelle, je crois, Malicet. Je ne suis pas peu honteux de ne pas mieux savoir son nom et sa profession.

— Un des principaux soins des économistes ruraux, c’est d’asseoir l’impôt immédiatement sur le produit net, et de faire partager le souverain dans ce produit net en sa qualité de copropriétaire. On leur demande si l’impôt ne pourrait pas être assis sur les consommations, et même sur les personnes par capitation ? Non, disent-ils, nous avons appelé cet impôt indirect, et nous avons décidé que tout impôt indirect est meurtrier et destructeur de la richesse et de la reproduction, Et pourquoi cela ? C’est qu’il tombe en dernière analyse et d’une manière toujours onéreuse sur les propriétaires des terres, et qu’il vaut mieux qu’ils le paient directement tout de suite, que d’une manière indirecte et plus chère. J’entends bien que ces messieurs affirment comme un principe incontestable que tout impôt n’est supporté que par les propriétaires, et que toutes les autres classes de citoyens ne payent jamais rien, quelque chargées qu’elles soient en apparence ; mais jamais l’évidence de ce principe n’a pu entrer dans ma tête de façon à ne me laisser aucun doute ; et je vois que je ne suis pas le seul esprit rétif qu’il y ait en France. La Société d’agriculture de Limoges, adoptant les principes des économistes ruraux, a proposé un prix à celui qui les développerait le mieux ; et il s’est trouvé un homme qui, en les développant, les a combattus. La Société n’a pas couronné son ouvrage ; mais elle l’a jugé utile, quoique l’auteur ait travaillé contre son vœu et ses principes. Cet ouvrage est intitulé Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt, où l’on réfute la nouvelle doctrine économique qui a fourni à la Société royale d’agriculture de Limoges les principes d’un programme quelle a publié sur l’effet des impôts indirects. Volume grand in-8° de plus de quatre cents pages. On relève dans cet ouvrage plusieurs paralogismes de la Théorie de l’impôt, par M. le marquis de Mirabeau.

— Nous avions trois écrivains remarquables à force d’être ridicules ; mais ce nombre mystérieux n’existe plus. L’archidiacre Trublet se repose à l’ombre de ses lauriers dans le sein de sa patrie, à Saint-Malo. Il mérite d’être nommé comme la première personne de cette trinité, parce qu’il est très-supérieur aux deux autres dont je vais parler ; mais son affectation d’être fin et important dans les minuties l’a rendu très-ridicule. Cet écrivain subtil et bêtement spirituel n’a jamais placé une virgule sans y attacher quelque finesse. Le portrait que le Pauvre Diable a fait de lui est une chose immortelle qui ne périra qu’avec toute la littérature française ensemble. Tout ce que l’abbé Trublet trouvait à redire à ce portrait, c’est qu’il y était qualifié de diacre, tandis qu’il était archidiacre, et qu’en le qualifiant ainsi, le vers y était également. À quoi M. de Voltaire répondit : J’ai tort. Je lui demande pardon ; je l’avais cru dans les moindres. On appelle les ordres moindres ceux qui sont au-dessous de la prêtrise. La seconde personne de la trinité, c’est M. d’Açarq, grammairien plein d’emphase. Ses écrits à force d’être ridicules sont très-amusants. Il prétend avoir fait une grammaire sous le titre de Balance philosophique. Il dit en commençant : Je vais vous montrer Minerve toute nue ; peu de gens l’ont vue en cet état. Je crois, en effet, que depuis l’aventure du mont Ida, elle ne s’est déshabillé que pour M. d’Açarq, Tous ses ouvrages sont écrits dans ce goût-là. La troisième personne, enfin, était feu M. de La Garde qui vient de mourir âgé de près de soixante ans. On l’appelait La Garde Bicêtre, pour le distinguer du petit La Garde musicien. C’est un sobriquet que ses amis lui avaient donné, vraisemblablement parce qu’ils le jugeaient digne d’avoir un logement dans ce château royal. Je ne sais s’il était mauvais sujet, mais il était bête à manger du foin. Son premier métier avait été celui de suivant de Mlle Le Maure, qui a si longtemps enchanté les oreilles françaises par son beau et lourd organe, et qui était aussi célèbre par sa bêtise que par sa voix. La Garde prétendait lui montrer ses rôles ; et comme elle était fort capricieuse, quand on voulait l’avoir à souper pour la faire chanter il fallait avoir La Garde, qui savait les moyens de l’y déterminer. La Garde s’attacha ensuite à Mme de Pompadour, et fut consulté dans le temps qu’elle jouait l’opéra dans les petits appartements pour l’amusement du roi. Cette femme célèbre le fit peu après son bibliothécaire, et lui procura une pension de mille écus sur le Mercure de France. Il fut chargé en même temps de la partie des spectacles pour ce journal. C’est là ou il a exercé sa plume de la manière la plus ridicule et la plus fastidieuse pendant plusieurs années de suite jusqu’à sa mort. Il a été créateur d’un style emphatique et d’un galimatias merveilleux pour l’association des mots qu’il savait réunir ensemble. Cela était détestable à lire seul, mais excellent à lire en société pour se divertir. Les gens sensés riaient aussi parfois, mais n’en trouvaient pas moins indécent qu’un journal qui se compose sous la protection immédiate du gouvernement fut fait d’une manière aussi ridicule et aussi impertinente. On a, depuis la mort de cet imbécile, réuni toute la composition du Mercure sous M. de La Place, qui ne sera ridicule qu’à force d’être plat.

— Il nous revient encore quelques fragments de la fête de Saint-François, célébrée à Ferney à l’honneur du seigneur châtelain et patriarche ; et d’abord il faut lire les vers de M. de La Harpe, qui ne sont pas ce qu’il a fait de mieux dans sa vie.

VERS À M. DE VOLTAIRE,

par M. de la Harpe

François d’Assise fut un gueux
Et fondateur de gueuserie :
Aussi ses enfants n’ont pour eux
Que la crasse et l’hypocrisie.
François, qui de Sales eut le nom,
Trichait au piquet, nous dit-on ;
D’un saint zèle sentit les flammes,
Et vainquit celles de la chair ;
Convertit quatre-vingt mille âmes
Dans un pays presque désert.
Ces pieux fous que Rome admire,
Je les donne au diable tous deux,
Et je ne place dans les cieux
Que le Français qui fit Zaïre.

REPONSE DE M. DE VOLTAIRE

à ces vers et à ceux de M. chabanon.

Ils ont berné mon capuchon,
Rien n’est si gai ni si coupable :
Qui sont donc ces enfants du diable ?
Disait saint François, mon patron.
— C’est La Harpe, c’est Chabanon.
Ce couple agréable et fripon
À Vénus vola sa ceinture.
La lyre au divin Apollon,
Et ses pinceaux a la nature.
— Je le crois, dit le penaillon :
Car plus d’une fille m’assure
Qu’ils ont aussi pris mon cordon.

