Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/7/1767/Septembre

La bibliothèque libre.
Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (7p. 398-419).
◄  Aout
Octobre  ►

SEPTEMBRE.

1er septembre 1767.

On a donné sur le théâtre de la Comédie-Française, le 26 du mois dernier, la première représentation de Cosroés, tragédie nouvelle par M. Le Fèvre. Tout ce qu’on connaît de ce M. Le Fèvre, c’est une ode sur la mort de M. le Dauphin ; or comme je me flatte que vous ne lisez pas les odes, il faut vous faire connaître M. Le Fèvre l’odaïque par son coup d’essai dramatique.

Avant la première représentation de sa pièce, l’auteur a eu l’attention de prévenir le public dans les feuilles hebdomadaires que son Cosroès n’a rien de commun avec celui de Rotrou, excepté le nom. Son sujet est tout entier d’imagination : liberté que M. de Voltaire a introduite sur la scène française au grand détriment de l’art, et dont tout écolier qui sait accoupler des vers se croit en droit d’user pour nous ennuyer de ses inepties. Remarquez que les sujets d’invention manquent presque toujours de couleur et de force dans les détails. Dans un sujet historique, l’histoire même fournit presque tous les traits des principaux personnages, et un poëte habile n’est embarrassé que du choix ; dans un sujet d’imagination, l’auteur est obligé de tout créer, et nos poëtes n’ont que trop prouvé, ce me semble, qu’ils ne possèdent pas le secret de Dieu, qui consiste à faire quelque chose de rien. M. Le Fèvre pouvait se dispenser d’en administrer une nouvelle preuve pour son Cosroès, monarque asiatique, contemporain de l’empereur Justinien. Commençons par faire connaissance avec les principaux personnages de cette tragédie ; les subalternes passeront en revue à mesure qu’ils se présenteront.

Cosroès, qui donne le nom à la pièce, est un roi persan ou arabe, car le nom de son empire et de sa résidence m’a échappé au milieu de toutes les conspirations auxquelles ce pauvre roi est exposé. Il est l’adorateur du soleil, fidèle au culte de ses pères ; mais son empire est inondé de chrétiens, et ces chrétiens sont remuants, séditieux, toujours prêts à se soulever contre leur souverain. Il paraît que Cosroès ne les persécute que parce qu’ils ne peuvent se tenir tranquilles. Cosroès a toutes les qualités d’un grand monarque. Il est belliqueux, ferme, sage, juste, mais d’un caractère un peu sévère. Je vous dis ici les intentions du poëte, vous jugerez vous-même dans le cours des évènements s’il sait conserver à ses personnages leur caractère.

Amestris, femme de Cosroès, est une bonne créature, pleine d’entrailles et naturellement portée à la douceur. Elle a eu de Cosroès un fils qu’elle a perdu dans sa première enfance, et dont la perte lui est toujours douloureuse.

Phalessar est un vieux général de Cosroès, dont tous les exploits ont été couronnés par la victoire. Il est chrétien ; mais Cosroès a en lui, malgré cela, une confiance sans bornes, et il n’a pas tort, car la fidélité de Phalessar l’est aussi.

Mirzanès est proprement le principal personnage de la tragédie. Il passe pour le fils de Phalessar ; mais dans le fait son origine est inconnue. Il a été élevé par Phalessar dans le culte des chrétiens. C’est un jeune homme plein de zèle pour cette nouvelle religion, du reste, d’un caractère ardent et impétueux.

Memnon est un autre général de Cosroès. Il est du sang royal ; et vous allez voir de quel bois il se chauffe.

Acte premier. — Memnon paraît, suivi de soldats et de prisonniers. Il vient de battre les Abyssiniens. Il renvoie des soldats en leur ordonnant d’avoir soin des prisonniers.

Mirzanès survient. Il est déjà d’intelligence avec Memnon, ainsi nous ne tarderons pas à savoir leurs secrets. Cosroès est allé combattre les ennemis de l’État d’un autre côté. Ses succès ont surpassé ses espérances, et il va revenir victorieux. Mirzanès n’a pas eu la permission de le suivre dans cette expédition. Pour le punir de quelque grosse étourderie que son caractère impétueux ne multiplie que trop, Cosroès l’a obligé de rester dans la capitale dans un honteux repos, pendant qu’on faisait la guerre aux ennemis de l’État. Mirzanès en est outré, furieux. Il compte se porter aux dernières extremités envers Cosroès. Les chrétiens méditent un soulèvement, il sera le chef de cette conspiration. Memnon promet de le seconder. Il peut non-seulement se fier à ses soldats, mais il peut encore, dans un cas de besoin, armer cette troupe d’Abyssiniens qui sont ses prisonniers, et il les fait garder pour ce dessein. Toutes les mesures sont d’ailleurs prises pour le succès de la conjuration, et Mirzanès est bien résolu de pousser son ressentiment aussi loin qu’il peut aller, sans écouter ce respect secret qu’il se sent quelquefois pour Cosroès, ni cette tendresse singulière qu’il se sent pour Amestris ; et si Phalessar, son père putatif, écoutant plutôt son attachement pour un roi idolâtre que les intérêts de sa religion, refuse de seconder les efforts des conjurés, Mirzanès promet à Memnon que la conspiration n’en fera pas moins son effet. Au milieu de ces agitations Mirzanès voudrait bien savoir de qui il tient le jour. À son incertitude, on juge qu’il ne fréquente pas beaucoup nos tragédies. S’il était familier de premières représentations comme moi, il aurait deviné tout de suite qu’il est ce fils de Cosroès et d’Amestris dont il nous apprend que celle-ci pleure toujours la perte. Mais il est loin de s’en douter, et lorsqu’il entend le son des trompettes et les cris de victoire qui annoncent le retour de Cosroès, son ressentiment et sa fureur redoublent.

Cosroès paraît au milieu de ses gardes et de ses généraux, entouré de tout l’éclat de la victoire, suivi d’Amestris et de Phalessar. Il attribue à ce dernier tous les succès qu’il vient de remporter. Il en ordonne des actions de grâce dans le temple du Soleil. Il apostrophe Mirzanès, à qui Amestris dit pareillement en passant quelques tendresses. Cosroès met je ne sais quoi de paternel dans les corrections de ce jeune homme ; il a, je crois, un pressentiment que M. Le Fèvre lui rendra son fils avant la fin de la pièce. Quoi qu’il en soit, il a empêché Mirzanès d’aller à l’armée ; il lui ordonne maintenant, toujours par forme de pénitence, d’assister au conseil d’État qui doit se tenir sur des affaires de la plus grande importance. Cet ordre irrite de plus en plus le jeune homme.

