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Cours d’agriculture (Rozier)/FERMENTATION

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Hôtel Serpente (Tome quatrièmep. 463-527).


FERMENTATION. MM. les chymistes de l’Académie de Dijon la définissent ainsi. C’est un mouvement intestin & spontané qui détruit l’organisation des corps & les dispose à de nouvelles combinaisons, d’où il résulte un autre composé & des propriétés toutes différentes. Cette définition s’applique à toutes les substances qui renferment dans elles une humidité suffisante ; car sans humidité & sans chaleur, il n’y a point de fermentation, & les corps restent inaltérables. Le grain des fromentacées, par exemple, une fois parfaitement sec, ne se décompose pas, à moins qu’il ne s’imprègne d’une nouvelle humidité ; il en est de même des herbes desséchées, des foins &c.

Je n’entrerai ici dans aucun détail sur les fermentations en général, ni sur toutes les causes qui les produisent, ni sur les mixtes ou sur-composés qui en résultent. Ces digressions tiennent à la haute chimie, & seroient peu à la portée des cultivateurs. Comme c’est pour eux que j’écris, il faut donc parler leur langage, & employer le moins qu’il est possible, les mots scientifiques : cependant plusieurs de ces mots ne peuvent être suppléés par d’autres ; mais ceux dont je me servirai sont déjà ou seront définis dans le cours de cet Ouvrage. Si le cultivateur ne saisit pas bien la marche de la fermentation, il est impossible qu’il fasse constamment du bon vin, & du vin susceptible d’être conservé pendant nombre d’années. Je vais donc m’attacher à traiter uniquement de la fermentation vineuse.

On a donné le nom de vin à toute espèce de boisson, qui a subi la fermentation spiritueuse, telles sont les liqueurs appelées cidre, poirée, bière &c. (voyez ces mots) le seul vin tiré du raisin, doit nous occuper en ce moment ; & j’appelle fermentation vineuse ou spiritueuse l’altération des principes sucrés, salins, mucilagineux du raisin, lorsqu’ils sont étendus dans une certaine quantité de fluide, de laquelle altération il résulte, par le secours de l’air, de la chaleur & du mouvement, la conversion de ces principes en une liqueur spiritueuse, dont le dernier produit est une liqueur unique en son espèce, entièrement inflammable & miscible à seau dans toutes ses proportions.

Pour que le suc exprimé du raisin, vulgairement appelé moût ou moust, soit vin parfait, il doit auparavant éprouver la fermentation tumultueuse, ou dans la cuve ou dans la futaille ; (chacun suivant son espèce) & ensuite la fermentation insensible dans la futaille ou dans les bouteilles. Celle-ci n’est pas une fermentation distincte de la première, mais sa continuation d’une manière moins sensible jusqu’à la décomposition du vin. Je ne crois même pas que dans la nature, aucune des liqueurs vineuses soient géométriquement les mêmes pendant vingt-quatre heures de suite, parce qu’elles tendent toujours & insensiblement à leur décomposition, à moins que des circonstances particulières l’accélèrent.

Le moût, avant de parvenir à ce point, subit successivement trois fermentations ; la vineuse, qui est celle dont on vient de parler ; l’acéteuse ou du vinaigre qui est une récombinaison de l’esprit ardent avec le tartre, voy. les mots Eau-de-vie & Tartre & la partie aqueuse contenue dans le vin ; cette combinaison s’exécute par l’absorption de l’air atmosphérique : (voyez les mots Vin et Vinaigre) la troisième est la fermentation putride, qui est la d’agrégation des premiers principes, occasionnée par l’évaporation d’une partie de leur air de combinaison ou air fixe, (voyez ce mot) qui les conservoit auparavant dans leur équilibre.


Plan du travail sur la Fermentation
PREMIÈRE PARTIE.
De la Fermentation vineuse
page 468
CHAPITRE PREMIER. Des Agens de la Fermentation tumultueuse,
ibid.
Section première. De la fluidité,
ibid.
Sect. Du concours de l’air atmosphérique,
469
Sect. III. De la chaleur,
470
Sect. IV. Du mouvement,
474
Sect. V. Du dégagement de l’air fixe du raisin, & de la pénétration réciproque des substances,
ibid.
CHAP. II. Des conditions essentielles pour établir une bonne Fermentation tumultueuse,
474
Section Première. Du jour de la Vendange,
475
§. I. De l’état du Raisin,
ibid.
§. II. Du choix du jour de la cueillette,
479
Sect. II. De la nécessité de faire fermenter en grande masse,
481
Sect III. De l’Egrainage ou Egrapage, & du Foulage,
ibid.
Sect. IV. De la formation du chapeau sur la cuve,
484
Sect. V. Du couvercle sur les cuves,
486
Sect. VI. De l’addition du moût bouillant, suivant les années, ou d’un corps sucré, suivant le peu de qualité du Raisin,
491
§. I. De l’addition du moût bouillant, & de la manière dont on doit le verser dans la cuve,
493
§. II. Dans quelles proportions doit être faite l’addition du moût bouilli,
495
§. III. De l’addition d’un corps sucré, suivant la qualité du Raisin,
497
CHAP. III. De la manière sensible dont la Fermentation s’exécute,
500
Section Première. Des signes accessoires qui concourent à indiquer le temps auquel il faut tirer le vin de la cuve,
503
Sect. II. Des signes regardés comme décisifs pour le décuvage du vin,
506
CHAP. IV. De la Fermentation insensible,
DEUXIÈME PARTIE.
De la Fermentation acéteuse,
513
TROISIÈME PARTIE.
De la Fermentation putride,
525


Avant d’entrer dans aucun détail sur la fermentation vineuse, il convient de parler sommairement du principe qui est la base de la fermentation en général, & de celui qui la rend vineuse.

Les corps muqueux, tels que les gommes, les mucilages, &c. sont les seules substances susceptibles de fermentation ; les autres principes qui leur sont unis, comme les sels essentiels, &c. n’en sont pas susceptibles ; mais par son grand travail, ils se dissolvent dans la partie phlegmatique & se combinent avec elle. Ces substances muqueuses sont dans la nature les seules nourrissantes & les seules fermentescibles.

De pareilles substances ne produiront jamais du vin, parce qu’elles ne contiennent aucun principe sucré, & passent tout de suite à la fermentation putride ; mais le principe sucré uni au mucilage, étendu dans une quantité proportionnée de fluide, & soumis à un degré de chaleur capable d’exciter la fermentation, donne une liqueur spiritueuse, un vrai vin, dont on retire de l’esprit ardent par la distillation. (Voyez ce mot)

La germination du blé, de l’orge, de l’épeautre, &c. développe le principe sucré qu’ils contiennent ; la fermentation survient, parce que le principe sucré est uni au mucilage, & par une suite de manipulations, on obtient la bière, (voyez ce mot) & de cette bière une eau-de-vie appelée de grains.

Le même phénomène auroit lieu, si, à de la gomme de cerisier, d’abricotier, &c. on ajoutoit du sucre & de l’eau dans les proportions convenables ; & si ce composé suivoit les loix d’une bonne fermentation, son dernier produit seroit de l’esprit ardent. Règle générale, tout corps muqueux uni à un principe sucré & à l’eau est dans le cas d’éprouver la fermentation vineuse.

Le raisin parvenu au point de sa maturité, contient ces deux principes par excellence, & plusieurs autres dont l’existence sera démontrée au mot Raisin. Ce n’est pas le cas d’en parler ici, puisqu’ils ne sont pas la cause efficiente de la fermentation ; parmi eux, l’air est le seul qui y concoure.

Chaque raisin, suivant son espèce, suivant sa maturité, le sol & l’exposition de la vigne, renferme un muqueux dont les propriétés sont différentes, ainsi que la proportion du principe sucré, & la quantité plus ou moins forte d’eau de végétation ; cependant, c’est de la combinaison exacte de ses substances que dépend la qualité du vin.

Le principe sucré ne change jamais sa manière d’être ; son développement seul subit différentes modifications. Il n’en est pas ainsi du corps muqueux contenu dans le raisin ; il acquiert suivant les circonstances, des transitions très-marquées & très nombreuses, qu’on peut réduire à quatre générales, d’où dépendent toutes les autres. Le muqueux est, 1°. fade ou insipide, 2°. acide ou aigre, 3°. austère ou âpre, 4°. doux ou sucré ; tous les quatre unis au principe sucré, fournissent un vin, chacun à leur manière : voyons comment ils se comportent.

I. Le muqueux fade, abstraction faite de son union au principe sucré, (comme les gommes) placé dans la position la plus avantageuse à la fermentation, c’est-à-dire, étendu dans une assez grande quantité d’eau, exposé à l’air libre & à un degré de chaleur convenable, éprouve la fermentation acide, & bientôt après pourrit. Si, dans le commencement, #n ajoute à cette liqueur, l’esprit ardent en plus grande quantité que n’en fourniroit le meilleur vin, son acidité se manifeste beaucoup plus promptement, parce qu’on n’a point ajouté de principe sucré. La conclusion à tirer de cette expérience, est qu’un vin tiré du raisin où le muqueux fade domine, est très-sujet à pousser, ou pour mieux dire à pourrir.

II. Le muqueux acide, comme le suc de groseille, de citron, &c. mis dans les mêmes circonstances que le précédent, se soutient pendant quelque temps dans son acidité, & passe plus lentement à la putridité que le muqueux fade, parce qu’on ne connoît point de substances végétales acides, qui ne contiennent plus ou moins en même temps du muqueux doux ou principe sucré, seul réservoir d’où la nature tire les esprits ardens. Lorsque ce muqueux acide a subi la fermentation, il donne peu d’esprit ardent, & il est démontré que plus une liqueur (parvenue à l’acidité par le second degré de fermentation dont on a parlé) a contenu d’esprit ardent par le premier, plus elle se soutient long-temps dans ce second état, & passe moins promptement à la fermentation putride. Par exemple, le vinaigre se conserve plus longtemps que le jus de citron ; parce que le vin changé en vinaigre contenoit plus de muqueux doux avant cette nouvelle métamorphose, & par conséquent plus d’esprit ardent.

III. Le muqueux âpre, lorsqu’il a subi la première fermentation, produit un vin qui contient du muqueux doux ; mais il est dur, austère, astringent : en un mot, il garde toutes les nuances du corps muqueux qui l’a produit. Le genre d’altération auquel ce vin est sujet, est l’acidité, la pousse ; si le corps muqueux doux y domine, l’acidité s’y formera, mais assez lentement, & il restera long-temps dans cet état sans pourrir. Lorsqu’au contraire le muqueux âpre y surabonde, il passe promptement à l’état de vin poussé ou tourné, sans passer à celui d’acide. C’est pourquoi l’on retire de l’esprit ardent des vins poussés, & que l’on n’en obtient point des vins aigris ; l’existence de l’esprit ardent dans les vins poussés, les distingue des vins pourris.

IV. Le muqueux doux est le seul qui soit parfaitement susceptible de la fermentation vineuse ou spiritueuse. Le sucre est, par excellence, de cette classe ; ainsi, plus un raisin contient de principe sucré, & plus le vin qu’on en retire est généreux, plus difficilement il passe à la fermentation acide & à la fermentation putride. Si ce principe sucré est en excès, c’est-à-dire, si, après que le raisin a été écrasé & pressé, il en sort une liqueur très-épaisse & très-visqueuse, la fermentation commencera à être sensible, lorsque la plus grande partie des substances grossières se sera précipitée au fond du vaisseau qui la contient, & encore la fermentation sera foible, & le vin restera toujours liquoreux, tels sont les vins de Malvoisie, les vins muscats, &c. Si le raisin qui produit ces vins est préparé comme les raisins appelés de carême ou de Calabre, il se formera, après son exsiccation, de petits cristaux d’une couleur blanche, & d’une consistance peu solide : ils sont un vrai sucre. Le raisin contient donc deux principes salins, l’un sucré, & l’autre acide ou le tartre.

La conséquence à tirer de ces assertions, est que, lorsque le principe sucré est peu abondant dans le raisin, l’art doit venir au secours de la nature, ce qui fera expliqué dans la suite.

À ces quatre classes de muqueux, se rapportent naturellement le suc de toutes les espèces de raisins, dont la qualité est presque toujours subordonnée ou à des causes inhérentes à l’espèce, ou à l’année, ou au sol ; objets qu’il ne faut jamais perdre de vue.

Le raisin, depuis le moment de sa fleuraison jusqu’au point de sa complète maturité, n’est jamais entièrement fade ; quoique plusieurs espèces le soient beaucoup par elles-mêmes, & encore plus dans les années pluvieuses à cause de la pourriture ; le grand point est de connoître ces espèces, d’en faire un vin à part, & de conserver celles qui contiennent le plus de principe sucré, & sur-tout le principe aromatique. Ce n’est pas assez qu’un vin soit généreux, il faut encore qu’il soit aromatisé, qu’il ait un bouquet, un parfum. Ce dernier tient toujours à l’espèce de raisin, & souvent il est plus développé par la qualité du sol dans lequel la vigne est plantée : la preuve en est frappante dans le plant de vigne cultivée aux environs de Paris ou en Bourgogne, &c, ce que nous développerons davantage au mot Vin.

On doit conclure que la fermentation & le vin qui en est le résultat, sont toujours en raison du principe dominant de l’espèce de raisin ; & j’ajoute que le plus ou moins d’activité dans la fermentation vineuse & tumultueuse, dépend beaucoup de la quantité d’air contenu dans chaque espèce de raisin, & qui se dégage pendant la fermentation, ce qui sera bientôt prouvé.


PREMIÈRE PARTIE.

de La Fermentation Vineuse.


L’eau qui bout dans un vase placé sur le feu, est en quelque forte l’image de la grande fermentation du raisin après qu’il a resté quelque temps dans la cuve. (voyez ce mot) Dans cette ébullition on voit l’eau, agitée dans tous les sens, former des espèces de tourbillons, de courans qui s’entrechoquent, se brisent les uns contre les autres, se divisent, se réunissent, forment de nouveaux tourbillons, &c. ; & cette eau occupe un espace plus considérable que dans son état de froideur ; enfin, elle communique sa chaleur aux légumes, aux viandes, &c. ; petit à petit les pénètre, chasse une grande partie de leur air de combinaison, & si l’ébullition est long-temps soutenue, elle détruit leur organisation, & va au point de les réduire à la fluidité. Les mêmes phénomènes, les mêmes brisemens & divisions de principes, ont lieu dans la fermentation, avec cette différence cependant que le degré de chaleur de l’eau bouillante ne s’y rencontre pas, puisque la masse ferment ante éprouve très-rarement au-delà de 16 à 28 degrés de chaleur. Le développement de l’air fixe, (voyez ce mot) ou air de végétation, occasionne par une chaleur de dix degrés & au-delà, fait naître les chocs, les tourbillons, les courans, &c, qu’on apperçoit dans le fluide d’une cuve qui fermente. Mais par quelles loix, par quels agens la fermentation est-elle excitée dans la substance muqueuse plus ou moins sucrée ? Et quelles sont les conditions essentielles pour obtenir une bonne fermentation tumultueuse ? C’est ce qu’il faut examiner.