M. Dorat vient de publier la Danse chant quatrième du poëme de la Déclamation, précédé de notions historiques sur la danse, et suivie d’une réponse à une lettre écrite de province.

Ce chant nouveau, qui doit terminer le poëme de la Déclamation, est orné d’une estampe et de vignettes dans le format ordinaire et suivant l’usage de l’élégant M. Dorat. Les trois premiers chants de ce poëme ont paru il y a un an. Le chant nouveau, qui ne fait que sortir de dessous la presse, est sans contredit le plus mauvais des quatre, et une des plus mauvaises productions de cet auteur. Il n’y a pas une seule idée ni dans la préface, qui est d’une grande étendue, ni dans le chant dont elle est suivie, ni dans la lettre à un ami de province, qu’on lit après ce chant. Il faut avoir le diable au corps pour rimer et écrire, et faire aller les presses d’imprimerie, quand on n’a rien du tout dans la tête. Mais tout ce que je pourrais remarquer sur les productions de M. Dorat est bien plus heureusement exprimé dans l’épigramme suivante, qui vient d’arriver de Ferney à son honneur et gloire[1].

Bon Dieu, que cet auteur est triste en sa gaieté !
Bon Dieu, qu’il est pesant dans sa légèreté !
Que ses petits écrits ont de longues préfaces !
Ses fleurs sont des pavots, ses ris sont des grimaces.
Que l’encens qu’il prodigue est plat et sans odeur !
Il est, si je l’en crois, un heureux petit-maître ;
Mais si j’en crois ses vers, ah ! qu’il est triste d’être
Mais siOu sa maîtresse ou son lecteur !

Ce boulet rouge, tiré directement du château de Ferney sur le petit parterre fleuri de ce pauvre M. Dorat, doit nous apprendre que la vengeance des dieux est quelquefois tardive, mais qu’elle est inévitable. Il y a tout juste un an que M. Dorat s’avisa d’adresser à M. de Voltaire une épître en vers ornée de vignettes, etc., dont le but était de rire de ce grand homme, pour aller ensuite pleurer à Mérope. Il lui reprochait particulièrement la manie qu’il avait de répondre à tous les polissons de la littérature. Dans le même temps, il dit, en assez mauvais vers, son avis sur la querelle de M. de Voltaire avec M. Rousseau, et ces deux sottises ne se trouvèrent pas sitôt faites qu’il se mit la corde au cou, et qu’il implora par dix lettres particulières la clémence de celui qu’il avait offensé publiquement. M. de Voltaire parut pardonner. Il se plaignit seulement des mauvais procédés de M. Dorat à son camarade M. de Pezay, dans une lettre beaucoup trop longue et beaucoup trop solennelle, qui a été insérée dans les papiers publics. Aujourd’hui il prouve à M. Dorat que pour attendre on ne perd rien avec lui. Cette épigramme a été sue par cœur, récitée et répétée en un clin d’œil dans toutes les maisons de la ville et faubourgs de Paris. M. Dorat, pour toute réponse, vient de faire amende honorable par les vers suivants :

Je m’exGrâce, grâce, mon cher censeur !
Je m’exécute, et livre à ta main vengeresse
Et ma prose, et mes vers, et mon brevet d’auteur ;
Et mJe puis fort bien vivre heureux sans lecteur ;
Par pitié, seulement, laisse-moi ma maîtresse,
Laisse en paix les amours, épargne au moins les miens.
Je n’ai point, il est vrai, le feu de ton génie,
Et mTes agrèments ; mais chacun a les siens,
Je m’exOn peut s’arranger dans la vie :
Je m’exSi de mes vers Chloé s’ennuie.
Et mPour l’amuser, je lui lirai les tiens.

— Dieu pardonne à M. Dorat, qui sait pardonner si chrétiennement les injures épigrammatiques ! Dieu lui pardonne à son tour d’avoir mis tous nos rimailleurs, et même une partie de nos prosaïques, dans le goût d’orner leurs insipides productions d’estampes et de vignettes : pratique également funeste au bon goût de dessin, et à la bourse des acheteurs ! Un poëte campagnard#1 adresse à son ami citadin une épître sur l’innocence de la vie champêtre sous le titre : l’Heureux Jour, épître à mon ami ; et parce que M. Eisen y a mis une mauvaise estampe et quelques maussades vignettes en cartouches, il faut que nous payions trente-six sols ce qui n’en vaut pas six. Je soutiens que ce triste poëte campagnard n’a jamais passé un jour [2] heureux, puisqu’il le chante si insipidement et si ennuyeusement.

M. Blin de Sainmore a aussi fait réimprimer ses Héroïdes avec un luxe d’estampes et de vignettes. Ce qu’il y a de singulier, c’est que ces images, qui devraient dégoûter encore davantage d’une foule de productions médiocres, en favorisent prodigieusement le débit.

Histoire de l’origine et des progrès de la poésie dans les différents genres, par M. le docteur Brown. Traduite de l’anglais par M. Eidous, et augmentée de notes historiques et critiques. Volume grand in-8° de plus de trois cents pages. Cet ouvrage est estimé. Je ne suis pas l’auteur des lois prohibitives ; mais s’il y en avait une qui défendit à M. Eidous de traduire sous quelque prétexte que ce fut, j’en serais comblé. Ce détestable barbouilleur ne pourrait pas bien traduire quand même il voudrait s’en donner la peine ; mais il a encore à se reprocher de faire toutes ses traductions avec la dernière négligence. Il est impossible qu’on les lise, et elles empêchent cependant qu’on ne traduise mieux un ouvrage sorti des mains de cet indigne massacre, parce qu’il suffit qu’un livre soit traduit d’une manière quelconque pour qu’aucun libraire ne risque de se charger d’une nouvelle traduction.

Institutions Leibnitziennes, ou Précis de la monadologie[3]. Volume in-8° de deux cent trente pages. Ces Institutions peuvent servir d’introduction à la collection complète des œuvres de l’illustre Leibnitz, qu’un Anglais prépare à Turin. Elles sont en forme de lettres, et ces lettres sont d’un jeune officier qui dans ses voyages en Allemagne a fait connaissance avec des professeurs de quelques universités, et s’est fait expliquer le fameux système des monades. Il paraît que l’auteur a surtout puisé ses connaissances chez M. Ganz, professeur à Tubingen, et il ne pouvait mieux s’adresser, car ce M. Ganz est un des plus déterminés partisans du système et des rêveries du grand Leibnitz.