Cependant le roi et sa suite se retirent. Amestris, en suivant son époux, recommande à Mirzanès de regagner les bonnes grâces de Cosroès par sa douceur et sa soumission. Phalessar, après avoir aussi fait un petit sermon à Mirzanès, le congédie et reste seul avec Memnon.

Il ne veut point entendre parler de conspiration, et il va démontrer à Memnon en peu de mots que Mirzanès est à la tête des conjurés. C’est que ce Mirzanès est fils de Cosroès et d’Amestris. Phalessar, à qui sa première enfance avait été confiée par Cosroès dans des temps orageux et difficiles, s’avisa de persuader à son roi et à Amestris que leur fils était mort afin de pouvoir l’élever sans aucun obstacle dans la religion chrétienne. Un jour de tragédie est un jour de confession générale. Ainsi le vieux Phalessar découvre tous ces importants secrets à Memnon. Il se repent d’ailleurs de sa pieuse tricherie en bon chrétien, et il frémit de l’imprudence de ce jeune écervelé, qui, pour quelques mécontentements passagers, s’expose, sans s’en douter, à commettre un parricide.

Memnon, reste seul, se promet de tirer bon parti des confidences que Phalessar vient de lui faire. Il perdra le père par le fils où le fils par le père. De façon ou d’autre, il se frayera le chemin au trône ; et cette résolution prouve entre autres choses combien le sage Phalessar sait bien choisir ses confidents quand il a un secret à confier.

Acte second. — Tenue du conseil d’État. Cosroès, sur son trône, est entouré de ses ministres et des grands de son empire. Memnon s’y trouve par son rang et pour voir un peu ce qui se passe, et Mirzanès y assiste par forme de pénitence, comme il lui a été ordonné ; aussi n’a-t-il point de bonnet sur la tête, tandis que tout le monde est couvert. Cosroès harangue le conseil. Il observe que, malgré le succès dont ses armes viennent d’être couronnées, la tranquillité de l’empire n’est encore que mal assurée ; qu’il est un feu secret qui couve dans ses États, prêt à éclater au premier signal. Il connaît les auteurs pernicieux de ces troubles ; ce sont des chrétiens séditieux. Il exige que chaque membre du conseil s’engage, par un serment solennel envers la divinité du pays, d’exterminer sans aucune restriction tout traître, tout coupable. Il jure le premier ce serment redoutable. Phalessar lui observe qu’en sa qualité de chrétien, il ne lui est pas possible de jurer par le Soleil, mais il jure sur son épée, et son serment est reçu pour valable. Arbate, un autre grand du royaume, reprend ensuite le serment du pays, et jure qu’il ne fera pas grâce, quand le traître serait son propre fils. Mirzanès a bien de la peine à se contenir pendant cette cérémonie. Enfin, Amestris arrive avec une lettre qui découvre un complot formé par les Chrétiens. Cette lettre a été apportée par un esclave qui n’a eu que le temps de la remettre, parce que les conjurés, qui se doutaient de son infidélité, avaient eu la précaution de l’empoisonner. Tout le monde a les yeux sur Mirzanès, tout le monde craint de le trouver impliqué dans cette conspiration. Cosroès se retire avec sa suite pour éclairer une affaire si importante. Mirzanès reste seul avec Phalessar.

La découverte du complot inquiète le jeune chrétien, mais ne le décourage pas. Il compte sur les Abyssiniens que Memnon lui a promis d’armer, et qui doivent porter à Cosroès un coup aussi sûr qu’inattendu. Mirzanès, sans s’expliquer entièrement, ne cache pas trop tous ces projets à Phalessar. Ce vieillard, de plus en plus déchiré par ses remords, oppose d’abord au jeune furieux tout ce que la religion chrétienne a de lieux communs sur la douceur, sur la mansuétude, sur la patience dans les souffrances. À ces lieux communs, Mirzanès répond par les maximes d’un chrétien fanatique qui se croit tout permis quand il trouve son culte en danger, et qui lève, sans balancer, le glaive jusque sur son prince, si la volonté du prince ne se trouve pas d’accord avec la volonté de son Dieu. Le combat entre le chrétien doux et le chrétien violent est long et vif, et Phalessar n’a pas lieu de s’applaudir de son éducation chrétienne. Il n’a pas encore fait de progrès sur le cœur de son prosélyte frénétique, lorsque les conjurés qui doivent assassiner Cosroès paraissent avec Memnon à leur tête. Celui-ci ne s’arrête qu’un moment. Il remet le commandement de la troupe à Mirzanès, pour suivre son petit plan particulier ; il va dénoncer ce conjuré à Cosroès, afin qu’il puisse être pris en flagrant délit et que le roi, pressé par le danger, le fasse exécuter avant de savoir que c’est son fils.

Lorsque Phalessar voit Mirzanès à la tête des conjurés et sur le point de consommer ses funestes projets, il sent bien qu’il ne lui reste plus d’autre parti que de révéler à ce furieux le secret de sa naissance afin de le faire renoncer à ses desseins criminels. Il exige donc de lui de faire retirer cette troupe de meurtriers parce qu’il a des choses de la dernière importance à lui confier. Mirzanès résiste longtemps. Il n’est pas sans défiance et il craint quelque trahison de la part d’un chrétien aussi tiède que Phalessar. Enfin il consent d’éloigner les compagnons de ses desseins, mais à peine sont-ils retirés, à peine Phalessar ouvre-t-il la bouche pour apprendre à Mirzanés ce qui lui importe tant de savoir, que les gardes de Cosroès arrivent pour s’assurer de la personne de Mirzanès. Il est arrêté, et Phalessar sent qu’il faut prendre d’autres mesures.

Acte troisième. — Cosroès, entouré de ses gardes, paraît, suivi de Phalessar, qui lui demande pour toute grâce de l’entendre. Cosroès n’y est guère disposé. La conspiration est découverte. On a des preuves que Mirzanès est un des principaux chefs. Ils sont tous pris. On sait encore que ce Memnon qui a dénoncé Mirzanès est lui-même un traître. C’est le seul qui se soit derobé par la fuite. Enfin, à force d’insister, Phalessar obtient de Cosroès un instant d’audience. Les gardes sont éloignés, et le vieillard reste seul avec le roi.