CHAPITRE PREMIER.

Des agens de la Fermentation tulmutueuse.


J’en reconnois cinq : la fluidité, le concours de l’air atmosphérique, la chaleur, le mouvement & le dégagement de l’air fixe contenu dans le raisin.

De l’action réciproque de ces agens les uns sur les autres & sur la masse ferment ante, il résulte une masse de chaleur qui n’est point égale, suivant les différentes élévations de la vendange dans la cuve.


Section Première.

De La Fluidité.


Elle est le premier mobile de la fermentation ; sans elle, point de dissolution du mucilage, des sels, &c ; sans elle aucun corps ne peut s’unir avec un autre suivant les loix de l’affinité, c’est-à-dire, la tendance qu’ont certains corps à s’unir entr’eux, de préférence à d’autres corps, ou qui ne s’unissent point sans le secours d’un troisième. L’eau, par exemple, s’unit tellement au vin, à l’esprit ardent, &c. qu’elle ne fait plus qu’un seul corps avec eux ; mais l’eau pure ne se mêle jamais avec l’huile sans l’intermède d’un sel ; ainsi il n’y aucune affinité réelle entre l’huile & l’eau.

Comme le raisin est composé d’un principe acide, d’un principe sucré % d’une portion huileuse, d’un mucilage, d’une terre, &c. (Voyez le mot Raisin) il est donc nécessaire que ces corps nagent dans un fluide, s’y dissolvent, & que de leurs dissolutions successives opérées les unes par les autres, naissent des combinaisons capables de former l’esprit ardent qui est l’ame du vin.

Sans fluidité, point de fermentation vineuse ; les robs, les extraits, les fyrops en sont la preuve. Dans ces préparations le principe muqueux doux est trop rapproché, le fluide n’est pas assez abondant ; mais ajoutez à ce fyrop, à cet extrait, &c. une suffisante quantité d’eau, ils fermenteront & produiront un vin.

Le raisin, la poire, la pomme, &c. ; sur l’arbre, ou cueillis & tenus séparément, contiennent en eux tous les principes du vin, du cidre ; &c. cependant ils éprouvent une fermentation intestine qui les conduit insensiblement à la pourriture, sans qu’ils subissent la fermentation vineuse, parce que le principe sucré, contenu dans leurs cellules, n’est pas dissous dans une suffisante quantité d’eau rassemblée en masse. Mais écrasez ces fruits, il y aura fluidité, & bientôt après fermentation vineuse & tumultueuse.

Un morceau de sucre y par la même raison, ne fermente pas. Jetez-le dans un verre rempli d’eau, il s’y précipitera, s’y dissoudra, & la partie supérieure de cette eau ne sera point sucrée ; mais abandonnez à lui-même ce verre pendant quelques jours, & vous trouverez alors, la partie supérieure de l’eau aussi sucrée que celle de la base ; 1°. à cause de la dissolution complète du sucre ; 2° parce que le mouvement produit par la dissolution a mêlé exactement toutes les parties aqueuses & sucrées.

La conséquence à tirer, est que l’on doit briser le plus qu’on le peut le grain du raisin avant de le jeter dans la cuve, afin d’établir une fluidité convenable. Si cette fluidité est trop bornée ou trop considérable, dans le premier cas, la fermentation s’établira difficilement ; dans le second, il y aura plutôt une simple & incomplète dissolution que bonne fermentation.

Section II.

Du concours de l’air atmosphérique.

Si on fait le vide parfait, par exemple, sous le récipient de la machine pneumatique, & si on y place du raisin ou du moût, le raisin se conservera dans sa fraîcheur pendant des années entières, & le moût ne fermentera pas. Exposez ensuite ce raisin & ce moût à l’impression de l’air, le raisin se flétrira, noircira, pourrira très-promptement, & le moût passera à la fermentation acide, & très-promptement à la putride. Il n’y a donc point de fermentation vineuse sans le concours de l’air atmosphérique, parce que cet élément est le véhicule & le conducteur de tous les autres ; sans air, point dissolution, point d’incinération, point de combustion, &c.

Il s’agit ici de la fermentation tumultueuse qui doit s’opérer dans la cuve, & cette assertion ne détruit point le conseil que je donnerai bientôt de couvrir les cuves jusqu’à un certain point.

La fermentation, même insensible, n’auroit pas lieu dans les tonneaux, s’il n’y restoit point d’air, & c’est d’après ce principe qu’on les remplit le plus exactement que l’on peut, afin que l’air contenu dans le vin ne trouve pas assez d’espace pour se débander, & c’est encore la raison qui invite à les mutter. (Voyez ce mot)

Malgré toutes les précautions prises, soit en remplissant, soit en bouchant le tonneau, il y entre ou il y reste toujours de l’air ; & d’ailleurs ce fluide élastique pénètre, s’insinue dans tous les corps, passe à travers les pores des douves, & vient occuper l’espace vide que forme peu à peu l’évaporation du vin dans le vaisseau le mieux bouché.

C’est cet air fluide & élastique qui facilite la sortie de l’air contenu dans le raisin, connu sous le nom de gas ou air fixe, & qui se combine avec lui. Ainsi, d’une manière ou d’une autre, on ne peut pas dire que quoique les vaisseaux soient bouchés, il n’y ait point d’air. Le liège lui-même ne soustrait que jusqu’à un certain point à l’action de cet air, le vin contenu dans les bouteilles. Il s’y fait une évaporation, petite à la vérité, du fluide qu’elles renferment, & il est impossible qu’il y ait une évaporation sans le concours de l’air.

On m’objectera l’exemple du vin forcé, (voyez ce mot) qui fermente sans le concours apparent de l’air. Je réponds, 1°. qu’un tel vin ou plutôt un tel moût reste souvent plus d’une année avant qu’il ait éprouvé la fermentation complète qui doit le changer en vin ; 2°. que le vaisseau ne doit être rempli qu’aux deux tiers, & l’autre tiers l’est par l’air atmosphérique ; 3°. qu’il n’est vraiment vin lorsque cet air atmosphérique a été absorbé par le fluide à mesure qu’il a fermenté, & que cet air a été remplacé dans le vaisseau par l’air fixe qui s’est dégagé du moût lors de la fermentation.

Je veux supposer, avec quelques auteurs, que le concours de l’air atmosphérique n’est pas essentiellement nécessaire à la conversion du moût en vin ; mais leur plus forte objection contre ce principe prouve au moins qu’il est de la plus grande utilité. Nous examinerons ailleurs l’avantage résultant pour la conservation du vin, de l’air fixe qui occupe l’espace vide entre le vin & la futaille ; cette digression écarteroit l’objet présent.


Section III.

De la chaleur.


Les viandes, les fruits, les liqueurs, &c. pénétrés par le froid, & gelés, sont inaltérables tant qu’ils restent dans cet état, parce qu’ils n’éprouvent point de fermentation chacun dans leur genre, & parce que l’air, ce lien d’adhésion de leurs parties, est rendu inactif par les entraves qu’il ne peut surmonter. Si la chaleur succède au froid, cet air reprend toute sa vigueur, se débande avec une facilité extrême, les fermentations s’accélèrent, & la putréfaction les suit de près.

La chaleur dilate l’air pendant la fermentation tumultueuse, l’air ouvre les pores du fluide, du grain de raisin, comme on le voit dans l’eau qui bout ; l’échappement de cet air occasionne le mouvement dans le fluide ; le mouvement, de son côté, augmente la chaleur, & par conséquent la fermentation.

Sans chaleur, point de fermentation quelconque ; mais trop de chaleur accélère la rapidité, la pousse trop vite, & au lieu de triturer uniformément les parties constituantes du raisin & du fluide dans lequel elles nagent, les brise plutôt qu’elle ne les divise. Dans ce cas l’air fixe & le phlogistique, (voyez ce mot) ou principe inflammable se dégagent avec impétuosité, & la liqueur produite par cette fermentation turbulente, n’est pas susceptible de le conserver aussi long-temps que si la fermentation avoit été modérée & graduelle ; ce vin aigrira facilement.

Il faut donc un degré de chaleur quelconque pour qu’une masse de raisin fermente ; mais on doit distinguer deux genres de chaleur, celle de l’atmosphère & celle inhérente à la masse mise à fermenter. Ces degrés de chaleur ne sont pas les mêmes, quoiqu’aux mêmes époques, ni les mêmes sur les différentes hauteurs de la vendange dans la cuve.

Supposons qu’un thermomètre, (voyez ce mot) placé à l’air extérieur, marque à huit heures du matin six degrés au-dessus de la glace, à midi 12, & 8 à cinq heures du soir ; le raisin cueilli à ces époques sera dans la matinée à quatre ou cinq degrés au-dessus de zéro, à cause de la fraîcheur qu’il a éprouvée pendant la nuit ; à midi, si le temps est clair & serein, sa chaleur égalera celle de l’atmosphère, & même elle sera plus forte suivant la réverbération à laquelle il aura été exposé ; à 4 ou 5 heures du soir la chaleur du raisin fera presqu’égale à celle du midi. Il résultera communément de ces trois degrés de chaleur différente, une chaleur moyenne dans la masse au-dessus de dix degrés ; mais si cette chaleur moyenne est au-dessous de dix degrés, la fermentation, avant d’être sensible, restera jusqu’à ce qu’il se soit établi dans la masse une chaleur de dix degrés.

Je crois être le premier qui ait reconnu & fait connoître cette progression dans la marche de la fermentation. Je ne veux pas dire pour cela, qu’il n’y a point de fermentation avant l’apparition de ce degré de chaleur ; mais elle n’a pas été sensible par ce qu’on appelle ébullition ou dégagement de l’air, ou sifflement. Par exemple, en 1740, année calamiteuse pour tous les vins du royaume, & en 1769, des gelées assez vives, précédées de pluies, surprirent le raisin sur le cep dès le commencement d’octobre ; plusieurs particuliers se hâtèrent de vendanger & de porter dans la cuve les raisins couverts de glaçons : la fermentation ne commença à être sensible que lorsque la masse eut enfin acquis le degré dix de chaleur ; & dans plusieurs endroits il s’écoula un mois depuis le jour de la vendange jusqu’à cette époque. Ainsi, du point de la glace jusqu’au degré dix, il y a eu un mouvement intestin dans la vendange ; cette vendange s’est mise peu à peu à la température de l’atmosphère & du lieu où elle étoit renfermée ; enfin, la chaleur progressive a amené celle de dix degrés. J’ai constamment observé ce phénomène dans toutes les années froides. Si, au contraire, la chaleur de la masse est toute de 12 à 15 degrés au moment qu’on la jette dans la cuve, la fermentation eu sensible peu d’heures après qu’elle a été remplie, & devient promptement tumultueuse si la fluidité est dans la proportion convenable ; on la verra même commencer dans les bannes ou comportes pour peu qu’elles aient été exposées à l’ardeur du soleil.

La chaleur de la masse, une fois jetée dans la cuve, ne suit que jusqu’à un certain point, celle de l’atmosphère & non dans une progression exacte ; cette dernière, supposée être forte, accélère celle de la cuve ; & celle de la cuve, une fois bien en train, varie très-peu, relativement à celle de l’atmosphère, à moins que la cuve ne soit exposée au grand air, ce qui dérange singulièrement la simultanéité de la fermentation, (objet essentiel) & augmente beaucoup la dissipation de l’air fixe, & de l’air inflammable ou phlogistique contenu dans le moût & dans le grain des raisins.

La conclusion à tirer, est qu’il faut par art accélérer le degré dix de chaleur : lorsque la nature s’y oppose dans une fermentation trop lente ou trop turbulente, on perd une grande partie des principes conservateurs du vin.


Section IV.

Du mouvement.


Il n’y a point de dissolution ni de fermentation sans chaleur, ni de chaleur sans mouvement. Nous avons déjà dit que l’eau bouillante étoit l’image de la fermentation tumultueuse, & la dissolution du sucre, de la fermentation insensible. S’il n’existoit aucun mouvement dans la masse de la vendange, sa chaleur éprouveroit seulement les mêmes variations que celles de l’atmosphère ; quoique d’une manière moins marquée ; parce qu’une grande masse acquiert, conserve ou perd de sa chaleur par une progression relative à son volume & à sa capacité, &c. mais plus lente que celle de l’atmosphère qui varie à chaque instant.

Il suffit d’avoir des yeux & d’examiner une cuve, lorsqu’on enlève la croûte supérieure ou chapeau, pour voir la liqueur, agitée en tous les sens, se mouvoir par tourbillons, & entraîner avec eux les grains, les pépins, les débris du parenchyme, les pellicules des raisins, &c. ; & de ces mouvemens sans cesse renouvelés, sans cesse multipliés, de ces froissemens de toutes les parties les unes contre les autres, naissent la chaleur & une plus grande fluidité ; & à raison de leur augmentation, les mouvemens deviennent plus rapides, plus forts & plus soutenus, & chaque particule plus atténuée & mieux dissoute.

Mais quelle est la cause réelle de ce mouvement, de cette augmentation de chaleur pendant la fermentation ? C’est le dégagement de l’air fixe des raisins, & la pénétration des substances, les unes dans les autres, tant que dure la fermentation tumultueuse.


Section V.

Du dégagement de l’air fixe du raisin, & de la pénétration réciproque des substances.


La chaleur de l’atmosphère est seulement la cause accessoire & non efficiente de la fermentation, ainsi qu’il a déjà été dit ; le dégagement de l’air fixe, & la pénétration des substances substances lors de leur dissolution & de leur combinaison & de leur recombinaison, sont les causes réelles, quoique la première y concoure plus sensiblement.

