Aller au contenu

Corse - La folle de Bastilica

La bibliothèque libre.

LA FOLLE


DE BASTILICA.




Je venais de franchir la montagne qui sépare le beau vallon d’Ornano de celui de Bastilica. Monté sur un de ces petits chevaux corses, laids, têtus et pleins de feu, je lui laissais descendre, la bride sur le cou, une pente rapide à travers les massifs épais d’une forêt vierge. La beauté du paysage, la pureté de l’air, le calme de cette nature majestueuse, me reposaient du babil de mon guide. Vêtu d’un grossier surtout de poil de chèvre, son fusil en bandouillère, coiffé du bonnet national, semblable à un clocher de village, il marchait devant moi, se retournant à chaque instant pour me raconter de longues histoires de bandits, qui, loin de m’effrayer, ne me causaient que de la fatigue et de l’impatience. Tout à coup je le vis s’arrêter, saisir son long fusil à monture de cuivre, s’élancer en bas de son cheval, et, le nez au vent, jeter sur les buissons son œil gris et enfoncé, qui semblait en percer la profondeur. Le feuillage parut s’agiter : ce sont des bandits ou un sanglier, me dit-il, et déjà il ajustait, lorsqu’un éclat de rire sauvage sortit du buisson. « Ah ! Mariantocè,[1] s’écria-t-il en remettant son fusil à terre, j’allais prendre une chrétienne pour une bête fauve ; mais cette fois il n’y a pas grande différence. » Je ne comprenais pas ses paroles ; un regard sur le buisson me les expliqua. Comment décrire l’objet qui en sortit ? Ç’avait été une femme, ce n’était plus qu’un corps nu jusqu’à la ceinture ; une grossière peau de chèvre voilait à peine le reste. Des jambes nues aussi et déchirées par les ronces apparaissaient sous ses informes vêtemens, et de longues mêches de cheveux noirs descendaient sur ses reins, et voilaient une partie de son sein ; ses formes admirables, dignes du ciseau d’un sculpteur, avaient été flétries par le soleil, et brunies, comme son teint, jusqu’à perdre leur couleur naturelle. La vivacité enfantine de sa démarche, le sourire sans joie et sans pensée qui errait sur ses lèvres, faisaient un contraste déchirant avec l’horrible fixité de ses regards. On eût dit qu’eux seuls encore avaient la conscience de sa douleur ; il n’y avait plus d’ame que là, le reste était d’une folle.

Elle s’approcha en bondissant plutôt qu’en marchant, et en poussant quelques éclats de ce rire sauvage qui m’avait effrayé. Elle s’arrêta droit devant nous ; puis écartant de sa main ses cheveux en désordre : sei tu Pè[2], dit-elle enfin après m’avoir regardé long-temps, comme si elle cherchait dans ses souvenirs, et son œil étincela d’une joie où il y avait encore un éclair de raison. Sei tu, répéta-t-elle plus lentement, et déjà plus triste, comme si cette lueur passagère s’était évanouie avec son fragile espoir.

Je l’avais comprise, mais mon grossier compagnon s’approcha d’elle, et lui frappant sur l’épaule : Ebbè, Cecca, non l’hai mica truvatu[3], lui dit-il avec une rude gaîté. Toute folle qu’elle était, elle sentit l’insulte : son œil s’alluma du feu de la colère : no, che no l’haggio[4] truvatu, reprit-elle, en grinçant des dents et en levant sur lui une main menaçante, qui le fit reculer, tout armé qu’il était. Mais à l’instant ses idées prenant une autre direction, elle s’arrêta : Aggia pazienza, dit-elle, so io, so bè duve lu truverò, et poussant encore quelques éclats de son rire convulsif, elle nous échappa aussi légère qu’un muffolo[5] et s’enfonça dans les taillis.

Pendant cette rapide apparition, j’étais resté à la même place, saisi d’étonnement encore plus que de pitié. Mes yeux, fixés sur l’endroit où elle venait de disparaître, suivaient encore sa trace ; mais l’imperturbable loquacité de mon guide me tira bientôt de ma surprise. « Voulez-vous la revoir encore ? me dit-il, » et sans attendre ma réponse, il ramena nos chevaux qui étaient restés à paître. Nous nous mîmes en route, et chemin faisant, le guide me raconta l’histoire de la pauvre folle.