Alors le vieux chrétien découvre à son prince avec beaucoup de componction la fourberie dont il s’est rendu coupable par l’escamotage de l’heritier de l’empire qu’il a fait passer pour mort, afin de pouvoir en faire un bon chrétien ; et ce bon chrétien se trouve actuellement dans les fers pour avoir voulu assassiner son père sans le connaître, et son roi en le connaissant très-bien. Et admirez la bonhomie de ce Cosroès qui passe pour si sévère, et qui ne fait pas le moindre reproche sur ce petit crime d’État à son sujet coupable ! Je suppose que le comte de Saxe eût trouvé moyen d’enlever M. le Dauphin en 1730 ; de le faire passer pour mort, de l’envoyer à l’Université de Leipsick, et de le mettre en pension chez M. le docteur Klausing, ou chez M. le surintendant Deyling, deux flambeaux théologiques éclairant alors la Saxe orthodoxe. Je suppose qu’après la paix de 1748 le comte de Saxe, plein de gloire, ayant gagné plus de batailles au roi que ce pauvre diable de Phalessar n’en a vues en sa vie, eût fait venir son petit pensionnaire en France sous le nom d’un de ses neveux ou d’un enfant trouvé. Je suppose que cet enfant, devenu, moyennant la grâce de Dieu et les soins du célèbre docteur Klausing, bon et zélé protestant, eût trouvé fort mauvais la révocation de l’édit de Nantes et quelques autres arrangements pris en ce royaume contre la religion protestante. Je suppose que l’enfant trouvé, pour inspirer au roi de meilleurs sentiments à cet égard, eut formé avec quelques bandits le dessein de l’assassiner. Je suppose que ce complot eût été découvert, et qu’on eût mis l’enfant trouvé à la Conciergerie pour être exécuté en place de Grève, et que le comte de Saxe eût été trouver le roi pour lui confier que ce petit personnage entreprenant est M. le Dauphin, qu’on a cru mort mal à propos depuis vingt ans. Je suppose… Mais je vous entends crier que je suis fou à lier avec mes suppositions. Eh ! comment appellerez-vous le public qui écoute de pareilles impertinences sur le théâtre de la nation, et qui les applaudit ? Croyez-vous de bonne foi qu’on puisse les entendre et les souffrir impunément, et que le goût public soit en bon chemin quand il en est là ?

Cosroès se rappelle apparemment les victoires de Phalessar pour lui passer en ce moment la petite tricherie ; il n’exige de lui qu’une chose, c’est de ne révéler ce secret ni à Mirzanès ni à Amestris, à qui que ce soit au monde. Après quoi il ordonne qu’on lui amène Mirzanès.

Dans l’intervalle, il se parle à lui seul, et l’on croit un moment qu’il a quelque grand et merveilleux projet dans la tête, en voulant ainsi que ce secret demeure inconnu ; mais on est bientôt désabusé. Mirzanès paraît en effet au milieu des gardes et accompagné du vieux chrétien Phalessar. L’entretien de Cosroès avec le coupable est d’une longueur démesurée. Mirzanès est étonné de trouver le roi si doux et si mielleux envers lui. Il se sent aussi je ne sais quoi de tendre pour ce Cosroès, qu’il avait cependant si bien juré de tuer. Phalessar, en proie à la crainte et à l’espérance, attend à tout instant une reconnaissance touchante, un dénoûment favorable ; et moi, plus cruellement que lui en proie à un ennui dévorant au milieu des applaudissements d’un parterre imbècile, j’attends que tout cela finisse d’une manière quelconque : lorsque Cosroès, pour tout résultat, s’en lient à conseiller à Mirzanès avec beaucoup d’amitié et de douceur d’aller au supplice de bonne grâce et sans faire l’enfant. C’est que le roi se souvient du serment qu’il a fait, de n’épargner aucun des coupables. À cet arrêt si sévère, la patience échappe à Phalessar. Il va découvrir à Mirzanès sa naissance ; mais les gardes ont déjà entraîné ce jeune criminel et prévenu ainsi la confidence. Phalessar n’a que le temps de crier à Amestris qui survient : « Reine, c’est votre fils qu’on mène au supplice ; » et celle-ci n’a pas besoin d’autre explication pour en être entièrement convaincue.

Acte quatrième. — Malgré les indiscrétions de Phalessar et les cris d’Amestris, Mirzanès était vraisemblablement éxécuté sans se douter de sa qualité de dauphin, si une poignée de conjurés n’y avait mis la main. Ils l’ont délivré, et ils le ramènent victorieux au palais, où il paraît à la tête de ses partisans, le sabre à la main. L’exécution devait se faire de nuit ; ainsi il est déjà un peu tard lorsqu’il en est de retour. Chemin faisant, il a été obligé de se battre contre des gens qui défendaient les approches du palais. Il a tué dans l’obscurité un homme, entre autres, dont les cris plaintifs l’ont ensuite attendri. Il se flatte que c’est Gosroés lui-même qui a péri de sa main, et il se demande d’où lui peut venir cette pitié importune dont il se sent obsédé. Mais au milieu de ces discours, Cosroès paraît, d’où Mirzanès conclut que ce n’est pas lui qu’il a massacré.

Cosroès vient seul, sans armes, sans défense. Il se met à la merci de ses assassins. Il veut absolument que Mirzanès le tue. Celui-ci dès qu’il en est le maître ne s’en soucie plus, et puis ses mouvements secrets et intérieurs recommencent de nouveau. Mais Cosroès s’en tient à son idée ; il faut que Mirzanès le tue ou qu’il périsse lui-même. On ne peut le détacher de cette alternative. Cependant Mirzanès, plus occupé de l’homme qu’il a percé dans l’obscurité que de tout le reste, voit enfin approcher sa victime. C’est Phalessar, qui vient mourir en présence de son roi et de son meurtrier. Amestris survient aussi. Elle n’est pas femme à garder longtemps son secret. Elle déclare à Mirzanès sa naissance. Celui-ci, interdit, pétrifié, se reconnaît pourtant pour fils de Cosroès. Il embrasse sa chère mère ; il rend hommage à son roi en tombant à ses pieds avec tous ses partisans. Tout se calme, et Phalessar, qui croit la pièce finie, prend le parti de mourir de sa blessure, assez content de la tournure qu’ont prise les étonnantes aventures qui se sont passées dans cette journée.