La fluidité permet les dissolutions ; les dissolutions, l’exercice des loix de la pénétration d’une substance dans une autre ; la pénétration, l’augmentation de chaleur ; l’augmentation de chaleur, la dilatation des corps ; enfin, cette dilatation, la chaleur, &c. & l’expulsion d’une partie de l’air fixe qu’ils contiennent. L’autre partie de cet air se recombine de nouveau dans la masse fermentante ; à mesure que les combinaisons des principes s’exécutent, cet air dégagé des cellules qui l’emprisonnaient, s’échappe sous forme de globules, parce qu’il est obligé de traverser un fluide, ce qui le rend, pour ainsi dire, visible, car autrement il se mêleroit avec l’air atmosphérique, & échapperoit à la vue. Si le fluide étoit pur, par exemple, comme l’eau d’une fontaine, les globules éclateroient à sa surface ; mais dans la cuve, le fluide est mucilagineux, & semblable au savon dissous dans l’eau, il retient l’air & lui conserve sa forme de globule, jusqu’à ce que sa dilatation le fasse éclater ; cet air rassemblé en globules plus légers que le fluide, imprime le mouvement à tout ce qu’il rencontre sur sa route ; & comme la masse totale est parsemée, criblée & remplie de ces globules ascendans, elle reçoit un mouvement total dans ses parties, d’où il résulte entr’elles une plus grande, une plus prompte, une plus entière pénétration, pendant que les décompositions, les combinaisons nouvelles, & les recombinaisons s’exécutent & absorbent l’autre partie de l’air fixe.

Ces phénomènes sont connus de tous les chimistes ; mais il faut parler aux cultivateurs & les instruire par des exemples. Prenez de l’esprit de vin, tenu depuis quelques jours dans le même lieu que l’eau destinée à l’expérience ; ces fluides séparés auront tous deux le même degré de chaleur du lieu, à très-peu de chose près ; remplissez de cette eau la moitié d’un grand verre, plongez la boule de votre thermomètre dans cette eau, afin de vous assurer de son degré de température ; retirez le thermomètre, & ajoutez aussi-tôt un quart, un tiers, ou moitié de son volume de l’esprit ardent, & vous verrez monter la liqueur dans le tube du thermomètre. Cette pénétration des deux fluides à donc produit une chaleur qui n’existoit pas auparavant dans cette eau. Il en est en quelque forte ainsi dans la cuve, à mesure que l’air fixe se dissipe ; parce que le mouvement & la pénétration augmentent en raison de leur progression. Si on veut un exemple plus en grand des effets d’une pénétration rapide, prenez un grand verre à pied, jetez dedans trois gros d’huile de térébenthine nouvelle ; dans un autre verre emmanché à une longue baguette, mettez un gros de bon esprit de nitre, & autant d’huile de vitriol bien concentrée ; videz dans le premier verre, à plusieurs reprises & à peu d’intervalle l’une de l’autre, le mélange contenu dans le second verre ; il s’établira aussi-tôt une violente pénétration, un dégagement considérable d’air ; les liqueurs bouillonneront, il sortira, par tourbillons, une fumée noire &c épaisse, de laquelle la flamme s’élèvera souvent jusqu’à la hauteur d’un pied & demi.

Ces exemples de la pénétration simple, & de la pénétration extrême, démontrent qu’à mesure que l’esprit ardent se forme dans le moût, il pénètre & s’unit à l’eau de ce moût ; que de cette union résulte la chaleur, le mouvement, le dégagement de l’air. Aussi, plus la fermentation approche de son terme, plus la chaleur de la masse est considérable, ainsi que le mouvement tumultueux & le sifflement de l’air, bruyant. Lorsque cette fermentation est arrivée à son maximum, c’est-à dire, à son plus haut point, l’intensité de la chaleur diminue, &c. & si on laisse subsister la masse de vendange sans l’enlever de la cuve, elle ne conservera par la suite que la simple chaleur atmosphérique du lieu qui la renferme ; il n’y aura plus, ni mouvement, ni sifflement, &c.

Le sifflement qui annonce le plus ou moindre degré de la fermentation, est uniquement dû à l’air fixe qui s’échappe, & dont les globules se brisent à la surface de la cuve ; car il ne faut pas croire que le vin dans la cuve, bouille aussi tumultueusement que l’eau dans un vaisseau placé sur un grand feu, puisque je n’ai jamais vu la chaleur de la fermentation vineuse monter à plus de vingt-sept à vingt-huit degrés, tandis que celle de l’eau bouillante est au moins de quatre-vingt degrés ; il n’y a donc aucune comparaison à faire, relativement à la chaleur de l’une & de l’autre ; cependant, en supposant une cuve d’un volume égal à celui de la cuve qui contient la vendange, & la supposant pleine d’eau bouillante, cette dernière ne fera pas entendre un bruit, un sifflement comparable à celui de la première, parce que l’air qui s’échappe de l’eau simple n’est pas invisqué par un mucilage, & parce qu’il s’en dégage sans effort, & se combine tout de suite avec l’air atmosphérique ; au lieu que, sur la surface de la cuve & contre les douves, on voit un amas de grosses bulles, qui s’y accumulent & se dissipent très difficilement. L’air est emprisonné par le gluten du mucilage : à mesure que la fermentation gagne en force, ces bulles grossissent davantage, parce que le mucilage est rendu plus fluide, & par conséquent, il offre moins de résistance à l’air, dès que le globule est ballonné jusqu’à un certain point.

On ne peut présenter le tableau des idées, que par une marche progressive ; c’est pour cela que j’ai été obligé de considérer comme des êtres à part, la chaleur, le mouvement, le dégagement de l’air, &c. & de les faire agir comme des principes isolés ; mais on doit bien sentir que leur action réciproque tient à celle de tous les trois ensemble, & que chacun prêtant du secours à l’autre, le résultat de leur opération est une opération commune à tous ; enfin, une simultanéité d’action.


CHAPITRE II.

Des conditions essentielles pour établir une bonne Fermentation tumultueuse.


La bonne fermentation dépend d’une multitude de combinaisons heureuses, & la principale est la maturité entière du raisin, qui développe le muqueux doux ; les autres tiennent aux loix essentielles de la nature : si l’homme les contrarie, il dérange le mécanisme de la fermentation, & il en est puni par le peu de qualité de son vin. On peut réduire à six, ces conditions ; le choix du jour de la vendange, la fermentation en grande masse, l’égrainage ou foulage du raisin, la formation du chapeau sur la cuve, le couvercle de la cuve, l’addition du moût chaud ou d’un principe sucré, si le peu de qualité du raisin l’exige.


Section Première.

Du jour de la vendange.


Il ne s’agit pas ici des exceptions particulières, mais des généralités ; ainsi, deux objets à examiner ; l’état du raisin & le choix du jour destiné à la cueillette.

§. I. De l’état du raisin. Les années 1753 & 1761 ont été généralement reconnues pour être celles qui ont fourni le vin le plus parfait & le plus de durée. Dans quel état se trouva alors le raisin ? La grappe avoit perdu sa couleur verte, & elle s’étoit métamorphosée en un brun rougeâtre, c’est-à-dire, de la couleur du sarment, lorsque le bois est mûr. Ce changement de couleur ne fut pas aussi complet dans les vignobles du nord du royaume, que dans ceux de l’intérieur ou du midi ; mais dans les uns comme dans les autres, le raisin parvint à une matière calière, chacun suivant son climat. Il y eut mime quelques provinces où cette grappe fut desséchée. Il est donc naturel de conclure, d’après l’exemple fourni par ces deux années, que lorsque la couleur de la grappe, toute circonstance égale, parvient à ce point, on est assuré d’avoir du très-bon vin, & plus elle s’en éloigne, plus cette liqueur est médiocre ou mauvaise ; ce qui est également démontré par les années de maturité incomplète.

La théorie de la végétation est entièrement conforme à ces principes, & le raisonnement est confirmé par l’expérience.

Tant que la grappe est verte, herbacée, c’est un signe évident qu’une sève aqueuse, abondante & pas assez élaborée, se porte du cep au raisin ; il est alors trop aqueux & pas assez sucré, & il ne se change en véritable muqueux doux, que lorsque les filières par où passe la fève ont été plus resserrées, & ne laissent monter qu’une partie plus atténuée, plus travaillée par les filières & en plus petite quantité. Veut-on des preuves palpables ? choisissez sur un cerisier, un guignier, &c. une cerise qui ait été becquetée par un oiseau ; il en a pompé le suc le plus fluide, la plaie s’est fermée, le principe sucré a été plus rapproché, & ce fruit sera & paroîtra plus doux, plus aromatisé que ceux qui sont sur le même arbre : voilà pour la diminution du fluide aqueux. Tordez la queue de la grappe d’un raisin sur son cep, & laissez sur le même cep un autre raisin livré à lui-même ; attendez qu’ils approchent de leur maturité parfaite ; goûtez plusieurs jours après, & comparez la saveur de l’un &c de l’autre, vous donnerez nécessairement la préférence au premier : voilà pour le resserrement des filières & la discontinuité de la communication d’une sève trop aqueuse. Enfin, examinez & goûtez un chasselas, ailleurs appelé mornain, laissé sur le cep, enveloppé d’un sac de papier, aussi long-temps que la saison le permet ; comparez-le avec un chasselas du même cep, cueilli en octobre, la différence sera énorme, soit pour le goût, soit pour la fraîcheur. Revenons à notre objet.

À mesure que les conduits séveux de la grappe s’oblitèrent, il monte moins d’eau de végétation, & la chaleur du jour faisant transpirer & évaporer une grande partie de cette sève, le principe sucré est plus rapproché ; aussi, les espèces de raisins, naturellement les plus sucrées, sont moins juteuses & plus claquantes ; les autres au contraire sont plus molles & plus fondantes. (Il y a quelques exceptions à cette loi) Du sucre noyé dans l’eau se convertit en sirop par l’ébullition, & il acquiert un goût différent de celui que la mixtion avoit auparavant. Il en est de même du raisin, & jamais son aromat n’est plus exalté dans le vin, que lorsque le principe sucré est plus rapproché. Dans les années de pleine maturité, les vins muscats, même du royaume, ressemblent presqu’à ce sirop, ce qui rend leur fermentation molle, & leur éclaircissement long & difficile.

C’est d’après cette théorie qu’on s’est déterminé à Arbois, à Château-Châlons, en Franche-Comté, à conserver le raisin sur le cep, souvent jusqu’en décembre & quelquefois jusqu’à noël. C’est par la même raison, qu’à Condrieux, si renommé par ses vins blancs, on ne vendange qu’à la fête des saints, quoique son vignoble soit parfaitement exposé au soleil du midi, abrité par des montagnes & de trois degrés plus méridional que celui d’Arbois. À Riyeialtes, on laisse faner le raisin sur le cep ; il en est ainsi en plusieurs cantons d’Espagne, dans les îles de Candie, de Chypre, &c. C’est encore d’après cette théorie, qu’on fait en Lorraine & ailleurs, le vin nommé de paille ; l’opération consiste à cueillir les raisins par un temps sec & au gros soleil, de les étendre sur des claies de paille ou d’osier sans qu’ils se touchent ; d’exposer ces claies au soleil & de les renfermer dès qu’il est passé ; tous les deux ou trois jours d’enlever les grains qui pourrissent, sans attaquer ni blesser leurs voisins ; enfin, lorsque les raisins sont bien fanés, & qu’une partie de leur eau de végétation est dissipée, on les presse & on en fait du vin. Dans quelques endroits on tort la grappe du raisin sur le cep, ou bien on supprime, chaque jour, un certain nombre de feuilles, afin que dans la journée, il monte moins de sève des racines aux raisins, & pour empêcher que pendant la nuit ces feuilles n’absorbent l’humidité de l’atmosphère, & ne rassemblent une plus grande masse d’aquosité dans le cep.

Ces exemples, ces manipulations prouvent donc que pour avoir des vins meilleurs, on cherche à dépouiller le raisin de son aquosité superflue, & à rapprocher & à faire développer le muqueux doux. Ici l’art imite les procédés de la nature dans les années de pleine maturité ; car dans les vignobles du nord du royaume, il est excessivement rare que la grappe avant la vendange prenne la couleur du bois désarment, lorsqu’il est mûr, & bien plus rare encore que le raisin se fane de lui-même sur le cep sans y pourrir ; à moins que quelques circonstances extraordinaires ne concourent à ce phénomène. Dans le nord, deux raisons s’y opposent ; le peu d’intensité de chaleur & la fréquence des pluies ; de manière que le raisin y pourrit plutôt que de venir à ce point si désiré.

Je ne prétends pas dire pour cela, qu’il soit indispensable d’attendre ce changement de couleur pour cueillir le raisin ; la récolte entière seroit presque toujours pourrie ou perdue dans le nord du royaume : je dis seulement que ce point indique la plus parfaite maturité, & que plus la grappe en approche, meilleur est le vin, parce que le principe sucré est uni à une quantité suffisante d’eau & non au-delà.

Il ne faut pas conclure encore de ces assertions, que les vins à cette époque seront trop liquoreux, & qu’ils conserveront toujours cette liqueur comme les vins d’Espagne, les vins muscats, les blanquettes, les malvoisies, &c. ; je parle des vins rouges, de ceux qu’on fait fermenter dans la cuve ; ils ne ressembleront jamais aux premiers, & s’ils sont plus longtemps à perdre leur liqueur que les vins des années ordinaires, ils seront meilleurs, plus riches en esprits, & leur durée sera en raison de la quantité du principe sucré, étendu dans un véhicule aqueux convenable. Le principe sucré & l’eau ne sont pas les deux seuls principes du vin ; il en existe d’autres, dont il n’est pas encore temps de parler.

La vraie conclusion à tirer de ce qui vient d’être dit, est qu’on ne doit vendanger, si les circonstances le permettent, que lorsque la pleine maturité sera indiquée par le changement de couleur de la grappe. Cette loi est générale & le raisin ne sera pas trop mûr quoique bien des gens se le persuadent, en disant que, passé un certain point de maturité, il perd de sa qualité.

Avant de leur répondre, il convient de citer quelques exemples, ils démontrent mieux que les raisonnemens les plus suivis. Mange-t-on des raisins plus parfumés, plus exquis que ceux oubliés dans les vignes lors de la cueillette, & que l’on trouve après que les feuilles sont tombées ? Examinez les chasselas déjà cités & enveloppés de leur sac de papier. Dans les terreins terreux, dans les provinces où il pleut souvent, on ne trouvera à cette époque que des raisins pourris : il y a un terme à tout, j’en conviens ; mais ce terme, reculé ou rapproché suivant les circonstances, ne détruit pas la généralité du principe que j’établis.