M. Beauzée, professeur de l’École royale militaire, est sans contredit le plus habile homme qu’il y ait à cette école, le plus estimé et le plus honnête. Il est aussi un de ceux qui ont eu le plus de peine à y garder leur poste, parce qu’il est impossible de résister longtemps à l’anarchie qui y règne. Ce n’est pas à son mérite qu’il a été redevable de la conservation de sa place, mais à la commisération ; on a eu honte de chasser un homme à qui on n’avait aucun reproche à faire, dont le savoir était bien décidé, et qu’on aurait envoyé a la misère avec une femme et quatre enfants. Cet honnête homme, qu’on avait d’abord fait professeur, qu’on tire ensuite de la classe des professeurs pour l’élever au grade d’inspecteur, et qu’on a depuis dépouillé de son grade pour le réduire à la condition de maître à lire et à écrire, vient de publier l’ouvrage de Grammaire générale et raisonnée le plus profond que nous ayons. Ce livre est à l’usage de très-peu, mais de très-peu de lecteurs. Celui qui l’entend peut se vanter d’entendre, quand il voudra, les principes mathématiques de Newton, et tout ce qu’il y a de plus abstrait dans la métaphysique. Le chapitre des temps des verbes est un chef-d’œuvre dans ce genre. Il n’y a pas un mot de vrai dans celui des inversions, où l’auteur prétend que la syntaxe française range les mots dans l’ordre le plus naturel et le plus conforme à la naissance et à la succession des idées. À cela près il serait peut-être difficile de trouver un autre défaut de raison et de bon sens dans cet ouvrage. Il est très-purement écrit. On lui reproche d’être diffus. S’il est obscur, cela vient certainement plus de la difficulté de la matière que de la faute de l’auteur ; qui est homme de sens, simple et clair en conversation. On pourrait encore lui reprocher d’avoir appliqué ses principes à des exemples plats et communs. Il n’en aurait pas coûté davantage de les choisir délicats, piquants, profonds, intéressants ; d’autant plus que l’auteur avait un exemple sous les yeux dans les Synonymes de l’abbé Girard, qui a trouve le moyen de faire un ouvrage de mœurs d’un ouvrage de grammaire. Celui-ci est dédié à l’Académie française, ou il n’y a pas dix personnes en état de le bien entendre. L’abbé d’Olivet, qui, à la vérité, y est assez peu ménagé, s’en est déclaré l’ennemi ; mais on sait que cet abbé est en général ennemi de tout bien, et qu’il est né pour démentir le principe des moralistes, qui dit qu’on ne fait pas le mal pour le mal. Au reste, nous conseillons à ceux qui sont curieux de connaître non-seulement le mécanisme de notre langue, mais celui de toutes les langues en général, de lire et d’étudier cette grammaire de M. Beauzée. C’est lui qui a continué la partie grammaticale dans l’Encyclopédie, et son travail n’a pas paru inférieur à celui de M. Dumarsais ; ce qui est un assez bon éloge. M. Beauzée a repris tous ses articles, y a corrigé quelques erreurs, les a augmentés et liés par des morceaux nécessaires pour en faire un corps complet[4].

M. Genet, employé à Versailles dans les bureaux des affaires étrangères, vient de traduire de l’anglais un Mémoire sur l’administration des finances de l’Angleterre depuis la paix, ouvrage attribué à M. Grenville, ministre d’État chargé de ce département en 1763, 1764 et 1765. Traduction augmentée de notes, de sommaires, et d’une introduction qui contient une idée du revenu et des dettes de l’Angleterre et une analyse du mémoire suivie de l’état de la dette nationale au 5 Janvier 1767. Volume in-4°. M. Grenville passe pour le premier financier de la Grande-Bretagne. Ainsi son mémoire mérite la plus grande attention de ceux qui s’occupent de ces matières difficiles et compliquées. Tout ce que j’ai pu concevoir à travers les calculs de ce ministre, c’est que le fardeau de la dette nationale est effrayant, et qu’on en a amorti une bien petite portion depuis la conclusion de la paix. L’introduction que vous trouvez à la tête du mémoire est du traducteur, et vous la lirez avec plaisir.

— Si vous avez lu l’Histoire de Henri IV par M. de Bury, vous ne serez pas tenté de lire l’Histoire de la vie de Louis XIII, roi de France, que cet auteur vient de publier en quatre gros volumes in-12. M. de Bury est un petit polisson à qui Clio ne confiera certainement jamais sa trompette. Le talent de l’histoire, dont l’antiquité nous a laissé de si grands modèles, est, de tous les talents, le plus rare parmi les modernes ; et il y a une bonne raison pour cela. C’est que pour être historien, il faut avoir vieilli dans les affaires et dans l’exercice de l’éloquence ; et nous n’avons pas su réunir ces deux mérites depuis la renaissance des lettres.

— On nous a envoyé, cet été, de Liège, deux volumes de Mélanges qui n’en portent pas le titre, mais qui sont intéressants. Le premier est intitulé Mémoires de Henri-Charles de La Trémouille, prince de Tarente. Ils sont écrits par lui-même, et l’éditeur a mis à leur suite des notes historiques et critiques qui sont d’un assez bon esprit, et qui servent à éclaircir ou à rectifier quelques endroits de ces mémoires. Le prince de Tarente suivit la fortune du grand Condé dans ses démêlés avec le cardinal de Mazarin et dans la guerre civile qui s’ensuivit. Il fit sa paix un peu avant celle de M. le Prince, revint en France, remua et cabala toute sa vie, mais ce n’était pas un homme de grand caractère, ni capable de jouer un grand rôle dans un parti. Il avait plus de besoin que de talent de se faire remarquer. Lorsqu’il fut au bout de son rôle, il abjura la religion réformée, dans laquelle il était né. Les raisons qu’il donne de ce changement, dans ses Mémoires, sont bien plates, il mourut deux ans après, en 1672, dans la cinquante-deuxième année de son âge. Ses mémoires sont écrits naturellement et facilement.

Le second volume est intitulé Mémoires de Tancrède de Rohan, avec quelques autres pièces concernant l’Histoire de France et l’Histoire romaine. Les Mémoires de Tancrède de Rohan sont curieux et intéressants. On y voit les raisons qui engagèrent son père et sa mère à cacher sa naissance, et a l’envoyer élever en Hollande. Sa sœur, en attendant, avait épousé M. de Chabot, et trouva, après la mort de son père, moyen de faire enlever son frère et de le traiter en enfant supposé et en imposteur. Son crédit à la cour et la faveur dont elle jouissait à titre de sa conversion l’emportèrent sur la justice et sur la nature. Tancrède, n’ayant pour lui que sa mère et son droit, perdit son procès au parlement de Paris. Il fut tué peu après dans les troubles de la Fronde à la fleur de l’âge ; ce qui mit fin à un procès qui devait recommencer, et tous les biens de la maison de Rohan passèrent dans la maison de Chabot. C’est d’où nous vient la branche des ducs de Rohan-Chabot, qu’on distingue de celle de Rohan-Rohan et des autres branches de Rohan. Tancrède mourut le 1er février 1649, à l’âge de dix-neuf ans.