Mais Phalessar ne savait pas son compte et était bien heureux d’en être quitte pour quatre actes. Je crus un moment que l’auteur nous en tiendrait quittes aussi, et que nous irions souper sans cinquième acte, parce qu’enfin tout se trouvait terminé le plus convenablement du monde. Mais M. Le Fèvre, qui pense à tout, avait mis le peuple dans ses intérêts et avait trouvé dans son assistance de quoi allonger sa pièce d’un cinquième, qui paraissait manquer à la première coupe. Ce peuple s’était assemblé pour voir une exécution, et il n’était pas d’humeur de s’en retourner sans avoir rien vu. Ainsi il se mutine, il force les portes du palais, et il demande à cor et à cri que, fils de roi ou non, le coupable Mirzanès soit exécuté. Amestris a beau crier de son côté : le peuple n’entend pas raison, et Cosroès, pour finir l’acte, est oblige d’envoyer Mirzanès de nouveau au supplice.

Acte cinquième. — Si ce jeune chrétien sait y aller de bonne grâce, il sait aussi en revenir, comme vous savez. Cette fois-ci, il apprend au moment de son exécution qu’une nouvelle conspiration vient d’éclater contre son père. Memnon, qui s’était derobé à la poursuite de Cosroès, s’est mis à la tête des Abyssiniens, ses prisonniers, et marche vers le palais. À cette nouvelle, Mirzanès n’en fait pas deux, il se saisit du sabre du bourreau, et court combattre ce perfide Memnon, quitte à venir après cette expédition pour se faire enfin exécuter. Mais cette fois-ci le peuple le dispense de recommencer cette fatigante cérémonie. Mirzanès n’a pas sitôt rejoint Memnon qu’il a terminé ses crimes et sa vie, moyennant le sabre du bourreau enfoncé dans le ventre du traître, et le peuple, touché de cette action qui rend enfin le repos à l’empire et assure la tranquillité publique, ne se soucie plus de voir Mirzanès représenter davantage en place de Grève.

Au reste, tout cela se passe derrière la scène, et Cosroès en est successivement instruit par divers récits, dont le dernier et le plus long est fait par la reine en personne. Dès que son récit est fini, Mirzanès paraît au milieu du peuple pour confirmer toutes ces heureuses nouvelles.

Cependant, avant de permettre à Cosroès de se livrer enfin à quelque joie, un grand du royaume vient pour lui donner sur la sainteté du serment une leçon un peu vigoureuse. C’est Arbate. Il avait juré au second acte de n’épargner pas même son fils. Il a trouvé ce fils parmi les conjurés. Il l’amène devant le roi. Il se rappelle son serment en présence de toute la cour. Il tire son poignard, et l’on croit qu’il va l’enfoncer dans le sein de son fils coupable. Point du tout ; c’est lui-même qu’il perce. Mais ce petit sermon ne fait pas la moindre impression sur Cosroès, qui n’a plus envie ni de se tuer, ni de faire tuer son fils chrétien. Ainsi vous croirez que le fruit de la mort d’Arbate est entièrement perdu ; mais il s’en faut bien. Ce satrape au contraire fait d’un poignard deux coups ; il se tue, et il tue en même temps M. Le Fèvre dans mon esprit à n’en jamais revenir. C’est un homme sans ressource. S’il avait du moins su nous montrer Arbate assez juste, assez sévère, assez attaché à son pays pour immoler un fils criminel en présence de toute la cour, j’aurais pu concevoir quelque espérance de son génie, quoique cet épisode ne tienne en aucune manière à son sujet, et qu’il y soit cousu le plus ridiculement du monde. Arbate me prouve que M. Le Fèvre ne saura jamais jouer du poignard.

Ce qui m’intéresse le plus dans cette étonnante pièce, ce sont les amateurs d’exécutions qui ont passé toute une journée à attendre en vain une représentation. S’il a fait ce jour-la un peu chaud, ou un peu froid, ou un peu humide, les amateurs ont du rentrer chez eux le soir de bien mauvaise humeur, et fort mécontents de l’administration de la justice du royaume de Cosroès. Nous sommes mieux policés en France, et nous ne faisons pas languir les spectateurs. Cela me rappelle le discours d’un homme que rapporte M. d’Alembert quand il est en train de faire des contes. Cet homme se trouve à une table d’hôte où l’on se plaignait de la lenteur de la justice. Il prit la parole et il dit : « Je ne conçois pas comment on peut accuser en France la justice de lenteur. Je me trouvais mardi dernier au Palais, j’avais oublié mon mouchoir chez moi ; j’en pris un dans la poche de mon voisin ; il était environ onze heures. À onze heures et demie, je fus décrété de prise de corps et pris. À midi interrogé, confronté, récolé. À midi et demi, jugé. À une heure, fouette et marqué. Avant deux heures, j’étais rentré chez moi pour dîner. »

Voilà comment le public aurait dû en user avec l’auteur de Cosroès. Il aurait pu être entendu, jugé, relégué du théâtre, et rendu chez lui pour souper ; mais on disait que M. Le Fèvre était très-jeune, qu’il fallait encourager la jeunesse. En conséquence, son second et son troisième acte, ainsi que la moitie du quatrième, furent applaudis avec transport, et quoique l’autre moitié de cet acte, ainsi que le cinquième, ne réussissent point, la pièce aura au moins cinq et peut-être huit représentations, à moins que la suspension que vient de lui occasionner l’indisposition d’un acteur ne lui devienne fatale. Ce poëte a entre autres agréments celui d’être louche, d’être toujours à côté de sa pensée, de ne jamais dire ce qu’il voudrait dire : il faut toujours en deviner et supplier la moitié. Malgré cela j’entendais dire à tout le monde autour de moi, pendant les second et troisième actes, me sentant saisi d’un violent frisson causé par l’ennui, que ce jeune homme avait non-seulement beaucoup de talent, mais même du génie. Athéniens, si vous prodiguez ces noms à de tels ouvrages, vous êtes bien dignes de n’en plus voir d’autres sur vos théâtres.