Si la chaleur se soutient, si depuis le commencement de la maturité, la saison n’est pas entrecoupée de pluies &c de jours sereins, le raisin gagne à rester sur le cep. Si, au contraire, la terre du vignoble est substantielle, humide, si ce vignoble est dans un bas-fond, ou même dans une plaine, si les journées sont froides, le raisin, passé un certain point de maturité, (sans être complète) diminue de qualité & très-souvent pourrit avant d’avoir atteint ce période.

Si on ne s’en rapporte pas à ce que j’avance, quoique j’aie scrupuleusement suivi la marche de la maturités du raisin pendant une longue suite d’années, je prie le lecteur de s’occuper des mêmes observations, & de remarquer que si les vents du sud règnent à l’époque de la maturité, quoique très-chauds, le raisin mûrit moins bien, qu’il est plus sujet à pourrir & à passer, que par les vents du nord. La raison en est simple ; les vents du sud, relativement à l’intérieur des terres, & les vents de mer pour les vignobles qui sont dans son voisinage, entraînent avec eux beaucoup d’humidité, relâchent les fibres du cep, du sarment, &c. & il monte plus d’eau dans le raisin qu’il ne peut en perdre par la transpiration. Les vents du nord, au contraire, sont secs, hâtent l’évaporation, resserrent les fibres du bois, il monte moins d’eau de végétation, enfin, le raisin mûrit mieux, Il n’est donc pas étonnant qu’il ait plus de goût & plus de parfum. Jusqu’aux fleurs mêmes sont plus odorantes, & chacun connoît l’action de ces vents jusque sur le vin vieux renfermé dans des caves. Dans une automne chaude & sèche, le raisin ne pourrit pas, il achève & complète sa maturité ; mais s’il y a intermittence de pluie & de beau temps, le raisin pourrit, & plus l’intermittence sera fréquente, plus la pourriture sera prompte & complète. Aquosité surabondante & chaleur sont les deux grands accélérateurs de la corruption & de la putridité.

Quoique les circonstances ne puissent pas être les mêmes, par exemple, en Languedoc, en Provence, &c. relativement à la sérénité de l’air & à la chaleur, comparées avec les climats de Lorraine, des environs de Paris, &c. cependant ma proposition reste dans son intégrité ; c’est-à-dire, qu’on doit cueillir le raisin lorsqu’il est parvenu à sa maturité complète quand la saison, la chaleur & le climat le permettent. Heureux les vignerons, s’ils voient souvent la couleur verte de la grappe de leurs raisins, acquérir la -couleur brune !

Ces généralités exigent plusieurs modifications relatives aux espèces de raisins & à la qualité du sol. Par exemple, si dans nos provinces du nord, on cultivoit les mêmes espèces de raisins que dans celles du midi, elles n’y mûriraient jamais ; au contraire, le plant du vrai pineau que j’ai tiré de Bourgogne, & cultive dans le bas-Languedoc, y a acquis sa maturité complète plus d’un mois avant le tarret, raisin très-commun dans ce pays. En général, tous les cépages cultivés dans le nord, sont plus précoces que ceux du sud ; & dans les environs de Paris, on vendange beaucoup plutôt qu’en Languedoc, en Provence, &c. D’où provient cette espèce de contradiction apparente ? c’est que dans le nord on a choisi les espèces qui exigeoient moins de chaleur pour leur maturité, & on a avec raison abandonné la culture des espèces tardives. Dans le midi, au contraire, où la nature & non pas l’art assure la quantité & la qualité du vin, on a planté indistinctement les espèces précoces & les tardives, de manière que les raisins y sont mûrs dès le commencement de septembre, & que d’autres le sont tout au plus au milieu du mois d’octobre ; malgré cela, le vin y est presque toujours généreux, & chez beaucoup de particuliers, il ne se conserve pas. Cette déperdition tient encore à plusieurs autres causes ; ce n’est pas le cas d’en parler ici.

Un propriétaire intelligent dira : Il faut du vin pour ma table, pour la boisson de mes gens, & du vin pour vendre. S’il habite les environs de Paris, il recherchera le cépage qui, année courante, fournit le plus de raisins, pour peu qu’ils mûrissent,

TABLEAU des résultats de la fermentation

Octobre 1782
Élévation de la liqueur du Thermomètre au-dessus de Zero dans l’atmosphère. CUVE
A.
CUVE
B.
OBSERVATIONS.
Quantième du Mois. Heures du Jour. Degrés de chaleur. DEGRÉS DE CHALEUR au centre de la masse fermentante. DEGRÉS DE CHALEUR suivant les différentes profondeurs dans la Cuve.

(a) Cette Cuve remplie, le centre a donné 11 degrés.

(b) Forcé de m’absenter, je n’ai pu observer aux deux autres époques de la journée.

(c) Gelée blanche à l’extérieur.

(d) Cette Cuve a été tirée à huit heures du matin. Lorsque tout le vin a eu coulé, le Thermomètre supérieur marquoit 22 degrés, le mitoyen 19, celui du fond 18. Pendant la décuvaison, l’air fixe étoit très-sensible, & ne l’étoit pas auparavant.

(e) Cette Cuve a été tirée à 9 heures du matin, sans air fixe bien sensible.

        à 1 pied. à 3 pieds. à 6 pieds.
11 7 du m. 10   11      
midi 15
7 du soir. 11
12 7 du m. 11   10   (a)  
midi 15 11
7 du soir. 10 11
13 7 du m. 8   11 11 11 11
midi 15 11 11 11 11
7 du soir. 10 11 11 12 11
14 7 du m. 8   11 11 12 12
(b)          
15 7 du m. 3   11 12 15 15
midi 16 12 13 15 15
7 du soir. 14 13 14 16 15
16 7 du m. 8   14 15 16 15
midi 12 14 15 16 15
7 du soir. 6 14 16 16 15
17 7 du m. 2 (c) 15 17 17 16
midi 11 15 18 17 16
7 du soir. 6 15 18 17 16
18 7 du m. 4   16 20 18 17
midi 15 16 21 18 17
7 du soir. 11 17 22 18 17
19 7 du m. 4   18 24 19 18
midi 14 18 (d)    
7 du soir. 10 18      
20 7 du m. 18   19      
(e)    
parce qu’il vend son vin plus cher sur les lieux, que ceux de la seconde classe de Bourgogne ou de Champagne, & du montant de la vente il en fera venir du meilleur pour son usage & qui lui coûtera moins. Ailleurs, ce propriétaire, en faisant planter ses vignes, choisira le cépage reconnu pour fournir le meilleur vin, le placera dans une exposition la plus abritée & la plus pierreuse, & la seconde qualité de ses vignes sera plantée en ceps dont le raisin mûrit tout à la fois. Si dans ce canton, le prix du vin destiné à la vente, dépend de sa qualité, c’est essentiellement le cas de recourir à l’art, lorsque la nature s’oppose à la pleine maturité. Plus on approche du midi, plus la séparation des espèces devient nécessaire, attendu leur multiplicité & la distance entre leur pleine maturité. Sans cette précaution, il est impossible d’obtenir une bonne fermentation.

Il est bien rare de voir, dans les terres fortes & substantielles, cette maturité pleine sans être dévancée par la pourriture, sur-tout lorsque l’été & l’automne n’ont pas été secs ; ce sol retient trop l’eau, le cep est trop nourri, & le raisin trop aqueux : elle est beaucoup plus fréquente dans les terreins pierreux, sablonneux, caillouteux, &. Si on compare les effets de la fermentation dans la vendange produite par ces terreins opposés en qualité, on y trouvera des différences frappantes.

§. II. Du choix destiné à la cueillette. Lorsque les circonstances locales forcent à vendanger, la pluie, par exemple, la pourriture, ou la récolte d’une très-grande quantité de vignes, enfin le ban de vendange, (voyez le mot Ban) il n’y a plus de choix du jour, & il faut obéir à la loi impérieuse du moment. Il n’en est pas ainsi pour celui qui veut faire du bon vin, ou qu’il destine à garder pour sa consommation, ou à vendre un bon prix. La qualité du vin, plus que sa quantité, fait la richesse de tous les pays des vignobles renommés du royaume ; dans ce cas, il est de la plus grande importance de porter jusqu’au scrupule le choix du jour & de l’heure à laquelle doit commencer la cueillette. Le Tableau ci-contre prouve la diversité frappante dans les résultats de la fermentation.

Ce tableau prouve 1°. que la chaleur de la cuve A, est montée seulement à dix-neuf degrés, & celle de la cuve B, à vingt-quatre ; 2°. que cette dernière a resté deux jours de moins à compléter sa fermentation, & j’ose assurer que le vin de la cuve B, est de beaucoup supérieur à celui de la première, quoique produit par des raisins de vignes de dix à douze ans, & d’un cépage, en général, plus commun que l’autre, & planté dans un sol moins abrité & plus fertile.

Il avoit plu le dix octobre ; il plut même un peu dans la matinée du onze, & la vendange fut cueillie encore imbibée de l’eau de la pluie. Vers les trois heures de l’après midi, le ciel se découvrit & le beau temps revint, suivi d’un courant d’air assez fort. Si on me demande pourquoi, d’après mes principes, je ne différai pas l’époque de la cueillette, je répondrai, que dans les provinces voisines de la mer, lorsque la pluie survient vers l’équinoxe, elle est toujours copieuse & de longue durée, & par conséquent les raisins, près de leur maturité complète, pourrissent au point que l’on perd une grande partie de la récolte, & que le vin n’a point de qualité ; 2°. que dans ces provinces les vignobles y sont si multipliés que le vin bon ou mauvais est vendu au même prix, à peu de chose près ; 3°. que si on est forcé de le céder aux bouilleurs d’eau-de-vie, le prix est encore plus bas, n’importe la qualité. Tant que la guerre de mer dure, il est assez inutile de songer à faire du vin de qualité.

On pourroit conclure qu’on seroit à l’abri, dans les provinces méridionales, des tristes suites des équinoxes, si on y cultivoit des plants plus précoces ; mais on y vise plus à la quantité qu’à la qualité. Revenons à notre objet.

L’exemple déjà cité de la vendange de 1769, pendant ou aussi-tôt après la gelée, prouve que la bonne fermentation dépend en grande partie du jour de la cueillette, puisque le moût resta, à cette époque, près d’un mois dans la cuve, avant de manifester les premiers signes de la fermentation. Tout le monde se souvient de leur mesquine qualité, & combien ils aigrirent ou pourrirent dans les mois de juillet & d’août suivans. Il faut aussi ajouter que les vignobles bien situés, & dont les raisins approchoient de la maturité complète à l’époque des gelées, furent de beaucoup supérieurs à ce qu’ils auroient été sans elle. Le froid arrêta le mouvement de la sève, le suspendit, & sur-tout oblitéra les canaux séveux, de manière qu’après que les deux jours de frimats furent passés, & que la chaleur & le beau temps jurent repris leur cours ordinaire,

une nouvelle sève ne put s’insinuer dans le raisin, & la chaleur du soleil fit évaporer l’eau superflue qu’il contenoit, & concentra davantage le principe sucré dans une moindre quantité de fluide. Huit, dix ou douze jours de retard pour la cueillette, produisirent cette heureuse révolution ; le vin fut excellent, & on doit bien penser que sa fermentation fut rapide.

Il faut, autant que faire se peut, attendre que le vent du nord ait régné depuis quelque temps, & choisir un jour clair & serein. Dans la saison des vendanges, les nuits sont communément fraîches & les rosées très-fortes. Le premier point essentiel est de n’entrer dans la vigne que lorsque la rosée est entièrement dissipée, & le raisin échauffé par les rayons du soleil : (je parle des raisins qui doivent fermenter en masse). On a vu que la fermentation commençoit seulement à être sensible dans la cuve au degré dix de chaleur. Or, si le raisin cueilli dans la matinée n’a pas ce degré, la fermentation sera languissante, traînante, & il s’échappera une plus grande quantité d’air fixe & de phlogistique ; enfin, elle s’accomplira foiblement. Dès que le soleil commence à être élevé sur l’horizon, ses rayons moins obliques acquièrent de la chaleur, dissipent la rosée & la fraîcheur de la nuit & du raisin ; mais ce n’est guère qu’à neuf ou dix heures du matin que le raisin commence à avoir la chaleur requise. Si on le cueille avant cette heure, on doit le laisser dans des bannes, comportes, (voyez ces mots) ou autres vaisseaux peu profonds, exposé à la grosse ardeur du soleil pendant toute la journée, & le jeter le dernier dans la cuve. La superficie du raisin dont le vaisseau est rempli, paroit très-échauffée à la main qui le touche ; mais si on enlève cette vendange à la profondeur de quelques pouces, on trouvera l’intérieur froid, parce que la chaleur de cette saison n’a pas la force & l’activité suffisantes pour pénétrer jusqu’au centre de la masse. Le grand point est que l’homogénéité de chaleur se trouve dans toute la masse qu’on doit jeter dans la cuve.

La seconde condition essentielle est que la cuve soit remplie dans le même jour. Si on a suivi la marche indiquée, il est clair que la fermentation s’établira dans les 24 heures, même avant, & qu’elle sera très-sensible. On ne doit pas craindre dans nos climats qu’elle soit trop turbulente. Une fois commencée, elle ne doit pas être interrompue sous quelque prétexte que ce soit. C’est déranger la crise opérée par la nature, & on ne la dérange jamais impunément. Or, si dès le lendemain, ou dans les jours suivans, on jette de nouveaux raisins dont la chaleur soit inégale, il est clair, & l’expérience prouve que la fermentation est suspendue, & qu’elle est obligée de recommencer presque sur de nouveaux frais. Si le nouveau raisin est plus chaud que le premier, il donne tout à la fois une trop forte impulsion à la fermentation qui doit suivre une marche constante, uniforme & toujours soutenue ; s’il est également chaud que l’autre, sa fermentation ne sera jamais au pair : j’en ai la preuve. Tous les raisonnemens ne prouvent pas comme l’expérience. Remplissez une cuve avec les précautions indiquées ; remplissez-en une autre avec les mêmes raisins & de la même vigne, à différentes reprises, & vous verrez, 1°. que la première sera plutôt faite ; 2°. que son degré de chaleur sera plus considérable ; 3°. que le vin que l’on en retirera sera plus amiable, mieux fait, & qu’il se conservera plus long-temps.