Cecca était la fille d’un cultivateur aisé du plus élevé des quatre ou cinq villages qui forment le bourg de Bastilica ; sa famille pouvait fournir douze uomini d’armi au besoin. C’était la plus jolie fille du hameau, et malgré le dédain héréditaire que les maschii[6] affectent pour les femmes, quand la jolie Cecca, parée de son fazzoletto blanc et de son collier de corail, allait à l’église le dimanche, son vieux père, chasseur d’hommes et de muffoli, se sentait fier de voir les regards des jeunes gens s’arrêter sur elle, et se consolait presque de n’avoir pas de successeur mâle, pour hériter un jour de ses châtaigniers, de ses haines et de son fusil. La fleur des jeunes gens du pays, ajouta mon guide, et un regard significatif m’apprit qu’il se comptait de ce nombre, prétendait à la main de Cecca, en dépit de cinq ou six vendette enracinées qu’il fallait épouser avec elle ; mais malgré l’adresse et le courage de tous ces amoureux à la longue carabine, Cecca n’avait pour eux ni yeux ni oreilles. Tout cela, avec son cœur, était pour Pietro, riche possidente du village inférieur, mais d’une famille mortellement ennemie de la sienne, et dont le père avait été tué par celui de Francesca. Malgré ces souvenirs de haine et de vengeance qui sont une religion en Corse, malgré la chemise sanglante du mort suspendue au-dessus du lit de Pietro, malgré la balle de plomb qui l’avait tué, et qu’il avait juré de porter à son cou jusqu’à ce qu’il fut vengé, l’amour avait pourtant trouvé place dans le cœur du jeune homme. Peut-être, par un raffinement de vengeance italienne, l’idée de s’emparer ainsi des affections de la fille même de l’homme qu’il haïssait le plus, lui souriait autant que la jolie figure de Cecca ; peut-être y avait-il pour son amour, dans ce contraste même, quelque chose qui l’attirait encore ; enfin, Pietro aimait Cecca, et Cecca n’était pas ingrate. Depuis bien des années, les deux familles, séparées par tant de haines, s’étaient fermé réciproquement l’entrée de leur village, et plus d’un coup de fusil, échangé ou reçu, avait fait respecter la consigne ; mais Cecca ne manquait pas de prétextes pour aller à la montagne, ni Pietro de chemins pour la retrouver. La nuit, à son tour, l’amant savait se glisser sans être vu à travers les rues étroites et les sentiers du village pour rendre visite à sa bien-aimée, et la citra[7] indiscrète avait plus d’une fois célébré ses louanges. Mais, entre se voir, s’aimer même, et faire consentir le père de Cecca à leur union, il y avait encore bien des obstacles à vaincre ; la montagne de Bastilica aurait plutôt marché vers le monte d’Oro. Y eût-il consenti d’ailleurs, Pietro n’en avait pas moins juré de laisser croître sa barbe jusqu’à ce qu’il fût vengé, et Pietro était d’une race où, de père en fils, on ne manquait pas à cette parole-là. Plus d’une fois même il avait fait tressaillir la pauvre Cecca par ses malédictions contre son père et ses sermens de vengeance ; elle l’apaisait en le caressant, mais Pietro pouvait rencontrer son ennemi au coin d’un bois, et elle ne serait pas toujours là pour le caresser !

Bref, ce que Cecca craignait arriva. Son père, instruit, par quelque rival, de la scappata de sa fille chérie, chercha et finit par trouver Pietro, l’insulta, et lui dit que, s’il le rencontrait encore dans la pieve[8], il tirerait sur lui comme sur un gendarme. Pietro, hors de lui, oublia Cecca et ne pensa plus qu’à son père. Povero giovani, ajouta mon guide, ebbe un colpo di sangue[9]. Il tira sur le père de son amante ; mais l’amour détourna le coup, quoique tiré à bout portant, et celui-ci en fut quitte pour une légère blessure. Pietro se sauva dans les bois, et dès ce moment il fut bandito[10]. Il commença cette vie errante dans laquelle tant de Corses emploient, pour finir misérablement sous le fusil d’un gendarme, un courage et une énergie dignes d’une plus noble cause.