— Nous avons enfin reçu quelques exemplaires de l’Ingénu, roman théologique, philosophique et moral, de M. de Voltaire. M. l’ingénu est un jeune Huron qui a la curiosité de voir l’Europe. Après avoir vu l’Angleterre, il débarque sur les côtes de la Basse-Bretagne. Il y trouve inopinément un oncle dans la personne de M. le prieur de Notre-Dame de la Montagne, et une tante dans la sœur du prieur, Mme de Kerkabon, vierge âgée de quarante-cinq ans. Il y devient amoureux de Mlle de Saint-Yves. Vous verrez ensuite par quel enchaînement d’aventures M. l’ingénu, après avoir repoussé les Anglais en Bretagne, arrive à Versailles pour y demander la récompense de ses services, est mis a la Bastille, y reste oublié, en est tiré enfin par le crédit de sa belle maîtresse, perd par une mort tragique cette incomparable personne, et ne se console de sa vie de cette perte. Tout cela se passe en 1689 sous le ministère de monseigneur de Louvois et du R. P. de La Chaise. M. l’lngénu fait à cette occasion le portrait d’un ministre de la guerre qui ne ressemble pas au marquis de Louvois, puisque tout le monde y a reconnu M. le duc de Choiseul. Ce roman n’est pas le chef-d’œuvre de M. de Voltaire ; mais il est plein de traits qui rappellent la manière de cet écrivain illustre. Il est amusant et agréable comme tout ce qui sort de sa plume : car remarquez que M. de Voltaire, meme quand il est mauvais, n’est jamais ennuyeux. Au reste M. le Huron, dont son oncle le prieur n’a rien de plus pressé que de faire un bon chrétien moyennant le sacrement de baptême, a un bon sens bien alarmant pour sa tante dévote.

— Le roi de France Charles V fut surnommé le Sage parce qu’il répara par sa prudence les malheurs du roi Jean, son père, et de Philippe de Valois, son grand-père, et qu’il sauva le royaume, qui paraissait devoir être inévitablement et entièrement subjugué par les Anglais. Tout ce que la sagesse de Charles V avait procuré d’avantages à la maison régnante fut perdu de nouveau sous son fils Charles VI, qui vécut et mourut en démence. Charles V n’était point guerrier. Il eut le bon esprit de ne vouloir pas faire un métier pour lequel il n’avait point de vocation ; il laissa le commandement des armées à ce Bertrand du Guesclin qu’il fit son connétable, qui lui rendit de si grands services, et dont le nom est devenu si illustre. Remarquez que la qualité la plus essentielle à un grand prince, c’est de savoir pressentir le mérite et choisir les hommes. On ne sait pas assez combien l’éloge de Sully est celui de Henri IV. Sous un pauvre roi, Sully était déplacé, exilé, perdu, avant d’avoir fait aucun bien ; au premier abus qu’il aurait osé attaquer, il eut été sacrifié à ses ennemis. Combien d’hommes de génie vivent et meurent sous le règne d’un pauvre prince, sans être employés, sans parvenir à être connus ni à se connaître eux-mêmes ! De tels règnes répandent le sommeil et la léthargie sur toute une nation, et le mérite, placé quelquefois par un hasard aveugle dans le gouvernement, en est bientôt chassé. Le propre de ces règnes est de regarder les hommes qui ont du génie et du caractère comme dangereux, et de les diffamer comme visionnaires. Remarquez aussi à quoi tiennent les plus grandes comme les plus petites destinées. Si l’imbécile et furieux Charles VI avait succèdé immédiatement au malheureux roi Jean, la France serait devenue infailliblement la conquête des Anglais, et le prince Noir serait célébré aujourd’hui par nos panégyristes comme le sauveur du royaume. Si Henri IV, à une époque plus moderne, avait eu le caractère faible et méprisable de son prédécesseur, la maison de Lorraine aurait infailliblement rempli ses projets ambitieux ; elle se serait emparée du trône de France, et le chef de l’auguste maison de Bourbon serait traité aujourd’hui d’usurpateur par les mêmes Français qui veulent qu’on les regarde comme plus attachés à leurs rois légitimes que ne le sont d’autres nations. Il ne se prononcerait aucun discours académique sans l’éloge de la maison de Lorraine aux dépens de celle de Bourbon, et les prêtres auraient si bien fait depuis deux cents ans que Henri IV, qu’ils ont bien de la peine à aimer malgré ses vertus, serait resté aux yeux de Dieu et de la nation un huguenot abominable.

Charles V, ayant soutenu la maison de Valois par sa sagesse sur le penchant de sa ruine, l’Académie-française a proposé l’éloge de ce monarque pour le prix d’éloquence à remporter cette année ; et elle vient de couronner le discours de M. de La Harpe. Ce discours est imprimé, et vous le lirez avec plaisir. Ce n’est pas qu’on n’en eût pu faire un beaucoup plus beau ; que la peinture des mœurs et des désordres de ce malheureux siècle n’eût pu être plus forte et plus énergique ; mais M. de La Harpe n’a point ce nerf-là. Il a une manière plus faible, mais sage, un coup d’œil qui n’est pas profond, mais juste ; et je m’en contente. Ce jeune homme a du style ; et cette qualité n’est pas commune. J’aurais voulu cependant un peu moins d’antithèses dans la première partie ; je ne puis souffrir ces périodes arrangées à quatre épingles, où chaque phrase est contre-balancée par une autre du même poids, où il y a tout juste autant de crainte d’un côté que d’espérance de l’autre, et où les mots jouent sans cesse contre des mots. Comme M. de La Harpe s’est fait beaucoup d’ennemis par sa fatuité, on a dit que les plus beaux morceaux de son discours étaient de M. de Voltaire, parce que l’auteur se tient toujours à Ferney. Je crois bien que M. de Voltaire a jeté les yeux sur le discours de M. de La Harpe ; je me ferais fort, ce me semble, de souligner tout ce qui en appartient au chef de la littérature française. Ce ne sont pas, il est vrai, les morceaux les plus mauvais ; mais dans le fait, ils ne font que relever un très-bon fond.

Outre le discours de M. de La Harpe, on en a imprimé un grand nombre d’autres qui ont concouru pour le même prix, et que vous ferez bien de ne pas lire, pas même celui de M. Gaillard.


15 septembre 1767[1].