Si la cuve est placée simplement sous un hangar, ou exposée à l’air, comme on le voit chez plusieurs particuliers des provinces méridionales, la fraîcheur des nuits diminue beaucoup la chaleur de la masse. L’air de l’atmosphère, beaucoup plus froid qu’elle, la soutire, parce que tous les fluides cherchent à se mettre en équilibre, & le grand courant d’air la dissipe. Celles placées dans des caves n’éprouvent presque pas les bienfaits de la chaleur du jour. Comme il faut, autant qu’il est possible, entretenir une chaleur égale dans le cellier, (voyez ce mot) il convient d’ouvrir portes & fenêtres tant que le soleil est sur l’horizon, afin d’échauffer l’air de son atmosphère, & les refermer exactement lorsque le soleil est couché : que si, malgré ces précautions, l’air atmosphérique du cellier n’est pas assez échauffé, & si la fermentation traîne trop en longueur, comme en 1740 & en 1769, il est prudent d’établir des feux dans le cellier même, afin de remettre l’air au même point de chaleur qu’il a communément. Ces précautions paroîtront minutieuses à tous les vignerons, mais elles ne sont point telles, l’expérience démontre leur utilité, & il est dans l’ordre que l’art suive la marche de la nature lorsque Celle-ci s’y refuse.


Section II.

De la nécessité de faire fermenter en grande masse.


Dans toutes les pratiques d’agriculture on doit juger par comparaison ; c’est la meilleure & la seule manière de s’instruire. Supposons qu’on ait à la disposition le nombre de vendangeurs nécessaire, ainsi que les vaisseaux vinaires destinés à transporter la récolte, à la recevoir : supposons encore que tous les raisins cueillis dans la même journée soient entr’eux égaux en qualité, en espèces & produits par un sol égal & par des vignes du même âge ; enfin, supposons toutes les circonstances égales ; je dis, 1°. que la cuve qui contiendra, par exemple, douze muids, sera faite plus tard que celle qui en contiendra dix-huit, & celle-ci plus tard que celle de vingt-quatre, & ainsi de suite ; 2°. que la chaleur de la fermentation sera en raison de la masse fermentante, ainsi que la qualité du vin ; 3°. que le vin de ces dernières se conservera plus longtemps que le vin des premières cuvées, qu’il sera mieux coloré, & enfin, qu’il fournira plus d’esprit ardent si on le soumet à la distillation. Ce sont autant de points de fait que chaque propriétaire est à même de vérifier.

La fluidité, le développement de l’air fixe, le mouvement, sont toujours en raison du volume de la masse, dans l’expérience proposée. Il y aura donc plus de chocs, plus de collisions, plus d’atténuation des principes, plus de dissolutions, de combinaisons & de recombinaisons, & par conséquent, un mélange plus intime des principes qui concourent à métamorphoser le moût en vin. De cette exacte combinaison & dissolution résulte une plus belle couleur, plus d’amabilité dans la liqueur, plus d’esprit ardent, & une plus longue durée.


Section III.

De égrainage ou égrappage, & du foulage.


Est-il nécessaire d’égrainer ou égrapper le raisin ? (Voyez ce qui a déjà été dit au mot Égrainer)

Sans fluidité, point de fermentation, ainsi qu’il a été dit ; l’égrainage &c le foulage, (voyez ces mots) produisent cette fluidité si nécessaire. La manière la plus simple, la plus économique & la plus expéditive, est indiquée au mot Égrainer. Cette méthode, il est vrai, dépouille seulement la grappe de ses grains, & il ne sont point assez brisés pour établir la fluidité convenable.

Le foulage (voyez Fouler, Fouloire) est indispensable. Plus la vendange est foulée, plus il résulte de fluidité ; par conséquent, plus de dissolutions des principes du raisin, des chocs plus forts, des brisemens, des divisions des parties contenues & invoquées dans le mucilage, & par conséquent, plus de chaleur, jusqu’à un certain point, & plus d’action dans la fermentation. Le foulage rigoureux augmente la fluidité, & la plus grande fluidité permet l’explosion, si je puis m’exprimer ainsi, de toutes les loix de la fermentation. Lorsque le principe mucilagineux est étendu dans un plus grand véhicule, le principe sucré se trouve plus à nu, & plus susceptible de dissolution ; l’action des sels est plus vive, & plus forte sur les parties huileuses ; & l’esprit de vin, à mesure qu’il se forme, à une action de combinaison plus directe sur tous les principes du moût, & de la partie colorante de la pellicule du raisin. On ne doit pas oublier que toutes circonstances étant égales, une cuvée dont la vendange sera mise dans la cuve avec la grappe & les grains mal foulés, fermentera plus sensiblement que celle dont le raisin aura été foulé & séparé de sa grappe, c’est-à-dire, que le bouillonnement sera plus sensible : la partie colorante en sera moins dissoute, parce que l’esprit, &c. ne peut avoir prise sur elle tant que le grain n’est pas écrasé, sur-tout lorsqu’il tient encore à la grappe, & son action est très-foible ou presque nulle si le grain est resté entier quoique séparé de la grappe.

Je regarde le foulage rigoureux, comme un des points les plus importans, & sans lequel il ne s’établit jamais une bonne fermentation. Moins la vendange est mure, plus il est rigoureusement indispensable. Mais quand doit-on fouler ? Au moment même qu’on jette le raisin dans la cuve, & il ne doit pas y tomber sans l’être exactement. Dans plusieurs de nos provinces, on suit des coutumes différentes ; dans quelques-unes on se contente de faire entrer des hommes dans la cuve dès qu’elle est remplie, & ils piétinent la vendange pendant une heure environ ; dans quelqu’autres, ils entrent chaque jour dans la cuve, jusqu’au moment qu’on la tire, & lorsque l’air fixe, qui s’en échappe, ne leur permet pas d’y entrer, il exécutent cette opération avec de longues perches de bois ; ce qu’ils appellent barrer, barrayer la cuve ; au mot Fouler, on entrera dans de plus grands détails. Ces opérations sont détestables & absolument contraires à tous les principes ; chaque fois qu’on renouvelle l’agitation ans la masse de vendange, on interrompt & on dérange la fermentation qui doit être une, pour être bonne ; on facilite la sortie d’une très-grande quantité d’air fixe &c du phlogistique, qui sont l’un, l’ame du vin, & l’autre son conservateur, & que l’on doit par conséquent chercher à retenir & à y concentrer autant que les circonstances le permettent.

Le foulage rigoureux produit encore un effet excellent, relativement à certaines provinces du royaume, & sur-tout aux maritimes. Les étrangers qui achètent les vins & les embarquent, préfèrent les vins bien colorés à ceux qui le sont moins, quoique de qualité supérieure, parce qu’ils sont dans la ferme persuasion qu’ils soutiennent mieux la mer. J’admettrai, s’ils le veulent, leur principe, mais à une condition, qui est que cette intensité de couleur soit plutôt due au foulage rigoureux, qu’à une fermentation tumultueuse trop longuement soutenue. Plus on foule la vendange, plus la partie colorante, contenue sous la pellicule, est à découvert, & plus l’esprit ardent à mesure qu’il se forme, aidé par les sels & par la chaleur, a de facilité à la dissoudre. Si on doute de ce point de fait, supposons toutes les circonstances dans le choix des raisins, de la cueillette, de la fermentation, &c. ; que l’on remplisse une cuve avec des raisins rigoureusement foulés, une seconde dont la moitié soit simplement foulée, & la troisième, point du tout ou presque point, & on verra la même progression dans la nuance de la couleur du vin, non-seulement lorsqu’on le tirera de la cuve, mais encore un ou deux ans après, &c. Si au contraire, l’intensité de couleur est due à une trop longue fermentation, moins ce vin vieillira, & plus il deviendra plat.

On doit observer que les pépins surnagent le fluide avant la fermentation ; qu’ils sont environnés de mucilage ; que ce mucilage est détruit par la fermentation, & qu’ils deviennent alors spécifiquement plus pesans que la liqueur, & se précipitent au fond. À cette époque la liqueur est moins pâteuse, plus fluide, ce qui facilite leur précipitation.


Section IV.

De la formation du chapeau sur la cuve.


Dans les provinces où la méthode d’égrainer est inconnue, & c’est le plus grand nombre, le foulage s’exécute de gros en gros, ainsi qu’il a été dit. Dans quelques-unes on écrase avec les mains une portion des raisins de la superficie ensuite, avec une pelle ou un autre instrument, on frappe sur cette superficie ; voilà ce qu’on appelle former le chapeau : cette opération ne produit aucun effet utile, elle n’empêche ni l’évaporation du spiritueux, ni ne force une partie de l’air fixe à se recombiner dans la masse fermentante. Dans les provinces où l’on foule le grain & la grappe, & où l’on jette le tout ensemble dans la cuve, la manipulation est moins défectueuse quant à la fermentation. Dans celles où l’on égraine avant le foulage, & où la cuve est remplie sans addition de grappes, le chapeau se forme de lui-même ; & plus la fermentation augmente, plus il s’épaissit & se durcit : c’est la meilleure de toutes les méthodes. Ne voit-on pas que les grappes ne peuvent jamais se réunir aussi intimement que les grains ; & les grains entiers, moins que lorsqu’ils sont écrasés ? Alors leurs pellicules sans cesse poussées vers la surface de l’air qui cherche à s’évaporer, & pressées par leur pesanteur spécifique & par le poids de l’air supérieur, se collent les unes contre les autres, & forment une croûte dure, épaisse & bombée dans le milieu, semblable à une calotte. La forme de la cuve, (voyez ce mot) contribue beaucoup à cet arrangement : la cuve doit-être nécessairement plus étroite par le haut que par le bas : l’effort de la fermentation le fait de bas en haut ; le milieu, offrant moins de résistance que les douves des côtés, les pellicules sont repoussées & accumulées vers le milieu, partie la plus foible & où tous les points de la circonférence viennent aboutir pour former une voûte, une calotte dont les parties les plus basses sont les extrémités. Il est inutile de dire qu’avant cette opération, on doit avoir également étendu le marc dans le fluide, afin que des endroits ne soient pas tout occupés par le moût, & les autres par le marc ; on fera même très-bien, lorsque toute la vendange fera foulée, d’agiter la masse entière, de ramener le dessous, dessus, & le dessus dessous, afin que si une partie est plus chaude que l’autre, la chaleur se communique de proche en proche, & qu’elle soit égale dans tous les points.

Si on veut juger jusqu’à quel point la croûte dont il est question retient l’air fixe & le spiritueux, il suffit de la percer lorsqu’elle est bien établie, de présenter une lumière sur cette ouverture, & on verra à quelle distance elle s’éteindra. Si on approche le visage du trou, on sent aussitôt une odeur forte, piquante, vineuse ; si on respire l’air qui en sort, il affecte douloureusement la respiration, & peut aller au point de causer une véritable asphyxie. (Voyez ce mot) Je ne veux pas dire que cette croûte empêche complètement l’évaporation du gas & du spiritueux ; la chose est impossible ; mais elle en retient beaucoup & infiniment plus que les autres chapeaux formés par des grains mal écrasés ou par des pellicules réunies aux grappes.

La sphère des idées s’étend singulièrement, lorsque l’on compare les différentes manières d’être de la fermentation, suivant les années & suivant la distance des lieux & la disparité des espèces. Qui croiroit, par exemple, que dans le bas-Languedoc où je réside actuellement, lorsque le raisin a été égrainé, foulé, la cuve remplie dans une seule journée, ainsi que je l’ai dit, le chapeau suffit, pour ainsi dire, tout seul, à retenir l’air fixe & le spiritueux ? Voilà trois années consécutives que j’observe le même phénomène avec la plus scrupuleuse attention, & que je le suis, pour ainsi dire, pas à pas. Je pourrois, si je voulois, rapporter le tableau de fermentation des deux récoltes précédentes ; mais celui de la dernière suffit, à cause de l’analogie qui se trouve entr’eux» „

La cuve A est resté dix jours à completter l’a fermentation, & tant qu’elle a duré, j’avois beau approcher une lumière jusqu’à deux ou trois pouces de la masse fermentante, elle ne s’éteignoit pas, & cet air n’a commence à être vraiment sensible que pendant le tirage du vin par la canelle ; il l’a été beaucoup plus dans le décuvage de la cuve B, & auparavant il éteignoit une lumière à trois ou quatre pouces au-dessus.

Cette différence a-t-elle été produite par la lenteur avec laquelle le chapeau s’est formé naturellement dans la cuve A, ou bien, la plus grande chaleur de la cuve B, & la plus prompte fermentation sont-elles la cause du plus grand développement de l’air fixe ? &c. Il est constant que le chapeau de la cuve B étoit moins compacte que celui de la cuve A. La solution de ce problème, qui paroît si aisée à donner au premier coup-d’œil, ne l’est cependant pas autant qu’on se l’imagine, elle tient à une suite d’expériences dont je publierai le résultat au mot vin.

Après avoir rempli mes cuves, il resta une quantité de vendange, que dans la crainte de la pluie je fis cueillir le 13 octobre. Transportée dans le cellier, & égrainée, elle resta dans des futailles, dans des comportes, &c. parce que je n’avois plus de cuve pour la recevoir. Le dix-neuf elle fut mise dans la fouloire, & jetée dans une cuve qui contient environ douze barriques de Bourgogne : la fermentation étoit déjà très-sensible dans les futailles ; elle fut interrompue, mais elle recommença bientôt dans la cuve, & devint promptement tumultueuse ; le chapeau se forma mal, l’air fixe s’échappa avec violence & éteignit la lumière à plus d’un pied & demi de hauteur. Le vin qui en est résulté a été plat, très-coloré & sans feu ; je m’y attendois.

Ces trois exemples démontrent de quelle utilité est le chapeau.

Je ne prétends pas comparer ces trois fermentations à celles qui s’exécutent dans les vignobles du centre, ni de l’extrémité du royaume, parce que je fais que celles de l’intérieur sont beaucoup plus aériennes & mêmes celles du nord, lorsque la maturité du raisin est pleine & entière : j’en parle ici seulement pour montrer la nécessité du chapeau, & afin de faire connoître la valeur intrinsèque de ces méthodes générales qu’on publie sur la manière de faire le vin.