On lit après ces Mémoires de courtes Remarques sur la naissance de Henri II, prince de Condé. C’est lui qui naquit posthume en 1588. Le but de l’auteur est de prouver la légitimité de sa naissance, fortement contestée par ses contemporains et surtout par les écrivains protestants. L’auteur de ces remarques fait si bien qu’en voulant ne vous laisser aucun doute sur la légitimité de ce prince, il vous donne de forts soupçons contre elle. Au reste, nos lois sont très-sages à cet égard. L’état d’un enfant doit être inattaquable, quelques présomptions et quelques vraisemblances qu’on puisse avoir contre lui. Il n’est pas égal pour les mœurs qu’une femme fasse présent à son mari d’enfants qui ne sont pas à lui, mais c’est un très-petit mal en politique ; et, en fait de législation, il est surtout essentiel que les contestations d’état soient rares et réussissent difficilement.

Le morceau qui suit est une Histoire des négociations secrètes de la France avec la Hollande qui précédèrent le traité d’Utrecht, tirée des pièces originales, pour servir d’introduction et de supplément aux Mémoires de M. de Torcy. Ce morceau est peu de chose, et n’apprend rien de nouveau qui soit bien important ou bien curieux.

Les Observations sur les troubles de la Régence pendant la minorité de Louis XIV, qu’on lit ensuite, sont aussi très-peu de chose. L’auteur y regrette à tout instant que Mazarin n’ait pas su exercer les actes de sévérité de son prédécesseur, le cardinal de Richelieu. Il est certain que celui-ci n’aurait pas manqué de faire abattre la tête du grand Condé sur un échafaud ; et voilà, sans doute, ce que notre auteur regrette. Je ne conçois pas comment un homme, qui n’a pas une âme de fer, se permette d’écrire de sang-froid de semblables atrocités. Celui-ci ne sait pas que le supplice d’un seul homme peut être une plus grande calamité pour l’humanité que la mort de quelques milliers qui périssent un jour de bataille. D’ailleurs, entre la souplesse timide de Mazarin et la férocité inflexible de Richelieu n’y avait-il pas un très-beau milieu à désirer, savoir la fermeté sans faiblesse et sans cruauté ?

Les deux derniers morceaux de ce volume sont des Recherches sur les finances des Romains et un autre sur les Guerres civiles romaines. Ces deux derniers morceaux sont intéressants et agréables à lire.

On dit que ces deux volumes nous viennent du P. Griffet, jésuite, qui, après les malheurs de la Société, s’est retiré dans les Pays-Bas. Il passait en France pour un des gros bonnets de l’ordre et pour un des plus dangereux et des plus passionnés. En ce cas, le malheur lui a fait du bien, car, dans ces deux volumes, si vous exceptez le morceau sur les troubles de la Fronde, on remarque un esprit assez sage et impartial. C’est ce P. Griffet qui a soigné la dernière édition de l’Histoire de France, par le P. Daniel, et qui y a ajouté l’Hisloire du règne de Louis XIII. Les deux volumes de Mémoires dont il est question dans cet article forment un livre de bibliothèque qui mérite d’être conservé.

— La veuve Duchesne vient de faire mettre en vente le Dictionnaire de Musique de Jean-Jacques Rousseau, qu’on attendait depuis plusieurs années. C’est un volume in-4° de cinq cent cinquante pages. M. Rousseau, ayant été chargé de faire la partie musicale pour l’Encyclopédie, la fit vite et mal, à ce qu’il prétend, parce qu’on ne lui avait accordé que trois mois pour ce travail. À mesure que les volumes de l’Encyclopédie paraissaient, il relut ses articles, les reprit en sous-œuvre, et c’est ce nouveau travail qui a formé le dictionnaire qui vient de paraître. M. Rousseau en juge très-bien dans sa préface. Il prétend que cet ouvrage n’est pas trop bon, mais qu’il peut servir à en faire un meilleur. En général, vous trouverez ce dictionnaire pauvre ; mais, tel qu’il est, c’est le seul que nous ayons, et l’on y rencontre de bonnes choses. M. Rousseau a adopté le système de Rameau sur la base fondamentale. Il dit qu’il ne le trouve pas bon, mais que c’est un hommage qu’il a voulu rendre à la nation française. Voilà une plaisante manière de rendre hommage à une nation que de consacrer le radotage d’un de ses artistes ! Le fait est que M. Rousseau, n’ayant étudié la musique qu’en France et d’après les principes de Rameau, n’aurait pu leur substituer un autre système ; mais s’il avait appris la musique dans quelque Conservatoire d’Italie, il aurait connu d’autres procédés, et il aurait su pourquoi il a raison de se moquer du système de Rameau. Au reste, ce dictionnaire ne manque pas de sarcasmes contre la musique française. Les articles qui traitent de la poétique de l’art musical ne sont pas mieux étoffés que les articles de théorie. On a cité celui de Génie comme un beau morceau d’éloquence. Je dis qu’il y a là une belle suite de mots sonores et ronflants, mais sans idées, et que tout ce fastueux verbiage couvre un lieu commun. L’article Copiste est fort long. L’auteur, ayant quelque temps exercé cette profession à Paris, a voulu en développer ici toutes les difficultés. « Je sens, dit-il, combien je vais me nuire à moi-même si l’on compare mon travail à mes règles ; mais je n’ignore pas que celui qui cherche l’utilité publique doit avoir oublié la sienne. Homme de lettres, j’ai dit de mon état tout le mal que j’en pense. Je n’ai fait que de la musique française et n’aime que l’italienne. J’ai montré toutes les misères de la société quand j’étais heureux par elle. Mauvais copiste, j’expose ici ce que font les bons. Ô vérité ! mon intérêt ne fut jamais rien devant toi ; qu’il ne souille en rien le culte que je t’ai voué ! » Après l’aveu naïf de ses contradictions, on ne s’attendrait guère à une apostrophe si pathétique à la vérité, à propos du métier de copiste de musique. M. de Voltaire a raison de dire que les gens de lettres ont aujourd’hui le goût bien faux et bien égaré, s’ils prennent cela pour de l’éloquence, et que c’est le comble de l’impertinence d’affecter de grands mots quand il s’agit de petites choses. Mais les jeunes gens admirent ces sortes d’exclamations et croient que c’est là ce qui s’appelle la chaleur du style, et cherchent à l’imiter par de semblables exclamations, et ne savent pas que si M. Rousseau n’avait pas d’autre chaleur dans son style, il ne serait qu’un écrivain ridicule. Et voilà comment un grand écrivain peut servir à corrompre le goût de la jeunesse.

M. d’Arnaud devient d’une fécondité très-redoutable. Je vois que son projet est de vivre à nos dépens, moyennant de petits romans de cinquante à soixante pages, ornés d’une estampe et de vignettes. Dans ces petites historiettes, il trouve le temps de violer, d’empoisonner, de poignarder, de commettre tous les crimes, pour nous faire aimer la vertu ; mais, surtout, il a le secret de glacer son lecteur. C’est l’auteur le plus triste, le plus tragique, le plus noir, le plus glacial que nous ayons. Son roman du jour est intitulé Nancy, ou les Malheurs de l’impudence et de la jalousie, histoire imitée de l’anglais. Je suis persuadé que toutes les jeunes filles de boutique de la rue des Lombards et de la rue des Bourdonnais, qui ont du sentiment, trouvent les romans de M. d’Arnaud fort beaux, et que sa plume pathétique leur fait verser bien des larmes. En province, cela doit paraître fort touchant aussi ; mais, dans le quartier du Palais-Royal et dans le faubourg Saint-Germain, il n’y a que moi qui sache que M. d’Arnaud fait des romans.