M. de Beaumarchais vient enfin de faire imprimer Eugénie, drame en prose et en cinq actes, enrichi de figures en taille-douce avec un essai sur le drame sérieux[2]. Cette pièce, sifflée et huée, était entièrement tombée à la première représentation ; elle s’est relevée ensuite à la seconde, et elle a eu beaucoup de succès au théâtre. Ce succès m’a toujours paru l’effet du jeu de Préville et de Mlle d’Oligny, dont le prestige n’a jamais réussi à me dérober la stérilité du génie de l’auteur, la platitude et l’aridité de son style. La lecture de la pièce m’a confirmé dans le jugement que j’en ai porté à la représentation. Plus le sujet était intéressant, pathétique et beau, plus la manière dont M. de Beaumarchais l’a traité me paraît déposer contre son talent et le déférer au tribunal de la critique comme un homme sans aucune ressource. Il dit dans son discours préliminaire que son premier projet était d’écrire en faveur du drame sérieux attaqué souvent par des critiques peu judicieuses ; mais que, considérant qu’un bel exemple prouve plus que les préceptes les mieux développés, il avait désiré avec passion de pouvoir substituer l’exemple au précepte. Cette entreprise ne l’a pas empêché de nous communiquer encore ses idées sur ce genre dans le discours préliminaire qu’il a intitulé Essai sur le drame sérieux. Cet essai confirme des idées assez justes, mais communes, aussi peu heureusement développées que les sentiments des acteurs dans sa pièce, Ainsi et les préceptes et l’exemple seraient également défavorables à la cause que M. de Beaumarchais a voulu défendre, si malheureusement la bonté de cette cause dépendait de la bonté de l’avocat. Cet avocat est de ces gens dont le suffrrage embarrasse ; on aimerait autant s’en passer. Il ne devrait pas être permis à tout le monde indistinctement d’aimer les bonnes choses. M. de Beaumarchais n’a rien en lui qui doive lui donner du goût pour les beaux-arts ; de quoi s’avise-t-il de les aimer et de s’en occuper ?

J’avouerai cependant que le public ne m’a pas paru exempt de justice à l’égard de M. de Beaumarchais. Je crois que sa pièce a éte jugée rigoureusement, mais équitablement à la première représentation, et qu’elle ne se relèvera jamais de cet arrêt malgré le succès passager qui l’a suivi ; mais on n’a pas eu assez d’équité pour le discours préliminaire. Comme M.de Beaumarchais a une réputation de fatuité généralement établie, on a trouvé dans son discours un ton suffisant et avantageux qui n’y est point. Moi, qui n’ai jamais vu M. de Beaumarchais et qui crois devoir étendre l’indulgence ou du moins l’indifférence jusque sur les airs d’un fat à qui je ne dois rien et qui par conséquent ne peut m’être à charge, j’ai trouvé au contraire le ton de M. de Beaumarchais, dans son Essai sur le drame sérieux, très-simple, très-naturel et très-éloigne de toute fatuité. Je voudrais que son talent répondlt à la modestie et à la simplicité de son ton, et je serais content. On lui a reproché comme une fatuité sans exemple d’avoir mis sur le titre une épigraphe tirée de sa propre pièce ; cet homme, a-t-on dit, n’a trouvé d’auteur digne d’être cité par lui que lui-même. Mais enfin son épigraphe est mieux placée dans sa bouche que dans celle d’Eugénie : une seule démarche hasardée m’a mis à la merci de tout le monde. La sévérité de ses censeurs prouve la bonté du choix de son épigraphe ; et puisque l’auteur s’est mis aussi à ma merci, je dirai un mot en passant sur deux articles, de son discours préliminaire.

Je lui observe d’abord qu’il était inutile de s’étendre sur la bonté du genre sérieux ; que nous sommes trop avancés aujourd’hui pour qu’il soit nécessaire de relever et de réfuter toutes les pauvretés qui se disent dans la discussion d’une matière, et qu’il ne s’agit désormais que de combattre les erreurs de ceux qui ont d’ailleurs des lumières, de l’esprit et du goût, et dont l’autorité aurait par conséquent une influence fâcheuse sur le jugement de ceux qui n’ont rien de tout cela. Cette réflexion aurait réduit le discours de M. de Beaumarchais à la moitié s’il avait voulu faire attention, et nous aurions été préservés d’un bon nombre de remarques triviales. Le genre sérieux n’est autre chose que la comédie que Ménandre et Terence ont créée en Grèce et à Rome, et qui, traitée par des hommes de leur talent, réussira toujours chez toutes les nations cultivées. Mais pour prouver le genre sérieux, il ne faut pas décrier la comédie gaie, encore moins la tragédie des Grecs, dont le but et l’effet étaient également sublimes.

M. de Beaumarchais prétend que les coups inévitables du destin n’offrent aucun sens moral à l’esprit, que la moralité qu’on pourrait tirer d’un genre de spectacle fondé sur de tels principes serait affreuse et porterait au crime ; que toute croyance de fatalité dégrade l’homme, en lui ôtant la liberté, hors laquelle il n’y a nulle moralité dans ses actions. Je conviens que ces petites idées mesquines sont assez généralement reçues parmi nous, et même parmi une partie de nos philosophes, mais elles n’en sont pas moins fausses. Et d’abord je demanderai à M. de Beaumarchais si les peuples de l’ancienne Grèce étaient bien dégradés. Le dogme de la fatalité était cependant le dogme fondamental de leur catéchisme ; c’était le dogme le plus universellement répandu, celui qu’on inculquait aux enfants avec le plus de soin, et auquel on ramenait sans cesse les hommes par les représentations théâtrales qui étaient entièrement consacrées à la religion. Si les hommes de ces temps ont été dégradés par ce dogme, j’avoue que les idées judaïques et gothiques dont nous farcissons la tête de nos enfants, et dont nous entretenons nos citoyens dans nos temples, nous rendent peu semblables à ces hommes dégradés dont les vertus, l’énergie, l’élévation et le patriotisme, ont fait l’admiration de tous les siècles. Les stoïciens, les plus vertueux de tous les hommes, dont la morale était si pure et si élevée, croyaient tous à la nécessité et à la fatalité.

Je suis si éloigné de croire ce dogme opposé à la morale que je suis persuadé au contraire que la science des mœurs ne sera jamais portée à sa perfection chez une nation qui n’admettra pas le dogme de la fatalité. Je dis plus : même chez les nations ou la métaphysique du pays est en usage de le combattre, il existe et se conserve au fond des cœurs ; il est la source de toutes les vertus civiles et le fondement de toutes les qualités précieuses au genre humain. Affranchissez un seul homme sur la terre des liens de la fatalité, enlevez-le à la main invisible du sort, dissipez autour de lui les ténèbres de l’incertitude, et, par ce seul acte, vous l’aurez rendu le plus injuste, le plus immodéré, le plus exécrable de tous les hommes.