Les cultivateurs de l’intérieur du royaume, seront encore bien plus surpris lorsque je leur dirai que les vins de mon voisinage, faits d’après les principes indiqués jusqu’à ce moment, & décuvés au point convenable, ne dégorgent presque point dans les tonneaux, qu’ils poussent très-peu de lie au-dehors, & que ce dégorgement n’est pas seulement comparable de moitié à celui des vins de Côte-rotie, du Lyonnois, du Beaujolois, &c ; voilà ce que j’ai observé pendant trois années. Au mot Vin, j’entrerai dans de plus grands détails. J’ajouterai seulement ici que j’ai fait décuver du vin avant le point convenable, au point convenable, long-temps après ce point, & que dans aucune de ces trois circonstances le vin n’a pas beaucoup dégorgé, & il a moins de lie que les vins dont on vient de parler.

Malgré cette différence dans la fermentation, je persiste à dire que la formation du chapeau est très-avantageuse, soit pour accélérer la fermentation, soit pour conserver le gas ou air fixe, soit pour retenir le spiritueux dans le vin, ainsi que fa partie aromatique, d’ailleurs très fugace.

On doit se rappeler ici, que je parle seulement de la fermentation du vin de raisin, car dans la fermentation de la bière, par exemple, ce chapeau peu compacte en comparaison du premier, doit être enlevé avec soin parce qu’il pourrit, &c.


Section V.

Du couvercle sur les cuves.


L’effet des couvercles est d’empêcher, autant qu’il est possible, l’évaporation de la chaleur de la masse fermentante, & de retenir une plus grande quantité d’air fixe & du spiritueux. Dans toute autre circonstance, l’air fixe, plus pesant que l’air atmosphérique, le dissipe lentement, ou plutôt se dissout & se combine avec lui ; mais ici, l’air fixe est poussé dans le haut par la chaleur qui s’exhale perpétuellement de la cuve, & je lui ai vu, dans plusieurs cantons de ce royaume, éteindre les lumières a plus de trois pieds au-dessus de sa surface, & non pas se répandre uniquement par les côtés à cause de la pesanteur spécifique, ainsi que l’a annoncé un des derniers écrivains œnologistes. Si cela étoit, il éteindroit aussi-bien les lumières contre la partie supérieure des douves, que sur la cuve elle-même ; ce que je n’ai jamais vu, quoique j’aie bien cherché à le voir ; cependant je ne nie pas le fait ; car, quel est l’homme qui peut se flatter de connoître toutes, les nuances & tous les effets des différentes fermentations dans le royaume ? Plus on voit & plus on est dans le cas de suspendre son jugement ; en un mot, il ne m’a jamais paru que l’air s’échappât de la cuve comme l’eau dans un vaisseau trop plein.

Les couvercles les plus simples sont les meilleurs, & il est absurde de songer à fermer la surface d’une cuve comme on bouche une bouteille, à moins qu’elle ne soit remplie seulement à moitié, & encore ne voudrois-je pas en répondre suivant la nature de la vendange de certains cantons. Cette assertion demande une explication.

En général, les écrivains sur l’agriculture prennent toujours les productions de leur canton, les moyens de les obtenir & le résultat de leur manipulation, pour les modèles à suivre dans tout le royaume, & ils sont dans l’erreur. La fermentation varie d’un lieu & d’une année à une autre. Avant donc d’établir une loi générale, il faudroit constater que les espèces de raisins cultivées, par exemple, en Champagne, en Bourgogne, &c. contiennent la même quantité d’air fixe que ceux de Bordeaux, de Montpellier, de Marseille, &c. ; observer quelle est la masse de cet air suivant les années, le sol & la maturité ; car il est de fait que les efforts du vin fermentant contre le couvercle de la cuve & ses parois, tiennent singulièrement à l’état du raisin, à l’espèce & au climat ; ce sont autant de points à déterminer avant de généraliser les méthodes, & de prescrire le vide à laisser entre le couvercle & la surface de la masse en fermentation.

Je dis donc que quelques planches assujetties, retenues ensemble par des feuillures, & coupées de manière qu’elles débordent la cuve de deux à trois pouces, suffisent. Si ce couvercle, quoique très-simple & peu dispendieux, l’est encore trop, on peut jeter quelques traverses en bois sur la cuve & étendre par-dessus des couvertures de laine. Il suffit de retenir, autant qu’on le peut, l’air fixe qui s’est dégagé à travers le chapeau. Si cet air dilaté par la chaleur est trop fort, il soulèvera au besoin le couvercle en bois, & la portion impétueuse une fois dissipée, il reprendra sa première place, & on ne craindra aucune explosion. La couverture de laine n’offre pas la même résistance à l’air ; les issues qui se trouvent dans son tissu, facilitent la sortie de la partie qui ne peut être conservée ; mais elle conserve toujours de leur air fixe & beaucoup mieux la chaleur que le bois : plus la saison est froide & le raisin éloigné de sa maturité, plus ces couvercles deviennent nécessaires.

Plusieurs œnologistes ont décrit différentes formes de couvercle, les unes plus, les autres moins compliquées. Personne, avant M. Berthelon, dans son mémoire couronné par la société de Montpellier, n’avoit imaginé un couvercle à double fond ; ce couvercle est décrit au mot Cuve p.613 & il est représenté Figure 5, Pl. 17 du tome III ; il faut relire cet article pour mieux saisir ce que je vais dire.

Le but de l’auteur est de retenir, par le couvercle supérieur, le gas ou air fixe dans la cuve, & par l’inferieur, d’assujettir les grappes, les grains de raisins, leurs pellicules, &c. de manière qu’ils soient toujours submergés sous le fluide vineux ; parce que ces corps réunis formant une Croute légère surnageroient bientôt la liqueur, & s’aigriroient en se desséchant par le contact de l’air, & communiqueroient ensuite au vin la mauvaise qualité qu’ils ont contractée, comme le levain aigrit toute la masse. C’est ainsi que l’auteur s’explique.

il faudroit savoir ce que l’auteur entend par ces mots une croûte légère ; j’ai toujours vu le chapeau d’une épaisseur presque d’un pied, & plus dur que le reste de la masse, même dans le pays où l’auteur est censé écrire. Il y a bien loin de cette épaisseur à une croûte légère.

J’ai dit que ce couvercle double, qui paroît séduisant dans le cabinet, étoit d’une exécution impossible dans la pratique ; c’est ce qu’il faut démontrer.

1°. De l’impossibilité du couvercle supérieur. Tout homme qui a suivi secours de physique dans un collège, a vu sûrement répéter des expériences sur la force de la dilatation de l’air, & en particulier, celle-ci. On prend un tube d’étain ou de fer blanc, à une des extrémités duquel sont soudés d’autres petits tubes, au nombre de quatre à six, d’égal diamètre, & seulement de quelques pouces de longueur : on attache & on lie fortement à ces petits tubes, le col d’une vessie molle & vide d’air ; cet appareil est placé sur une table pour plus de commodité, & on met par-dessus une planche que l’on charge avec des poids ; l’enfant souffle avec force dans le grand tube, bouché à son autre extrémité, l’air passe dans les tubes latéraux, pénètre dans les vessies, les ballonne, & la planche & les poids sont soulevés suivant la force & la vigueur de l’insufflation, qui quelquefois exhausse plus d’un quintal.

M. Bertholon écrit dans un pays où la coutume la plus adoptée n’est pas d’égrainer le raisin, & même où on le jette pêle-mêle dans la cuve avec la grappe, & on se contente de la fouler lorsqu’elle est pleine. Tout le monde sait, & des yeux suffisent pour se convaincre que le marc d’une cuvée non égrainée, monte beaucoup plus haut pendant la fermentation, que celui d’une cuvée égrainée.

Ici, tout est parfaitement analogue à l’expérience citée. Chaque grain de raisin tenant à sa grappe, renferme de l’air ; cet air est dilaté par la chaleur, la peau du grain se distend & augmente en général, du quart de son volume. Chaque grain fait l’office de levier ; de proche en proche & petit à petit toute la masse est soulevée, comme la planche & les poids le sont à l’aide des vessies. Or, si un jeune homme est capable, avec son souffle, de surmonter la résistance offerte par un poids de cinquante ou de cent livres, quelle doit être la force d’une masse de six à sept pieds de hauteur, sur cinq à six de largeur, qui fait jouer tout à la fois des milliards de petites vessies, dont la force de dilatation augmente en raison de la chaleur manifestée pendant la fermentation ?

Si le raisin est égrainé, la répulsion contre le couvercle sera moins forte, j’en conviens, mais elle sera encore prodigieuse. Il n’est pas possible que tous les grains soient réduits en pulpe, & que leurs pellicules soient complètement déchirées, divisées & détruites. Le piétinement sur la fouloire, aplatit cette peau, expulse une partie de la pulpe, & l’autre y reste ; comme toute la masse fermente à la fois, l’air se niche heureusement dans les pellicules, les distend comme si elles n’avoient point été aplaties, les ballonne ; le fluide &c le mucilage les remplissent, & elles agissent presque avec la même force que celles qui n’ont pas été foulées. Si on doute de ces faits, on s’en convaincra en levant le chapeau de la cuve au moment où l’on va tirer le vin, & l’on verra l’état où se trouvent ces grains & ces pellicules. Lorsqu’on les porte sur le pressoir, plusieurs conservent encore cette boursouflure, cette dureté, & ceux qui ont été le plus rigoureusement triturés par le foulage, s’aplatissent par la simple loi de pression, à mesure que le vin coule par la canelle.

J’ai dit que l’air se nichoit heureusement dans ces pellicules, & je suis persuadé que ce sont elles qui retiennent la plus grande partie de l’air fixe dans la masse fermentante, & que sans leur secours, il s’en échapperoit une plus grande masse pendant la fermentation. En effet, si on sépare rigoureusement les pellicules du moût qui doit éprouver la fermentation tumultueuse dans la cuve, l’expérience apprendra que le vin qui en résultera après la fermentation, sera moins riche en esprit ardent & en air fixe. Il se formera sur la surface une écume visqueuse de couleur vineusesale, cette écume deviendra petit à petit une croûte légère, qui sera sans cesse brisée, précipitée & renouvelée, tant que durera la fermentation ; mais elle ne sera pas capable de retenir le spiritueux ni l’air fixe.

Quoique ces raisonnemens tiennent à la démonstration, les faits sont encore plus persuasifs. Un particulier du bas-Languedoc a placé, sur la foi de l’auteur, entre ce couvercle supérieur & une poutre du toit du cellier, une pièce de bois perpendiculaire. Il a vu cette poutre être soulevée petit à petit, & déranger les chevrons de la charpente & les tuiles du toit qu’ils supportoient. Pour remédier à cet accident, susceptible de devenir plus grave encore, il fit accumuler des blocs de pierre sur ce premier couvercle ; le tout en vain, il fallut bientôt jeter les blocs, abattre le pied droit, & laisser à la fermentation une pleine liberté, sans quoi la toiture auroit été renversée. La conséquence est aisée à tirer, même relativement aux vins des provinces méridionales, dont la fermentation tumultueuse est moins violente que celle des vins des provinces intérieures du royaume.

1o. De l’inutilité du couvercle inférieur. L’auteur le destine à deux usages ; 1o. à l’égrainage du raisin ; 2o. à contenir toute la masse de vendange assujettie contre le fond de la cuve, afin que le fluide la surnage toujours.

Si les trous dont ce fond est supposé criblé, sont assez larges pour laisser passer les pellicules des raisins lorsqu’on foule la vendange, quoique leur forme soit plus évasée dans le bas que par le haut, ils seront donc assez larges pour laisser remonter ces mêmes pellicules, lorsque l’activité de la fermentation & la prodigieuse dilatation de l’air commenceront à agir. On sait que la pesanteur spécifique de ces pellicules, de ces grains des pepins environnés de leur mucilage, est moindre que celle du fluide qui les contient ; or, ces deux causes réunies ne permettront jamais aux pellicules de rester ensevelies dans le fluide dont la viscosité diminue d’intensité à mesure que la fermentation s’établit, & qui finit par être vraiment fluide, un peu louche cependant, lorsque la fermentation est à son point.

Ce couvercle intérieur ne peut pas servir de fouloire, ainsi que l’auteur le prétend, ou du moins ce sera une fouloire très-incommode, puisqu’il faudra à chaque instant soulever une ou deux pièces de bois qui le composent pour faciliter la projection, dans la cuve, de la vendange qui n’a pas pu glisser par les trous. Ces trous mêmes seront bientôt engorgés malgré leur évasement par le bas, & il faudra à chaque instant les nettoyer, les déboucher. Cet inconvénient arrive même aux fouloirs simplement formées par des planches rapprochées sur toute leur longueur à quatre ou cinq lignes près.

Quel est le but supposé de ce grand & inutile appareil ? C’est d’empêcher que les pellicules ne surnagent le fluide pendant la fermentation ; quelles n’aigrissent en se séchant sur la surface de la cuvée, & semblables aux levains ne communiquent ensuite à toute la masse des qualités nuisibles. Il convient de répondre à de telles assertions par des faits & par des expériences : en voici une bien simple.

Lorsqu’on aura tiré tout le vin de la cuve par la canelle, & qu’on sera au moment de porter le marc sur le pressoir, faites enlever ce chapeau que l’on suppose contenir un levain dangereux, mettez-le sur le pressoir & faites donner quelques coups de serre. Goûtez le vin qui en sortira, il ne fera surement pas du vinaigre ; mais vous aurez un vin rendu acidule par la quantité d’air fixe que ce chapeau aura retenu ; il sera dans son genre, ce que sont les eaux aériennes de Spa, de Pvrmont, de Seltz, &c. Si dans la fuite vous distillez ce vin, vous en retirerez plus d’esprit ardent que de celui sorti par la canelle, ou obtenu, par le pressoir, du reste de ce marc.

Il y a une grande différence entre la signification du mot aigre & du mot acidule, acide aérien. Le vin mousseux de Champagne qui pétille & écume dans le verre, possède en petit l’odeur que le chapeau possède en grand ; de l’un & de l’autre s’élève un acide aérien piquant & vif ; mais ce n’est ni dans l’un ni dans l’autre l’odeur d’aigre. Il faut, au contraire, conserver précieusement ce chapeau, ne le désunir en aucune manière pendant le temps de la fermentation & lorsque l’on tire le vin par la canelle de la cuve, parce que c’est un réservoir immense d’air fixe &de spiritueux pour le vin qu’on doit pressurer.