Alors aussi commença pour Cecca une vie nouvelle. Retenue prisonnière dans le village dont elle ne pouvait plus sortir, maltraitée par son père et par ses parens, elle sentit son cœur se roidir contre les mauvais traitemens dont elle était l’objet, et s’attacher davantage à celui qui lui coûtait tant. Observée le jour, elle s’échappait chaque nuit pour aller porter quelques paroles d’amour et de paix, à celui qui avait tout perdu pour elle ; elle prenait sur son sommeil pour le voir, sur sa nourriture, le pain qui devait soutenir sa misérable vie. Elle seule connaissait l’impénétrable asile où il s’était réfugié, et chaque nuit, lors même que le tonnerre grondait sur sa tête, lorsque la pluie entraînait sous ses pas les pierres roulantes du sentier, lorsque les hauts pins, brisés par l’ouragan, s’abattaient sur son passage, Cecca n’en montait pas moins l’âpre sentier qui menait à la retraite de Pietro. Si le vent était fort, si la pluie était froide, elle n’en savait rien. Pauvre jeune fille ! tandis que mon guide, touché lui-même plus que je ne l’en aurais cru capable, me racontait avec son émotion naïve l’histoire de Cecca, il me semblait la voir, belle encore, comme on l’est, quand on est animée de cette sublime expression que nous prête le dévouement, franchissant au milieu de l’orage ces épais taillis, ces sentiers escarpés qui déchiraient ses pieds nus. Je me la peignais arrivant dans cette triste tanière, où, pour un instant, du moins, elle apportait le bonheur, partageant la couche humide de Pietro, réchauffant sur son sein brûlant cette tête glacée par la froide tramontana[11], et trouvant de douces paroles pour amollir cette ame aigrie par l’infortune. Oh ! qui pourra dire quel dut être l’amour de ces deux êtres, bannis du monde par leurs fautes comme par leurs souffrances, réduits à cacher comme des bêtes fauves, entre les rochers et les buissons de la montagne, leur hymen taché de sang ? Quels trésors de tendresse il devait y avoir dans l’ame de cette femme, qui, amante et fille à la fois, devait déguiser son amour, comme un crime, et dérober l’une de ses affections à l’autre, en trouvant pourtant dans son cœur place encore pour toutes les deux.

Nous nous arrêtâmes, et pour la première fois je songeai à regarder autour de moi. Nous étions sur une plate-forme de rochers qui dominait toute la vallée ; au fond était une caverne défendue par une sorte de rempart naturel, mélange de pierres et de maquis[12] ; deux croix de bois s’élevaient près de l’entrée. C’était là que je devais trouver Cecca ; c’était là que sa raison l’avait quittée pour jamais. J’approchai, saisi d’une émotion qui allait jusqu’à la terreur ; elle n’y était pas !… Une couche de fougère flétrie, une croix grossièrement sculptée dans le mur, et des fleurs desséchées composaient tout l’ameublement ; les murs étaient encore sillonnés par des balles. Nous gardâmes quelque temps le silence ; nous nous assîmes, et mon guide reprit son histoire.

« On ne tarda pas à découvrir le secret de Cecca. On ne lui fit point de reproche, elle devait être assez punie ; mais on se servit d’elle comme le chasseur se sert de l’animal privé pour attirer son compagnon dans le piége. La nuit suivante, on la laissa s’échapper encore, et on la suivit. » Ici mon guide se leva brusquement, et avec sa vivacité méridionale : « Cecca était là, dit-il, où vous êtes assis, et Pietro à ses côtés. La lune éclairait en plein la vallée et l’entrée de la caverne, dont le reste était dans l’ombre.