Ce redoutable écrivain vient de faire la clôture de ses travaux littéraires, pour cette année, par un sixième roman, intitulé Bathilde, ou l’Héroïsme de l’amour. Cela n’a pas l’ombre de naturel ni de sens commun. Nous sommes menacés pour l’année prochaine de six autres romans semblables. Dieu fasse miséricorde à M. d’Arnaud, et accorde patience et courage à ses lecteurs !

M. l’abbé Roger Schabol vient de publier la Théorie et la pratique du jardinage et de l’agriculture, par principes et démontrées d’après la physique des végétaux. Le tout précédé d’un dictionnaire servant d’introduction à tout l’ouvrage. Avec figures dessinées et gravées d’après nature, in-8°. Il ne paraît encore de cet ouvrage que le dictionnaire, qui forme le premier volume. Je ne sais si l’auteur est cet abbé Roger, fameux à Paris pour la taille des arbres fruitiers ; je le dispenserais volontiers d’avance de toute la théorie qu’il promet, et lui conseillerais de nous parler simplement de pratique. Cette pratique ne sera d’aucune utilité aux jardiniers et connaisseurs en jardinage ; mais elle pourra amuser quelques ignorants comme moi qui voudront se faire jardiniers dans leur cabinet et cultiver un potager au coin de leur feu.

Nouveaux Éclaircissements sur l’histoire de Marie, reine d’Angleterre, fille aînée de Henri VIII, adressés à M. David Hume, auteur de l’histoire des Plantagenets, des Tudors et des Stuarts[5]. Brochure in-12 de deux cents pages. Ces éclaircissements, qui ont paru l’année dernière, sont tirés des dépêches de M. de Noailles, ambassadeur de France auprès de Marie, qu’on a imprimées il y a quelques années avec une introduction de l’abbé de Vertot. Ils ont pour objet l’histoire du mariage de cette princesse, aussi méprisable que malheureuse, avec Philippe, prince d’Espagne, fils de l’empereur Charles-Quint. Ces éclaircissements nous apprennent, en effet, quelques détails sur cet évènement qu’on ne connaissait pas, mais qui sont aussi parfaitement indifférents aujourd’hui. Ils ne changent en rien l’idée que l’histoire donne du caractère de Marie, et l’auteur a beau les tourner et retourner en tout sens, il n’en résulte pas moins que cette reine était une femme superstitieuse, cruelle et faible, qui a été l’instrument de ses malheurs et la victime de ses propres fautes.

M. Coster, de Nancy, a fait imprimer l’année passée un Éloge de Charles III, dit le Grand, duc de Lorraine. Il n’y a rien de recommandable dans M. Coster que ses intentions. Il se propose de faire successivement l’éloge historique des meilleurs princes de sa patrie ; mais il n’a rien de ce qu’il faudrait pour exécuter ce projet. Charles, dit le Grand, dont il s’agit ici, était le contemporain de Henri le Grand, roi de France, que nous aimons mieux nommer Henri IV, et qui n’a pas besoin d’un surnom pour être cher à toute âme sensible. La Lorraine a eu plusieurs excellents princes. C’est un bonheur assez commun aux petits États ; mais, en revanche, ils sont souvent exposes à être la victime de la querelle de deux voisins puissants qui détruisent en une campagne ce que la sagesse a été un siècle à établir et à cimenter. Tel a été longtemps le sort de la Lorraine. Un éloge bien fait de ses meilleurs souverains ne pourrait manquer de lecteurs.

M. Dagues de Clairfontaine a publié un Éloge historique du célèbre Duquesne, lieutenant général des armées navales de France. Duquesne était digne d’un meilleur historien que M. Dagues de Clairfontaine, qui a dédié sa brochure à la ville de Dieppe, qui l’en a remercié par un arrêté de ses échevins.


15 novembre 1767.

M. Marmontel rapporte quelque part, dans sa Poétique française, un trait historique arrivé de nos jours. Un vieillard, habitant du Languedoc et protestant, est condamné aux galères pour avoir fait quelques actes de sa religion ; peut-être même avait-il facilité l’évasion d’un ministre qui allait être pendu pour avoir prié Dieu avec les gens de sa croyance. Le fils de ce vieillard trouve le moyen de corrompre le conducteur de la chaîne, et obtient de lui la grâce d’être substitué au lieu et à la place de son père, âgé et infirme, qu’il délivre ainsi, en se livrant à l’infamie et à l’infortune. « Combien, s’écrie M. Marmontel, en parlant de ce fait, de traits plus courageux, plus honorables, plus touchants, que ceux que consacre l’histoire demeurent plongés dans l’oubli ; et quel trésor pour la poésie, si elle avait soin de les recueillir ! »

Un jeune homme, appelé Fenouillot de Falbaire, a cru devoir suivre le conseil de M. Marmontel, et consacrer le fait qu’il rapporte par une pièce en cinq actes et en vers, intitulée l’Honnête criminel. Le sujet n’ayant pas permis à l’auteur de présenter sa pièce aux Comédiens pour être jouée, il vient de la faire imprimer, ornée d’une estampe à la tête de chaque acte#1.

Le fait historique n’est malheureusement que trop certain. Il est arrivé plus d’une fois en France que des enfants ont voulu prendre les chaînes dont on a chargé leurs pères pour cause de religion, et qu’ils ont été refusés. Il est constant que cela a réussi une fois, et que le fils s’est laissé conduire aux galères à la place du père. On assure qu’après avoir langui sept ans dans ce séjour du crime et de la misère, il en a été enfin retiré par la protection de M. le duc de Fitz-James. Il passe pour constant aussi que ce galérien respectable est encore existant a Nîmes. On dit qu’il s’appelle Fabre ou Favre, et que depuis sa sortie des galères il a eu des grâces du gouvernement : car un innocent n’a pas sitôt été victime de quelque loi barbare et sanguinaire qu’on cherche à expier la cruauté de la loi par des bienfaits toujours trop tardifs et souvent inutiles. Cependant ces horribles lois subsistent à la honte de la nation, et servent tous les jours de prétexte à un clergé ambitieux et fanatique, pour immoler une multitude de victimes clandestines ; et telle est la rage de ces furieux en soutanes que plus ils voient approcher le moment où les droits sacrés de la tolérance seront reconnus et respectés de toute l’Europe, plus ils redoublent d’efforts pour en arracher, s’il était possible, les principes salutaires du cœur de leurs concitoyens. Mais ils ne réussissent point dans ce dessein pernicieux, auquel la pente générale des esprits est diamétralement opposée ; et plus leur imprudence comprimera les digues, plus ils hâteront le soulèvement des flots du fleuve qui doit les engloutir, et qui aurait coulé encore longtemps paisiblement dans son lit, s’ils avaient moins cherché à le resserrer.