Ce n’est point un vinaigre, (voyez Seconde Partie, fermentation acide) puisque le moût ne peut se changer en vinaigre, tant que dure la fermentation tumultueuse, & puisque le vin fait ne se convertit en vinaigre que par l’absorption de l’air atmosphérique qui se combine avec le phlegme, le tartre & l’esprit ardent que ce vin contenoit.

En supposant avec l’auteur, que le suc contenu dans ce chapeau soit aigre, je lui demande par quel contact d’espèce d’air il le devient ? Est-ce par celui de l’air atmosphérique ou par celui du gaz pu air fixe ? Le premier est impossible ; tous les physiciens savent que l’air fixe est spécifiquement plus pesant que l’autre, & par conséquent la superficie de la cuve est toujours garantie du contact de l’air atmosphérique par la couche de l’air fixe qui, malgré sa dissolution dans l’air atmosphérique, se renouvelle sans cesse durant la fermentation. Les vignerons appellent cet air mauvais ; ils savent également qu’il enveloppe tout le haut de la cuve, & il n’est point d’année, qu’une lumière à la main, ils ne mesurent cette couche d’air mortel dont ils connoissent très-bien les suites.

Si l’air atmosphérique ne peut produire cet effet, ce sera donc l’air fixe qui s’échappe de la fermentation ; mais jamais cet air n’a communiqué le goût aigre, ni change du vin en vinaigre. Il a rendu le chapeau acidule, comme il rend acidule toutes les eaux aériennes ; en un mot, il lui a communiqué une odeur forte, piquante, acidule & volatile, & rien de plus.

J’ai insisté sur cet objet, parce que des auteurs, quoique très-recommandables n’ont pas saisi cette distinction si importante du mot aigre ou acide ; d’ailleurs, si le chapeau étoit aigre & son suc vinaigre ou levain, comment seroit-il possible que par la distillation on en retirât de l’esprit ardent, puisqu’il est démontré par des expériences mille fois répétées, que cet esprit s’est tellement recombiné ou détruit dans la formation du vinaigre, que par la distillation on n’en retire pas une seule goutte, si le vin a été parfaitement converti en vinaigre ?


Section VI.

De l’addition du moût bouillant suivant les années, au d’un corps sucré suivant le peu de qualité du raisin.


Il a été prouvé que le corps muqueux doux est la seule substance susceptible de la fermentation vineuse, & qu’il rend plus lente cette fermentation, lorsqu’il est dissous dans une trop petite quantité de fluide. L’expérience démontre également, que lorsque le principe sucré & mucilagineux se trouve noyé dans une quantité suffisante d’eau de végétation, il devient alors très-apte à subir la fermentation spiritueuse, & par la même cause qui accélère cette fermentation, il passe rapidement à l’acéteuse, à moins que des soins particuliers ne suspendent cette seconde fermentation.

Il arrive très-souvent dans nos provinces du nord, & sur-tout dans les automnes pluvieuses, que le moût provenu d’un raisin trop aqueux, n’a qu’un goût fade, légèrement sucré. Le muqueux doux y est uni à une si grande quantité de muqueux fade, & l’un & l’autre sont étendus dans une si grande quantité de véhicule aqueux, que ses parties isolées & nageantes dans la liqueur, se rencontreront & se heurteront rarement pendant la fermentation, qu’elles s’attireront difficilement & se combineront par peu de points de contact, d’une façon lâche & à peine mixtive. Si la liqueur qui en est le résultat, a quelque goût ou saveur vineuse, c’est celle du tartre, de l’extrait du fruit qui est dissous, de la partie colorante de la pellicule du raisin, que le peu d’esprit ardent déjà formé y tient en dissolution ; de l’air combiné qui, dans le même état que celui des eaux minérales aériennes, communique aux uns & autres un montant, un piquant que l’on appelle vineux.

Ce que je viens de dire des vins formés par des raisin mûrs, & trop remplis d’eau de végétation, s’applique de même à ceux qui ne sont pas mûrs ; ils contiennent dans cet état moins de corps muqueux sucrés. Il se forme donc, pendant leur fermentation, encore moins d’esprit de vin. Ce vin sera foible, petit & plat, & il aigrira facilement ; mais le plus mauvais vin, sans contredit, sera celui qui proviendra d’un raisin âpre, dont le muqueux déjà de si mauvaise qualité, nagera dans beaucoup d’aquosité, & où le muqueux doux sera peu sensible. Le vin n’auroit point eu ces défauts, si le raisin fut parvenu au point de la maturité capable de changer le muqueux austère en muqueux doux.

Un vin de cette espèce n’a presque, comme je viens de le dire, que le piquant donné par la présence de l’air combiné, développé par la fermentation, & qui adhère foiblement aux parties de la liqueur dont il est le lien d’union. Aussi cet air s’échappe aux moindres mouvemens de la liqueur ou des alternatives du chaud & du froid, & sur-tout pendant la durée des vents du sud ; dès qu’il s’est échappé, la liqueur prend un goût fade, légèrement tartreux, elle devient trouble, aigrit ou pousse, enfin donne peu d’esprit ardent.

Le vigneron le moins instruit, ou le particulier peut aisément prévoir les mauvais effets d’un vin fait avec le muqueux dont on a parlé, surtout s’il juge par comparaison avec les vins des années précédentes. Afin de prononcer avec connoissance de cause, il examinera l’âge & la qualité des plants de sa vigne, (une jeune vigne donne toujours un vin aqueux) le goût du raisin, du moût, la viscosité, la chaleur de l’année, du jour de la vendange, & l’espace de temps qu’il reste ordinairement à compléter fa fermentation dans la cuve.

Il résulte de ces principes, que si on parvient à supprimer une partie de l’aquosité du moût, on opérera ce que la pleine maturité auroit fait dans une année plus favorable, c’est-à-dire, que l’on concentrera davantage la matière sucrée & mucilagineuse par l’évaporation de l’eau surabondante ; dès-lors la fermentation sera plus forte en raison de la concentration des principes dans une proportion convenable. Si cette concentration étoit trop forte, la fermentation seroit presque nulle ou très-lente, comme on le voit dans les vins appelés de liqueur. Tâchons par art d’imiter les procédés de la nature.

Du moût bouillant ou qui a bouilli, il résulte trois points essentiels ; 1°. le bouillant excite la fermentation, lui donne le premier branle en communiquant promptement à la masse de vendange une chaleur de dix degrés environ : nous avons dit qu’à ce degré elle commençoit à être sensible, & que la lenteur avec laquelle s’exécute la fermentation, devient une perte réelle de plus de spiritueux & d’air fixe.

2°. Le moût bouilli jusqu’à une certaine consistance, a perdu environ le tiers de son eau de végétation ; par conséquent le muqueux sucré se trouvant rapproché sous un plus petit volume, est obligé, pour opérer sa dissolution, d’absorber & de s’approprier une certaine quantité du véhicule aqueux de la masse, ce qui le diminue d’autant.

3°. Ce moût bouilli, semblable au sucre noyé dans l’eau & converti en sirop, a reçu par la cuisson un goût, une odeur, une saveur qu’il n’avoit point auparavant, & plus ou moins flatteuse & agréable, suivant la maturité du raisin & la qualité du cépage qui l’a produit. Passons actuellement à la pratique.

§. I. De l’addition du moût bouillant ou bouilli, & de la manière dont on doit le verser dans la cuve. La manière d’être du raisin & de l’espèce, décide en quelle quantité on doit faire cuire le moût, & jusqu’à quel point on doit le faire cuire. Le procédé est simple ; aussitôt que le raisin arrive de la vigne, on le jette sur le pressoir, on donne quelques coups de serre, la liqueur coule dans un tamis de crin ou à mailles assez serrées, afin que les pépins, les grains, &c. soient séparés & ne se mêlent pas à la liqueur, car le pépin bouilli avec elle lui communique son âpreté ; enfin, on le transvase dans les chaudières, dont le nombre & le volume sont proportionnés aux besoins. Les chaudières décrites au mot Alambic, environnées par des tuyaux en spirale pour conduire la chaleur économiseront beaucoup la consommation du bois.

Si par la même opération on veut remplir deux objets à la fois, il faut, dès que la chaudière est pleine, ménager le feu ; lorsque le moût commence à bouillir, le phlègme s’évapore par une ébullition légère & soutenue, les parties les plus grossières se séparent de la liqueur, montent à la surface & on les écume rigoureusement. Si l’ébullition est trop active, elles se confondent bientôt avec la liqueur, & ne reparoissent plus ou presque plus sur cette surface. Petit à petit le moût cuit à la manière des sirops, & lorsque la liqueur est réduite à un quart, un tiers ou à moitié, suivant le besoin, on la transvase dans des vaisseaux, & on la jette dans la cuve.

J’ai dit qu’il falloit prendre du moût tiré promptement du raisin, & non pas du moût qui aura déjà subi un commencement de fermentation, ou sa fermentation complète par le spiritueux sera déjà développée, ou au moins en partie, & l’ébullition soutenue le dissiperoit complètement, de manière qu’il ne resteroit plus dans cette liqueur que le muqueux sucré. Ce moût ainsi préparé & ajouté à la masse, fait paroître la liqueur, qu’on en retire après la fermentation, plus corsée, plus amiable, plus savoureuse, plus moelleuse. On peut comparer les vins sans addition de moût cuit, aux liqueurs simplement faites par le mélange de l’esprit ardent, du sucre, d’un ou de plusieurs aromates ; & ceux où il y a addition de moût cuit, aux liqueurs nommées huiles, dont le sucre à bouilli dans l’eau jusqu’à consistance de sirop. La comparaison seroit presqu’entièrement exacte, si le moût avoit été réduit à cette consistance, & s’il n’avoit pas été ajouté à une trop grande masse aqueuse. Malgré la quantité de phlegme & du mélange, le vin conserve du plus au moins cette qualité qui masque en partie le goût âpre, austère ou vert. J’ai vu dans des cantons où l’on ne connoissoit point l’usage du moût bouilli, jeter dans les futailles lorsqu’on les remplissoit de vin nouveau, quelques raisins presque desséchés à une douce chaleur du four, & ces raisins communiquer à la liqueur un goût très approchant de celui donne par l’addition du moût cuit.

Lorsque la cuve est pleine à huit pouces ou à un pied près, ou plus, suivant sa grandeur, suivant l’année, le climat, &c. ; lorsque le chapeau est formé, autant qu’il est possible de l’établir par art dans ce moment, on jette le moût bouillant ; si la cuve étoit remplie jusqu’à son bord, on perdroit beaucoup de vin, & la vendange sortiroit de la cuve, parce que la fermentation & la chaleur dilatent toute la masse, & lui font occuper un beaucoup plus grand volume. L’espace vide que j’indique à laisser, sera quelquefois insuffisant & quelquefois trop fort ; cela dépend de la nature de la vendange, &c. : chacun doit à peu près connoître la portée de la fermentation de son pays, & il n’est pas possible de fixer l’étendue de cet espace, quand on parle en général.

On doit concevoir sans peine, que si on répand le moût bouillant sur la superficie de la cuvée, la chaleur s’évaporera promptement, & ne produira puisqu’aucun effet sur la masse qui doit fermenter. Il convient donc d’avoir un grand tuyau de fer blanc ou de bois, de deux à trois pouces de diamètre, garni à son sommet d’un vaste entonnoir ; ce tuyau doit descendre jusqu’au fond de la cuve : on l’enfonce à travers le chapeau, on vide une certaine quantité de moût bouillant ; on retire le tuyau pour le placer dans un autre endroit, on vide de nouveau & ainsi de suite ; on peut si l’on veut, ne pratiquer qu’une seule ouverture dans le milieu, & y verser toute la liqueur. Si le tuyau est entièrement ouvert par le bas, on court le risque de l’engorger en le plongeant dans la cuve ; mais on évitera cet inconvénient en le perçant d’un grand nombre de trous, sur les côtés de sa partie inférieure, à peu près sur l’étendue de douze à dix-huit pouces : on doit, aussi-tôt après l’opération, reboucher exactement le ou les trous faits au chapeau. La totalité de la chaleur factice se communique de proche en proche & gagne toute la masse, parce que l’effet de la chaleur est de tendre toujours vers le haut. Mais en quelle quantité faut-il jeter du moût bouillant ? je ne puis le prescrire, puisque j’ignore à quel degré de chaleur se trouve la masse de la vendange. Si on en jette jusqu’à ce que sa superficie ait acquis le degré dix, il est constant que la partie inférieure aura au moins vingt à trente degrés : dès-lors il n’y aura plus de proportion, & la fermentation, au lieu d’être simplement & graduellement tumultueuse, deviendra dans peu turbulente, & l’on aura manqué le but que l’on se proposoit. On parle ici seulement d’une manière isolée de la chaleur propre à établir une bonne fermentation, & il ne s’agit pas de donner de la qualité au vin. Lorsque le fond de la cuvée, à la hauteur d’un pied à un pied & demi, aura également reçu une chaleur de dix à douze degrés, j’estime qu’elle est suffisante, que la fermentation ne tardera pas à s’y établir, & qu’elle produira bientôt le même degré à toute la masse.

Le grand art est d’exciter une bonne fermentation, & non pas de la rendre turbulente ; il faut que la première désunisse & combine les différentes substances contenues dans le raisin ; qu’elle les brise & les atténue au point de leur faire éprouver des chocs, des collisions, des frottemens en tous sens, afin qu’elles s’usent passant près les unes des autres, pour ainsi dire, comme la lime sur le fer ; enfin, que la fermentation crée ou développe le principe spiritueux, résultat du mélange parfait des principes & du grand travail de la nature. Si la chaleur est trop forte, il y aura, il est vrai, de très-grandes divisions, de très-grandes atténuations, mais très-peu de combinaisons & de recombinaisons, parce que le principe spiritueux très-fugace se dissipe malgré le chapeau & malgré tous les moyens qu’on prendroit pour le retenir ; d’ailleurs il ne peut s’échapper sans entraîner avec lui une grande quantité de gaz ou air fixe, & je ne cesserai de répéter, que le premier est l’ame du vin, & le second son conservateur ; ainsi, l’addition du moût bouillant peut donc être ou très-utile ou très-préjudiciable suivant les circonstances.