» C’était une de ces belles nuits d’été dont un jour brûlant fait sentir le charme ; on n’entendait que le murmure lointain du torrent, et le frémissement du vent de terre dans les aiguilles des pins. Cecca, épuisée de fatigue, dormait sur l’épaule de Pietro, qui retenait jusqu’à son haleine pour ne pas réveiller sa bien-aimée. Un bruit léger se fit entendre, un habitant de la plaine l’aurait pris pour le pas rapide du muffolo, ou le vol de l’oiseau de nuit ; mais l’oreille exercée du bandito ne s’y trompa pas. Pietro tressaillit, et ce mouvement réveilla Cecca. Écoute, lui dit-il… Le bruit avait cessé ! Piétro saisit sa carabine, et s’avança vers l’entrée de la caverne ; le sentier était désert, tout était calme. La figure pâle de Cecca s’avança par-dessus l’épaule de son amant ; je ne vois rien, dit-elle. Ce sont eux, répéta-t-il, j’ai vu remuer le feuillage là-bas !…. Au même moment, un éclair brilla sous les châtaigniers, quelques balles sifflèrent, Pietro tomba. Il se releva ; mais sur ses genoux, trop faible pour se tenir debout.

» Caché derrière une saillie de rochers, Pietro avait tendu à Cecca sa carghéra[13] bien fournie, et placée elle-même derrière lui, elle chargeait tour à tour un de ses deux fusils qu’elle lui repassait ; insensible au danger, la courageuse jeune fille ne songeait qu’à son amant, qu’elle voyait pâle et sanglant, s’appuyer contre le rocher, et s’affaiblir à chaque instant. Cette lutte inégale ne pouvait durer ; une balle, après avoir effleuré la joue de Cecca, cassa le bras droit de Piétro ; mais, l’œil brillant encore de haine et de courage, il tendit à Cecca le fusil chargé de la dernière cartouche de sa carghera. Tire, lui dit-il, en lui montrant du doigt un ennemi qui s’avançait, tire comme la vraie femme d’un Corse, et ne manque pas ton coup. Le coup ne manqua pas, l’homme tomba. Je suis vengé, s’écria Pietro avec une joie féroce, Cecca, c’est ton père ! L’infortunée n’en entendit pas davantage ; le ciel prit pitié d’elle sans doute et lui déroba le sentiment de son malheur. Depuis ce moment, privée de raison, ne pouvant supporter aucune contrainte, pas même celle des vêtemens, elle erre au hasard au milieu de la forêt. Attirée, de temps en temps, par la faim, dans le village, pour y mendier un peu de pain qu’on ne lui refuse jamais, plainte d’abord, et négligée ensuite comme toutes les infortunes, elle passe ses nuits dans cette fatale caverne, où une sorte d’instinct vague la conduit. Un espoir confus de retrouver son Pietro la ramène parfois sur le chemin ; mais c’est une habitude plutôt qu’une pensée… »

… Nous redescendîmes à pas lents vers Bastilica ; mon guide, moins parleur que de coutume, et moi silencieux. Nous ne la revîmes plus. Seulement la brise de terre, qui s’élevait, nous apporta de loin quelques sons d’une de ces longues cantilènes corses, tristes comme toutes les mélodies de montagnes ; et dont la dernière note se prolonge comme un écho. Je reconnus cette chanson d’amour que j’avais entendue tant de fois dans mes excursions, et que Pietro peut-être avait chantée :


Specchiu delle zitelle della pieve,
Più biancu de lu brucciu e de la neve… etc.[14].


C’était encore la pauvre Cecca.


R… w… S… t… H.



  1. Abréviatif de Maria-Antonia-Francesca, ou Cecca.
  2. Abréviatif de Pietro.
  3. u pour o dans le dialecte corse, le moins corrompu de l’Italie après le toscan et le romain.
  4. Haggio pour Lo.
  5. Chamois corse.
  6. Les mâles.
  7. Guitare corse à 16 cordes que l’on pince avec une plume.
  8. Paroisse.
  9. C’est ainsi qu’on parle dans le pays d’un homme qui a fait un mauvais coup. Il a eu un coup de sang, dit-on, et on le plaint.
  10. Bandito (banni).
  11. Vent des montages.
  12. Buissons.
  13. Giberne corse qu’on porte à la ceinture.
  14. Miroir des jeunes filles de la paroisse, plus blanche que la neige et le brochio… (Sorte de fromage.)


    Revue des Deux Mondes - 1829 - tome 1 (page 288 crop)
    Revue des Deux Mondes - 1829 - tome 1 (page 288 crop)