Ce n’est pas ici le lieu d’approfondir ces grandes idées ; cette entreprise serait digne d’un philosophe tel que Cicéron. Plus vous y réfléchirez, plus vous vous convaincrez que ces idées sont justes et vraies. J’aurais volontiers dispensé M. de Beaumarchais de toucher à une corde si grave. Je me souviens que M. Marmontel a déjà honnêtement déraisonne sur cette matière en faisant un parallèle dans sa Poétique entre la tragédie grecque et la tragédie française. Je suis las d’entendre du bavardage sur un objet si important ; il prouve que ses auteurs ne sont pas dignes de parler de morale, et peut-être que nous ne sommes pas dignes d’en avoir une meilleure.

Le second point sur lequel j’ai voulu arrêter M. de Beaumarchais tombe sur une matière moins grave. Il s’agit de savoir s’il convient d’écrire le drame sérieux en vers ou en prose ? M. de Beaumarchais se déclare, à l’exemple de M. Diderot, pour la prose. Je prévois que tôt ou tard cette question produira encore une querelle littéraire, car M. de Saint-Lambert ne peut pardonner à M. Diderot d’avoir donné la préférence à la prose sur les vers pour les ouvrages dramatiques et, s’il en trouve l’occasion, je suis persuadé qu’il combattra cette opinion publiquement. Voyons à arranger ce procès d’avance, et surtout allons au fait.

Il ne peut pas être question s’il faut écrire les pièces de théâtre en prose, lorsque dans une langue la poésie peut avoir tous les avantages de la prose combinés avec les avantages qui lui sont propres. Il est visible qu’il faut donner alors la préférence à la poésie. Le mérite d’écrire en vers est alors un mérite de plus, si les vers peuvent conserver au dialogue dramatique bien exactement la simplicité, la facilité, la flexibilité, la concision, le naturel, la rapidité du discours. Je serais bien fâché que Metastasio eût écrit en prose, je serais bien fâché que Terence n’eût pas écrit ses pièces en vers ; mais quels vers ! Montrez-moi un seul morceau parmi tous nos ouvrages dramatiques digne d’être mis à côté de la première scène de l’Andrienne.

La question se réduit donc purement et simplement à savoir si la langue française a un vers dramatique, et si le vers alexandrin qu’elle emploie, ou toute autre espèce de vers qu’elle pourrait employer, n’est pas incompatible avec la vérité et le naturel qu’exige le vrai dialogue. Je crois que ce dernier point peut être prouvé sans réplique, et qu’il est impossible qu’une langue qui n’observe point de prosodie dans ses vers, dont la prosodie est même toujours sourde, et qui se contente de compter les syllabes de ses vers sans s’embarrasser de leur mesure, qu’il est impossible, dis-je, qu’une telle langue ait jamais le vers dramatique. Si vous voulez vous en convaincre par l’exemple, prenez les comédies de Regnard ; c’est de tous nos poëtes dramatiques celui qui a versifié avec le plus de naturel et d’aisance et qui a, par conséquent, le plus approché de la prose ; et vous y verrez combien de circonlocutions pour dire les choses du monde les plus simples, combien d’épithètes oiseuses et déplacées, combien de propos allongés et symétrisés dans une seule scène : tous défauts incompatibles avec la vérité du dialogue.

Jamais il ne serait venu dans la tête d’un ancien poëte d’écrire son drame en vers héroïques. C’eût été ignorer les premiers éléments de son métier : l’ïambe seul était employé au théâtre, parce qu’il avait seul tous les avantages de la prose sans perdre ceux de la versification. Je crois le vers héroïque si diamétralement opposé au genre dramatique que peu s’en faut que je n’aie l’audace d’écrire, en cette année 1767, que la véritable tragédie et la véritable comédie ne sont pas encore trouvées en France ; mais il ne s’agit pas de se faire lapider ici, après avoir été forcé de faire amende honorable dans le carrefour de la Comédie-Française. Ainsi, renfermons nos hérésies au fond de notre cœur. Elles ne m’empêchent pas de regarder Molière comme le plus grand génie des siècles modernes ; mais le plus grand homme n’est maître ni de sa langue ni de sa nation. Et Racine, me dirait-on, n’est-ce pas un poëte divin ? Et Virgile, répondrais-je, n’est-ce pas un poëte divin, et connaissez-vous quelque chose à mettre à côté de ce quatrième chant de l’Énéide, si pathétique, si touchant et si beau ? Eh bien, si un poëte dramatique s’était avisé à Athènes de faire parler la reine de Carthage sur le théâtre, comme elle parle dans ce chant divin de Virgile, il aurait été sifflé. C’est que rien n’est plus opposé dans son essence que la poésie épique et la poésie dramatique ; et si M. de Saint-Lambert n’est pas pénétré de cette différence essentielle, je le dispense d’avance de tout ce qu’il pourrait écrire sur cette question. Le sentiment des convenances et le jugement sont, en toutes choses, le premier attribut du génie ; ils sont, en toute matière, la première règle du goût.

MM. les comtes de Coigny et de Melfort, dont les corps sont en quartier à peu de distance du pays de Gex, viennent de faire une pointe jusqu’à Ferney pour rendre visite à M. de Voltaire. Ils sont arrivés chez le grand patriarche, suivis d’un nombreux cortège d’officiers de leurs corps, au moment ou l’on allait jouer la tragédie d’Adelaïde du Guesclin sur le théâtre de Ferney. Toute cette compagnie militaire ayant pris place dans la salle, la toile s’est levée, et M. de La Harpe, un des principaux acteurs, à adresse aux héros inopinés de la fête le compliment impromptu que vous allez lire :

Sous les belles couleurs du pinceau d’un grand homme,
Guerriers, vos portraits vont s’offrir à vos yeux.
Vous voyez votre ouvrage ; et Nemours et Vendôme
Parleront de bien près à vos cœurs généreux.
L’ivresse de l’amour, l’ivresse de la gloire,
Le cri des passions, le cri de la victoire :
Le criVoilà vos guides, ô Français ;
Le criEt les titres de vos succès
Sont au temple de Gnide, au temple de Mémoire.
Les plaisirs ont pour vous embelli les grandeurs ;
Ils charment vos instants, ils charment leur empire.
L’honneur seul vous arrache à ces douces erreurs ;
L’honneur est votre dieu : cet ouvrage l’inspire,
Le criEt ce que l’auteur sut écrire
Le criEst écrit déjà dans vos cœurs.

La gazette de Ferney ajoute que Mme de La Harpe a joué le rôle d’Adelaïde avec le plus grand succès, ainsi que son mari celui de Vendôme, et que M. Chabanon, autre poëte qui est allé depuis trois mois s’abreuver à la fontaine sacrée de Ferney, a supérieurement joué le rôle du comte d’Olban dans Nanine. Ce qui me fâche, c’est que ce comte d’Olban a la figure petite et assez ignoble. On dit que celle de M. de La Harpe est encore plus mince. Cela fait des héros de la petite espèce.