L’héroïsme d’un fils qui brave l’ignominie et la misère pour [6] en garantir un père innocent et vertueux, est-ce un trésor pour la poésie, comme le dit et pense M. Marmontel ? Est-ce là un sujet à traiter sur nos théâtres ? Je ne le crois point. Malheur à la nation ou un fils peut faire de tels actes d’héroïsme et de piété, et qui ne sait pas mettre les vertus héroïques de ses citoyens à d’autres épreuves plus nobles et plus glorieuses pour la patrie ! Ah ! que m’apprendra l’exemple de ce fils généreux, qui se voit dans l’alternative, ou de se dévouer à l’opprobre, ou d’y voir succomber son père, et qui ne balance pas ? Il m’apprend qu’un jésuite à jamais exécrable a pu persuader à un roi présomptueux et nourri dans la superstition qu’il avait le droit d’asservir la pensée, de devenir le tyran le plus cruel d’une partie de ses sujets, de les traiter comme il n’aurait osé traiter ses ennemis, et d’infliger à son royaume une plaie que toute la sagesse de ses successeurs tenterait en vain de guérir. À moins donc que de tels sujets traités par les poëtes, représentés sur les théâtres, ne servent à faire détester à une nation des lois horribles qui subsistent encore et sont en vigueur au milieu d’elle, et qui lui serviront de monument de honte auprès de la postérité, à moins qu’ils ne hâtent le renversement de ces lois abominables, je ne vois pas à quoi pourraient servir de tels spectacles. Ils flétriraient les âmes au lieu de les élever. Aucun cœur honnête ne pourrait se défendre ni d’un sentiment pénible de découragement, en voyant l’innocence exposée à être confondue avec le crime, ni d’un sentiment affreux de haine pour le gouvernement de son pays, à qui il verrait créer des crimes imaginaires afin d’avoir à punir des coupables. Encore si le rare exemple de la piété de ce fils eût fait une telle impression sur les peuples qu’il en fût résulté une révolution soudaine, et qu’une province entière eût massacré ou chassé tous ses prêtres, afin d’être défaite une bonne fois des auteurs et des fauteurs de pareilles lois, je sens que le sujet commencerait à devenir digne de la poésie. Mais quand tout l’effet de l’héroïsme de ce fils se réduit à lui rendre les droits d’un citoyen obscur avec quelque récompense pécuniaire, il faut pleurer sur le sort de ce héros, et, par pitié pour les hommes, il faut travailler à leur dérober la connaissance de ce fait déplorable. Je crois donc que M. Fenouillot a très-mal fait de choisir ce héros pour celui de sa pièce. Il avait envoyé son drame à M. Garrick, espérant qu’il pourrait être traduit et représenté à Londres[7] ; mais cet illustre acteur a très-sagement répondu qu’il n’y avait point de forçats en Angleterre, qu’on n’y condamnait point aux galères des citoyens honnêtes pour être attachés à une religion qu’ils regardent comme vraie et bonne, qu’aucun enfant d’Angleterre ne pourra jamais se vanter de se dévouer à l’ignominie pour un père innocent et vertueux, et que, par conséquent, le sujet de cette pièce paraîtrait en Angleterre aussi peu intéressant qu’incroyable.

Si la politesse avait permis à M. Garrick de parler à M. Fenouillot avec une entière franchise, il aurait pu ajouter qu’au tort d’avoir mal choisi son sujet, il a associé le tort d’ignorer parfaitement ses forces et quid ferre récusent, quid valeant humeri.

M. Fenouillot non-seulement n’a point de chaleur, ni de sentiment, ni de pathétique, mais il n’a pas l’ombre de talent, ni pour la poésie en général, ni pour le théâtre en particulier. Jamais auteur n’a fait preuve plus complète d’incapacité. Un style faible, incorrect, trivial et plat, ne lui a pas permis de rencontrer un seul vers passable dans tout le cours de sa composition, et il y en a un grand nombre d’incroyables. Nulle vie, nulle sève, nulle apparence de couleur. L’inanition et la platitude règnent dans toute l’étendue de cette pièce misérable. Elle ressemble, pour l’ordonnance, à une de ces froides et maussades comédies de Pierre Corneille, dont la scène est sur la place Royale, excepté que M. Fenouillot ne fera jamais le Cid ni Polyeucte après sa mauvaise pièce.