La même gazette dit encore que M. de Voltaire vient de donner une sœur à Nanine, c’est-à-dire qu’il vient de faire une comédie en trois actes intitulée la Comtesse de Givry. Il faut espérer que rien ne s’opposera, du moins, à l’impression de cette pièce de théâtre.

Cependant, par une contradiction assez singulière et entièrement opposée au système actuel, on a permis à Paris une réimpression du roman de l’Ingénu, et cette permission nous a valu l’agrément de payer un écu une petite brochure qui valait vingt sols. L’esprit de prohibition est bon à quelque chose, puisqu’il met un libraire à portée de rançonner le public et de s’enrichir promptement. Il est vrai que la publicité de l’Ingénu n’a pas été de longue durée ; les prêtres et leurs suppôts ont crié, et l’on vient d’en défendre le débit très-sévèrement. Le libraire en avait vendu plus de quatre mille en très-peu de jours ; ainsi, il peut prendre patience. On m’a assuré que l’édition de Paris est entièrement conforme à l’édition de Genève, que je n’ai point vue, excepté que dans la seconde partie le nom de Saint-Pouange est en lettres initiales seulement et qu’on a ôté du frontispice les mots : Manuscrit trouvé dans les papiers du R. P. Quesnel. Ce roman a eu un succès prodigieux à Paris. La première partie est charmante ; la seconde a paru un peu sérieuse à beaucoup de monde, et à moi un peu languissante en certains endroits. Je crois, par exemple, que les conversations du Huron et du janséniste, durant leur séjour à la Bastille, pouvaient être beaucoup plus piquantes, et qu’en cet endroit l’auteur languit un peu. C’est pourtant une plaisante idée de faire convertir un janséniste de la grâce efficace à la raison par un petit sauvage d’Amérique. La conversation du P. Tout-à-tous, jésuite, avec Mlle de Saint-Yves, est un chef-d’œuvre. En général, c’est un phénomène unique qu’un homme qui, à l’age de soixante-quatorze ans, écrit avec cette gaieté, avec cette grâce, ce feu, ce charme et cette prodigieuse facilité : car il faut savoir que depuis longtemps M. de Voltaire ne relit plus ce qu’il imprime, et que c’est son premier brouillon que nous lisons. Si ces productions hâtées n’ont pas la correction de ses anciens ouvrages, il faut convenir que la plus médiocre d’entre elles suffirait pour faire de la réputation à un homme.

Le soin que M. de Voltaire prend de nous amuser par des ouvrages agréables ne lui fait pas perdre un instant de vue les intérêts et la cause de la philosophie. Il vient de venger l’auteur de Bélisaire des coups que le cuistre Cogé lui a portés dans une nouvelle édition de son Examen de Bélisaire. Ce cuistre Cogé serait un dangereux coquin s’il avait autant de pouvoir que d’envie de nuire ; heureusement, l’état naturel d’un cuistre est d’être dans la boue, et l’esprit du siècle de l’y laisser. Le pamphlet nouveau de Ferney, dont je ne connais jusqu’à présent que deux exemplaires à Paris, est intitulé Honnêteté théologique[3]. C’est pour faire le pendant des Honnêtetés littéraires, qui sont sorties cet été de la même manufacture. Dans l’Honnêteté théologique, le syndic Riballier et le régent Cogé sont chatiés aussi plaisamment que cruellement pour leur peau. Ce qu’on dit de leur manière de falsifier les passages paraît outré, et est cependant l’exacte vérité. À la suite de l’Honnêté théologique, on lit la correspondance de M. Marmontel avec le syndic Riballier au sujet des hérésies de Bélisaire. Je suis persuadé que le ribaud Riballier sera bien fâché de la publication de ces pièces du procès. Dans le dernier cahier, enfin, on voit une réimpression de l’Indiculus de la Sorbonne et des Trente-sept Propositions contradictoires du bachelier ubiquiste que vous connaissez. Si cette brochure devient un peu commune à Paris, elle augmentera infiniment le mépris dont tout honnête homme est pénétré pour la Sorbonne. Cet illustre corps, mi-partie de sots et de fripons, n’a pourtant pas encore publié sa censure de Bélisaire. On prétend même que la cour, d’un côté, et le Parlement, de l’autre, lui ont fait dire de prendre garde à ce qu’il dirait de la tolérance civile ; mais les agaceries répétées de M. de Voltaire feront encore leur effet. Le R. P. Bonhomme, cordelier, et le syndic Riballier, redoubleront de zèle et l’emporteront sur quelques docteurs plus timides. La Sorbonne publiera sa censure et s’assurera solidement du mépris bien mérité de toute l’Europe. C’est bien tout ce qu’elle aurait pu faire que de se taire si M. Marmontel avait voulu paraître indifférent sur ses démarches et si M. de Voltaire n’avait pas fait flétrir d’un fer chaud les épaules de Riballier et de son drogman Cogé par la haute justice du comte de Ferney. M. Marmontel a pris le sage parti de passer trois mois de cet été aux eaux d’Aix-la-Chapelle avec des femmes fort aimables. Il a eu une autre précaution fort bonne. Il a envoyé son Bélisaire à toutes les têtes couronnées de l’Europe avec des lettres

  1. Ce cahier manque dans le manuscrit de Gotha ; mais, grâce à l’obligeance de M. E.-G. Klemming, conservateur de la bibliothèque royale de Stockholm, nous avons pu l’emprunter au manuscrit appartenant à cette bibliothèque ; cette gracieuse communication nous a fourni aussi d’utiles compléments pour les années 1766 et 1768.
  2. Cinq figures de Gravelot, gravies par Duclos, Masquelier, etc.
  3. Grimm dit, dans l’ordinaire du 15 décembre 1768, que Damilaville, qui se faisait l’honneur de cette brochure, n’était que le prête-nom de Voltaire ; mais jusqu’à ce jour, l’Honnêteté théologique, qui forme le second cahier des Pièces relatives à Belisaire, n’a été reproduite dans aucune édition moderne. Elle a dû cependant, selon l’expression même de Grimm, être, sinon écrite, du moins « rebouisée » à Ferney, et elle devrait figurer dans les Œuvres de Voltaire, au même titre que le Tombeau de la Sorbonne et les Lettres sur la Nouvelle Héloïse.