Il est vrai que, même dramatiquement parlant, l’action de ce fils vertueux ne peut fournir un sujet pour le théâtre : car où en seraient les situations et les incidents ? Mais un homme de génie en aurait du moins montré dans l’arrangement de sa fable, et ne serait jamais tombé dans la pauvreté imbécile de M. Fenouillot. Chez lui, le tiers de la pièce se passe à arranger le mariage de M. le commandant des galères, qui ne tient pas plus à ce sujet qu’a aucun autre, et qui donne lieu à l’auteur de débiter mille platitudes sur le préjugé de la naissance. Pendant l’autre tiers il s’agit d’une certaine Cécile, veuve d’un riche négociant quelle avait épouse malgré elle, et qui veut convoler en secondes noces avec un certain M. d’Olban, homme brusque, misanthrope et cynique, qu’elle n’aime pas plus que le défunt. Ce d’Olban, pour le dire en passant, serait le seul caractère tolérable, s’il n’était calqué sur celui du Misanthrope de Molière et de Freeport dans l’Écossaise. Reste un tiers de l’espace pour le galérien, et à quoi croyez-vous que ce héros de la pièce emploie le peu de temps que M. Fenouillot lui accorde ? À faire l’amour. Car il faut savoir que cette Cécile n’a jamais pu aimer ses maris, parce que dans sa jeunesse elle a aimé ce vertueux André, qui s’est mis aux galères à la place de son père, et dont elle ignore le sort. Cela produit une touchante reconnaissance, comme vous pouvez penser, entre l’amant et la maîtresse. Il doit être permis à une amante d’être un peu étonnée de retrouver son cher amant aux galères. Or, je vous donne à deviner ce qu’il se reproche. C’est d’avoir baisé dans un excès de passion la main de sa maîtresse. Il ne veut jamais lui dire par quel hasard il se trouve aux galères. Il met tout son héroïsme à lui cacher qu’il tient la place de son père, quoique ce vieillard ait servi aussi de père à Cécile, et qu’il soit impossible que son secret, confié à la tendresse de cette rare personne, l’expose au moindre risque. Cette Cécile, au reste, quoique élevée dans la maison d’un protestant, est bonne catholique ; mais elle pousse l’équité jusqu’à assurer sa commère que tous les protestants ne sont pas des gens de sac et de corde, et qu’elle a même remarqué des vertus parmi eux… Ô malheureux Fenouillot ! tes poumons se flétrissent à la fleur de ton âge, et je t’en plains ; mais ne crains-tu pas que moissonné avant le temps, victime de quelque divinité courroucée, tu n’expies le sacrilège d’avoir touché à un sujet pathétique, en ignorant entièrement les sources de la terreur et de la pitié ? Puisque tu voulais que ton galérien connût l’amour, ne fallait-il pas du moins substituer à ta veuve insipide et maussade une jeune fille simple, ingénue, vertueuse comme son amant ? Avec une lueur de génie, n’aurais-tu pas fait de cette petite fille une protestante zélée jusqu’au fanatisme ? Ivre d’amour et de ce fanatisme, d’une âme douce et tendre, à qui sa faiblesse même sert de sauvegarde, elle serait venue se jeter aux pieds du commandant des galères, elle lui aurait conté toute l’histoire de son amant, elle aurait rempli toute la ville de ses cris. Près de son amant, saisie du plus sublime enthousiasme, elle aurait vu en lui un héros au-dessus de l’humanité, un saint soutenu par l’assistance immédiate de son Dieu. C’est par cette exaltation de ses idées qu’elle aurait réussi à ennoblir à mes yeux les chaînes de l’ignominie, et à les transformer en marques d’honneur et de gloire. Quoi ! tout ce que tu fais dire à la louange de ton galérien, c’est que le commandant convient que depuis dix-huit mois qu’il est aux galères il n’a reçu aucune plainte contre lui, qu’il s’est même distingué de ses camarades par sa bonne conduite ? Quoi ! cet homme est le martyr de sa religion, il supporte pour elle un supplice plus cruel que la mort, et il n’est pas plus attaché à sa religion que toi ; il n’en parle jamais, il ne s’applaudit pas de souffrir pour sa cause, il n’en tire pas ses consolations lorsque son courage est près de l’abandonner ? Son père, qui survient au cinquième acte pour se mettre aux galères à sa place, n’est pas plus attaché à son culte que son fils ? Il dit qu’on n’est pas criminel pour se tromper, que si les protestants sont dans l’erreur, on ne peut les blâmer de rester attachés à la foi de leurs pères et d’espérer en la bonté de Dieu ? Est-ce là le langage d’un homme qui se résout à tout souffrir pour sa religion ? Et ton imbécile commandant appelle cela parler avec feu pour son parti, et en conclut que cet homme est un martyr, un apôtre de sa secte ; et de la plus juste réparation, si elle est possible envers ceux qu’on a réduits à la nécessité de braver la honte, tu en fais une affaire de clémence que ton ridicule commandant espère à peu près obtenir de la bonté du roi ! Crois-tu avoir élevé par ton ouvrage un trophée à la tolérance ? Va, je suis juste, je n’accuse pas ton cœur, mais ton imbécillité t’a exposé au malheur de blesser les droits les plus sacrés des citoyens, en voulant les assurer contre la méchanceté des hommes. Ô malheureux Fenouillot, s’il est vrai qu’Appollon fut le dieu de la poésie et de la médecine, ton drame et tes poumons ne prouvent que trop que ce dieu t’a pour toujours rejeté.

Malgré les marques évidentes de réprobation éternelle que ce drame porte à mes yeux, il n’a pas laissé de faire quelque sensation dans le public. C’est que l’auteur a eu le bonheur ou l’habileté de choisir un sujet qui est du moment, et qui jouit de la faveur secrète ou publique, plus ou moins forte, de tout ce qui s’appelle honnêtes gens. Les plus zélés d’entre les catholiques, à moins qu’ils ne soient prêtres, — car comment la pitié et la justice entreraient-elles dans l’âme d’un prêtre ? — les meilleurs catholiques, dis-je, désapprouvent et détestent dans leur cœur les injustices et les cruautés qu’on exerce envers les protestants. Le vœu général, du moins dans la capitale du royaume, est pour la tolérance ; la fermentation sourde qu’on remarque dans toutes les têtes annonce que ce vœu est près de s’échapper et de briser les barrières que d’antiques préjugés lui opposent encore.

Depuis que j’ai écrit ceci, j’ai appris quelques particularités touchant M. Fabre, qui a servi de héros à M. Fenouillot. Il a été condamné en 1756, sous le commandement de M. le duc de Mirepoix. Les assembles du désert étant devenues très-fréquentes, on jugea à propos de faire un exemple. On détacha des dragons pour enlever quelques protestants sur les grands chemins au retour de leurs exercices de piété. On prit le père de ce M. Fabre et un autre protestant. Son fils avait eu le bonheur de se sauver à temps et de se dérober à la poursuite des dragons ; mais voyant son père atteint et pris, il sortit de son asile, se jeta aux pieds du sergent qui commandait le détachement et obtint de lui, à force de prières et d’argent, de laisser aller son père et de l’accepter à sa place. Ces faits furent exposés six ans après, en 1761, à M. le duc de Fitz-James, successeur de M. de Mirepoix. On intéressa la compassion de Mme la duchesse de Fitz-James, qui se mit à solliciter de toutes ses forces. Je tiens de la bouche de M. le duc de Fitz-James qu’au bout de six mois de sollicitations on vint dire à Mme de Fitz-James que M. Fabre était sorti des galères, et qu’il se trouvait à Nîmes ; qu’elle crut alors devoir remercier M. le comte de Saint-Florentin d’avoir accordé cette grâce ; mais que ce ministre lui répondit qu’il ne savait ce qu’elle voulait dire, qu’il n’avait accordé ni compté accorder cette grâce, et qu’il ferait enlever et remettre cet homme aux galères ; que cette lettre obligea Mme de Fitz-James de faire avertir le héros de la piété filiale de se tenir caché afin d’éviter un nouveau malheur, et qu’après de longues et vives sollicitations elle eut enfin la satisfaction d’obtenir la grâce de cet infortuné, et même celle de son compagnon qui avait été arrêté en même temps que son père. Le premier ordre d’élargissement était parti des bureaux de M. le duc de Choiseul, dont la bienfaisance soit à jamais bénie ! Ce M. Fabre est actuellement commerçant a Nîmes, et suit la profession de son père. On ignore si ce dernier vit encore ; mais le fils est resté civilement mort, comme ayant été condamné par la loi ; et c’est la tout ce que lui a valu un acte de piété et d’héroïsme si généreux et si rare.

— On croyait le poëme de la Guerre de Genève abandonné, mais MM. de Chabanon et de La Harpe, qui sont de retour de Ferney depuis quelques jours, viennent de nous en apporter le second chant. Les Genevois, qui prétendent qu’ils ont accueilli et servi de leur mieux l’auteur de la Henriade, dans un temps qui n’était pas le plus heureux de sa vie, trouvent que l’auteur de la Guerre de Genève ne s’acquitte pas des mieux des obligations que peut avoir contractées avec eux l’auteur de la Henriade. Ils ont raison sans doute ; mais est-il dans la puissance d’un poëte de réprimer sa verve, de ne pas écrire un bon vers quand il est trouvé, de le jeter au feu quand il est écrit ? Genus irritabile vatum est vrai dans toute l’étendue du terme.

— L’ouvrier de Saint-Claude en Franche-Comté, qui a fait avec beaucoup de succès différents bustes et figures de M. de Voltaire en ivoire et en albâtre, a fait cet été un buste en ivoire de cet homme illustre pour M. le prince de Galitzin, ministre plénipotentiaire de Russie à la cour de France. Ce ministre a confié son buste aux artistes qui dirigent la manufacture royale de porcelaines de Sèvres, et ceux-ci l’ont fait exécuter à la manufacture en biscuit. On vend ce morceau soixante livres. Cela vient à propos pour les étrennes. La ressemblance est parfaite. Je préfère cependant le buste qui a servi de modèle au plâtre de M. Simon, il y a environ un an. Le buste qui appartient à M. le prince de Galitzin a, ce me semble, le col court. Il a aussi l’air un peu paysan et grotesque, au lieu que le premier buste imite très-bien le sourire malin du vénérable patriarche, mais sans nuire à la noblesse. On a voulu tirer un plâtre d’après une figure en ivoire tout entière et en pied du même sculpteur. Celle-ci est frappante, parce que toute l’attitude et l’habitude du corps y sont parfaitement imitées ; mais l’ensemble ne me paraît pas de bon goût. Ce dernier plâtre se vend trois louis.

— Nous venons de recevoir de la manufacture de Ferney une brochure intitulée Lettres à Son Altesse monseigneur le prince de *** sur Rabelais et sur d’autres auteurs accusés d’avoir mal parlé de la religion chrétienne. Écrit de cent quarante pages in-8°. Je crois que M. le prince de *** est un prince en l’air. Quant au patriarche, il fait dans cette brochure le bon chrétien. Il déplore amèrement les progrès du théisme, qui gagne insensiblement, ou plutôt très-sensiblement toute l’Europe ; mais comme il se pique de justice, il convient en même temps que le théisme, qui perd aujourd’hui tant d’âmes, ne peut jamais nuire à la paix des états, ni à la douceur de la société ; qu’il damne sûrement son homme, mais qu’en attendant il le rend paisible ; que s’il est détestable pour l’autre vie, il est excellent pour celle-ci. Il convient aussi que si Jacques Clément, Ravaillac et Damiens avaient été des théistes, il y aurait eu moins de princes assassinés ; mais il est très-éloigné de préférer le théisme à la sainte religion des Damiens et des Malagrida. Il croit seulement qu’il est plus agréable de vivre avec des théistes qu’avec des Ravaillacs et des Brinvilliers, qui vont à confesse… Signor patriarca mio, voi siete un gran pantalone…, Au reste, le seigneur patriarche tient toujours à son rémunérateur ; mais quand le rémunérateur ne donnera plus ni grosses abbayes, ni riches évêchés, je crains que ses actions ne baissent considérablement, et qu’il ne soit a la longue lui-même réformé à la suite de ses rémunérés. La lettre sur les juifs m’a paru assez curieuse ; mais dans les autres on ne trouve guère que des redites, et, en général, ces lettres sont écrites avec une hâte extrême et beaucoup de négligence. Elles forment une brochure qui vaut bien à la rigueur vingt-quatre sols, mais que nous avons eu l’avantage de payer neuf, douze, et même quinze francs.

— Une société de gens de lettres a publié cet été les Vies des hommes et des femmes illustres d’Italie depuis le rétablissement des sciences et des beaux-arts. Deux volumes in-12, qui seront sans doute suivis de plusieurs autres. On trouve dans le premier les vies de Pétrarque, de Laure, de Gravina, de Muratori, de Borgia, de Giannotti Monetti, de Philippe Strozzi, d’Arétinet d’Élie de Cortone ; dans le second, les vies de Galilée, de Tassoni, de Gauthier, de Francois Huppazzoli, d’Hélène-Lucrèce Cornaro, de Torquato Tasso, du cavalier Bernin, de Castruccio, de Bianca, d’Americ Vespucci. Vous voyez que les biographes ne se sont pas astreints à un ordre chronologique, et ce n’est qu’en cela qu’ils se sont piqués de ressembler à Plutarque. Depuis que l’Encyclopédie a été entreprise par une société de gens de lettres, toutes les entreprises littéraires s’exécutent par des sociétés de gens de lettres ; mais il y a gens et gens. Ici les gens du premier volume sont un certain Sanseverino dont jamais personne n’a entendu parler, et M. d’Açarcq, un des écrivains les plus ridicules que nous ayons. Le second volume a été fourni par une autre société de gens de lettres non moins recommandable que la première, à la tête de laquelle on prétend que se trouve le vertueux Palissot, un des plus plats coquins qu’il y ait quand il n’est pas question de faire des méchancetés.

M. de Beaufort, qui se qualifie membre de la Société royale de Londres, et que je n’ai pas l’honneur de connaître d’ailleurs, vient de publier un ouvrage intitulé la République romaine, ou Plan général de l’ancien gouvernement de Rome. Six volumes in-12 assez forts. L’auteur se propose d’y développer les différents ressorts de ce gouvernement, l’influence de la religion, la souveraineté du peuple et son exercice, l’autorité du sénat et des différentes magistratures, les prérogatives du citoyen romain et des différentes conditions des sujets de l’empire romain. Je n’ai pas eu le temps de m’assurer si M. de Beaufort est capable de développer tout cela ; mais la lecture de son ouvrage ne peut manquer d’être utile. L’auteur fait moins l’historien que le critique qui discute les points principaux, et appuie ses opinions sur des autorités qu’il rapporte.

Servilie à Brutus, après la mort de César, Héroïde qui a remporté le prix de l’Académie de Marseille. C’est une mère qui reproche à son fils d’avoir assassiné son père. Cette mère n’a rien d’une Romaine.

— On vient de faire une nouvelle édition des Contes de La Fontaine. Deux volumes petit in-12, avec grand nombre de figures, la plupart indécentes, et toutes mauvaises[8].



  1. Cette épigramme célèbre est de La Harpe qui l’avait rimée à Ferney. Grimm reconnaît implicitement sa méprise en parlant de la querelle de La Harpe et de Dorat dans sa lettre du 15 avril 1768.
  2. Le marquis de Pezay. Les illustrations d’Eisen, gravées par Massard et de Ghendt, sont, dit le Guide de MM. Cohen et Mehl, d’une beauté remarquable.
  3. Par l’abbé Sigorgne.
  4. Cet article est de M. Diderot (Grimm). — Il est inédit.
  5. Par le P. Griffet.
  6. Par Gravel ot.
  7. La lettre de Fenouillot, et la chaleureuse apostille dont Diderot l’avait fait suivre, figurent t. XIX, p. 488 de l’édition Garnier frères.
  8. Contrefaçon des planches de l’édition des Fermiers généraux.