§ II. Dans quelles proportions doit être faite l’addition du moût bouilli ? La vigne est originaire des pays chauds, & dans le climat qui l’a vu naître, il est inutile de recourir aux moyens secondaires, ou de l’art, pour donner de la qualité à son produit ; mais transportée du midi au nord, elle y est étrangère ; dès-lors, la nécessité des abris, le choix dans les espèces, les attentions nombreuses avant, pendant & après la fermentation, ces soins, ces précautions démontrent que le suc exprimé de son fruit n’est parfait qu’autant qu’il approche le plus de la qualité de celui des pays qui nous ont fourni la vigne. Malgré les châssis, les serres, les couches, &c. l’ananas, les oranges n’auront jamais le même goût, le même parfum qu’en Amérique ; la nature y travaille librement & chaque plante y suit sa loi ; mais en France, sur-tout au nord, elle est contrainte, & la vigne s’y voit à regret, plantée en dépit de Bacchus ; dès-lors peu de principe sucré dans le raisin, beaucoup d’aquosité, de verdeur, d’âpreté, &c : mauvaise fermentation, vin détestable, & que l’on y trouve bon cependant, parce qu’on n’en connoît pas d’autre. Il est donc d’une nécessité indispensable de recourir à l’art lorsque la nature est en défaut.

Cette correction par le moût, est rarement nécessaire dans nos provinces méridionales, à moins que l’année n’ait été très-froide, la vendange mauvaise, &c. : le raisin (à l’exception de quelques espèces) ne pèche pas par la non-maturité ; mais le vin, par la mauvaise manière de le faire & le peu de soins qu’on lui donne ; cependant, ceux qui ont des vignobles considérables, plantés en espèces tardives, & uniquement dans la vue de se procurer beaucoup de vin, retireront des avantages marqués de cette addition, ménagée avec prudence. Les autres vins de qualité n’en ont aucun besoin ; ce n’est ni le spiritueux, ni la partie sucrée qui leur manque, ils n’en ont souvent & presque toujours que trop ; c’est la partie aromatique & amiable dont ils sont dépourvus. Je conviens que le moût bouilli les rendroit, à la rigueur, plus veloutés ; mais il augmenteroit trop leur douceur & elle se conserveroit trop long-temps.

L’usage du moût bouillant pour accélérer la fermentation est ancien dans quelques cantons du royaume : il a été employé avec succès en 1740, & dans les années froides, celui du moût bouilli est plus rare, ou du moins il le paroît davantage, parce que les vignerons ont toujours eu grand soin de s’en servir en cachette, attendu que ces bonnes gens appeloient cette manipulation frelater le vin. En Corse, dans plusieurs endroits d’Italie, en Grèce, &c. l’usage y est établi de temps immémorial, & même dans certains endroits on fait cuire tout le moût. Dans un Mémoire envoyé en 1766, au concours proposé par la Société d’Agriculture de Limoges, j’avois indiqué ce correctif ; mais M. Maupin lui a donné la publicité qu’il méritoit, & il est enfin parvenu à faire adopter cette méthode dans plusieurs provinces où elle étoit inconnue ou trop négligée. On lui doit de la reconnoissance pour le service qu’il a rendu. Dans le commencement, cet auteur se contentoit de proposer quelques chaudronnées de moût bouilli & bouillant pour chaque cuvée ; petit à petit l’expérience lui a appris qu’on pourroit faire bouillir un vingtième, un dixième, un sixième & même jusqu’à un cinquième sans nuire à la qualité du vin, & même que cette addition augmentoit la qualité relativement au plus ou au moins de maturité du raisin. Il est constant que les vins de nos provinces du nord doivent gagner beaucoup par l’addition de ce moût cuit, puisque le principe sucré est plus rapproché, & que l’aquosité surabondante est évaporée par l’opération. Il ne faut pas croire que l’ébullition crée aucun des principes du vin, elle les développe seulement en mettant leurs parties plus à nu. Souvent, dans nos provinces du nord, la maturité du raisin est quelquefois si complète, qu’une partie des grains de la même grappe a changé de couleur, qu’elle paroît mûre, tandis que l’autre est encore verte ; que l’on y trouve une grappe mûre & l’autre qui ne l’est pas du tout. Il est donc clair que le vin à retirer de ces raisins ne peut jamais être de qualité, & qu’il vaudroit mieux que le sol eût été chargé d’épis que couvert de vignes : mais il faut du vin, & malgré son peu de qualité, il est toujours fort cher ; alors le propriétaire fait porter à son sol ce qui rend le plus, & c’est dans l’ordre.

Il arrive par fois que les vins provenus de ces raisins verts ou très-incomplètement mûrs, & chargés de moût bouilli, sont plus agréables, plus moelleux, & même en général beaucoup meilleurs que ceux du canton, si on les goûte avant noël & avant pâques ; mais j’en ai vu plusieurs qui ont absinthisé, c’est-à-dire, qui ont pris un goût très-sort d’amertume lorsqu’ils ont éprouvé les chaleurs de l’été. Ces exceptions, peut-être dépendantes de causes différentes, ne doivent pas empêcher l’usage du vin bouilli. M. Maupin ne se contente pas de le louer avec raison, il recommande encore « de faire bouillir une certaine quantité avec le moût, environ la trentième & quelquefois la quarantième partie de ce que la totalité de la cuve pourra rendre en vin, c’est-à-dire, un seau de raisin bouillant pour trente ou quarante de vin. Dans les années de grande verdeur ou lorsque les raisins auront gelé sur le cep, il ajoute « qu’on fera bien d’y en verser un vingtième ou un vingt-quatrième, ou autrement dit, un cinquième ou un sixième du quart qui sera en vin… La quantité de raisin bouillant sera proportionnellement d’autant plus forte que la cuve contiendra moins de vendange, en sorte que si, par supposition, on met un trentième en raisins bouillans dans une cuve qui contient ou doit rendre douze muids, il faudra en mettre environ un vingt-septième dans une cuve qui n’en contiendra que six : on en mettra aussi d’autant plus ou moins que la vendange par elle même, ou par les circonstances, paroîtra plus ou moins disposée à fermenter. Les raisins que l’on destinera aux chaudronnées, seront pris, autant qu’il sera possible, parmi les plus murs ; ils seront apportés de la vigne, à grappe sèche, & sans être aucunement écrasés, afin qu’ils ne s’échauffent point, & on les mettra en réserve pour être bien égrappés & foulés avec les mains ou autrement, quand on voudra en faire usage : on ne séparera point le marc d’avec le moût ; mais on les fera bouillir ensemble. » Les pays de vignobles où ces pratiques sont habituellement indispensables du plus au moins, sont bien à plaindre ; mais on y a la fureur d’y planter des vignes où il croîtroit des bleds superbes ; les récoltes en seroient au moins assurées, peut-être il y auroit du profit, parce que la culture des vignes s’y pratique entièrement à bras d’homme, & que les échalas sont fort chers. C’est au propriétaire à faire la balance exacte de la dépense & de la recette, & de se déterminer ensuite à la culture la plus avantageuse, en prenant un terme moyen sur les récoltes de dix années.

§. III. De l’addition d’un corps sucré suivant la qualité du raisin. Personne n’est plus que moi ennemi de tout mélange, de toute espèce de mixtion dans les vins ; & l’on sait à quel point est portée, je ne dis pas, la charlatanerie, mais l’indécence & le danger des sophistications dans les villes où le tarif des droits d’entrée double le prix du vin, & dans les pays où la température du climat devient une prohibition absolue de la culture des vignes. Il existe cependant des moyens innocens, nullement insalubres, sans le plus léger inconvénient, & qu’on peut employer lorsque la saison & la qualité du raisin l’exigent ; moyens, plus que superflus dans toute autre circonstance.

Il est démontré que le vin est plat, petit, qu’il a peu de qualité lorsque le moût est privé de la plus grande partie du principe sucré qu’il auroit eu si la maturité avoit été complète ; enfin, qu’il ne peut pas se conserver, parce que, de la soustraction du principe sucré, il résulte nécessairement la diminution du spiritueux qui lui doit son existence toute entière, & non à aucune des autres parties constituantes du vin.

Par l’ébullition, on se contente de rapprocher, de développer la partie sucrée qui existe, de dissiper une aquosité surabondante ; mais on n’ajoute rien à la masse du principe sucré, & on n’augmente pas le spirituel. Cette opération, très-bonne en elle-même, est longue & coûteuse par la consommation du bois, & diminue la quantité du vin, puisqu’une partie de son phlegme s’est évaporée, sur-tout dans les circonstances où l’on fait bouillir jusqu’à la cinquième partie des raisins.

Ce qui constitue l’essence du principe sucré est identique dans toutes les substances qui le contiennent, & il n’affecte différemment les organes de nos palais, que par les substances avec lesquelles il se trouve combiné dans les différentes plantes. Le sucre d’érable, celui de la canne à sucre, du raisin, du chiendent employé dans les boutiques, du blé, de l’orge, lorsqu’ils ont germé, celui que le célèbre Bergman a retiré des carottes, des cardes-poirées, &c. sont identiquement les mêmes, quant au principe, & s’ils diffèrent entre eux, c’est par des modifications accessoires qui ne changent rien à leur essence. Les sentimens des chimistes ne sont pas partagés sur ce point, d’où on peut conclure que l’addition d’un muqueux sucré au vin qui en manque, lui rend la vie, l’existence, si on peut s’exprimer ainsi, puisqu’il l’enrichit du principe premier dont il étoit dépourvu ou presque dépourvu.

Ce fut d’après cette idée, & j’oserois presque dire, d’après cette démonstration rigoureuse, que je proposai en 1766, l’addition du miel commun, comme le corps doux préférable à tous les autres & même au sucre, abstraction faite du prix. Cet avis a été critiqué par des œnologistes, non quant à la qualité du miel ; mais ils se sont récriés contre son haut prix : il ne s’agit pas ici d’employer du miel de Mahon, de Narbonne, &c. ; mais du miel commun ; du miel jaune, pourvu qu’il soit pur, & dont le prix, dans presque tout le royaume, est de huit à dix sols la livre, & souvent moins ; (abstraction faite des droits d’entrée dans les grandes villes ; mais on n’y cueille pas du raisin pour faire du vin.) J’estime qu’une livre suffit pour la vendange qui donnera cent bouteilles de vin, mesure de Paris ; de sorte que le prix d’une barrique de deux cens pintes sera augmenté de seize à vingt sols. Voilà la dépense, j’en conviens : la vente du vin, après cette addition, ne la couvre-t-elle pas ? C’est ce qu’il falloit prouver. Lorsque je désigne le poids d’une livre, c’est comme terme moyen & non pas absolu ; le seul propriétaire du vignoble peut en décider ; quand il lui en coûteroit un petit écu par barrique, je ne vois pas que la dépense soit aussi excessive qu’on veut le dire. Au surplus, c’est un conseil qu’on peut suivre, si on ne fait pas bouillir la vendange, & il est facile à tout propriétaire de juger par comparaison, auquel des deux procédés il doit donner la préférence.

La manipulation est facile, on délaye le miel dans une suffisante quantité de moût, & à mesure qu’on jette dans la cuve le raisin foulé, on jette en même temps le mélange, observant qu’il soit bien étendu sur toute la vendange & successivement mélangé avec elle, jusqu’au moment de former le chapeau. Il faut que le miel soit pur & non pas mêlé avec des substances étrangères, & souvent avec de la farine qui le conduit promptement à la fermentation acide.

Je n’ai pas craint d’ajouter dans le temps, qu’il résultoit de ce mélange un vin de beaucoup supérieur à celui où cette addition n’avoit pas été faite ; mais encore que l’agrément du goût & de la saveur n’étoient pas comparables, & que l’on retiroit d’un tel vin beaucoup plus de spiritueux que d’un autre : c’est dans l’ordre de la nature, elle-même m’a indiqué sa marche, & je l’ai suivie ; voilà où se réduit le procédé. Chacun sait que le principe sucré crée le spiritueux, & que lorsque le mucilage contient beaucoup d’air fixe & autant que le miel, il le communique à la liqueur avec laquelle il fermente, & cet air fixe devient le lien commun de tous les principes.

Si la force seule de la fermentation, expulse l’air fixe & beaucoup de spiritueux, au point que celui-ci frappe l’odorat, lorsqu’on entre dans le cellier, & que celui-là éteint la lumière sur la cuve, il est donc clair que par l’ébullition ils échappe beaucoup de cet air fixe, ce qui devient une perte réelle pour le vin. Si on doute de cette soustraction de l’air remplissez un vase d’eau, qu’un autre vase rempli de la même eau soit retiré du feu après qu’elle aura bouilli ; enfin, plongez deux pèse-liqueurs parfaitement égaux dans ces deux eaux, même après que la dernière se sera refroidie, le pèse-liqueur indiquera laquelle des deux est la plus pesante, ou celle qui contiendra le moins d’air ; l’ébullition a donc déjà privé le moût & le raisin bouilli, d’une assez grande partie de son air fixe, tandis que la dissolution du miel en ajoute de nouveau dans le moùt.

Ceux qui ne connaissent pas les loix de la fermentation, se récrient aussitôt, & disent, un tel vin doit avoir le goût mielleux : ce raisonnement est faux, la fermentation fait perdre & anéantit l’amertume de l’aloès & de la coloquinte, comment ne détruira-t-elle donc pas le goût mielleux ?

Combien de fois ne s’est-on pas trompé & n’a-t-on pas pris de l’hydromel (voy. ce mot) bien vieux pour du bon vin d’Espagne ? cependant ce n’est que du miel ajouté & délayé dans l’eau, jusqu’à ce qu’elle puisse supporter un œuf ; & le tout placé dans un lieu assez chaud pour qu’il fermente. Il est impossible, après un certain nombre d’années, de reconnoître le goût de miel dans l’hydromel.

Ce goût ne peut être sensible après la fermentation tumultueuse, & beaucoup moins encore après l’insensible qui perfectionne & raffine les mélanges que la première a dégrossis ;

1 °. parce qu’on travaille une plus grande quantité de matériaux, que pour faire communément la barrique d’hydromel ; 2°. parce que le moût, même miellé, est plus délayé & moins sirupeux que l’eau miellée qui donne l’hydromel ; 3°. parce que le raisin donne plus d’air que le miel, ce qui agite, échauffe & atténue davantage les parties intégrantes de la matière ; 4°. parce que le véhicule dans l’hydromel est l’eau, tandis que dans l’opération présente, c’est un composé de substances qui ont chacune leur goût particulier, & que d’ailleurs le miel ne fait ici qu’une très-petite partie de la masse. Je consens à dire que ces raisonnemens ne prouvent rien, & qu’il faut recourir à l’expérience : elle est si facile à exécuter, que chacun peut s’en convaincre par lui-même.


CHAPITRE III.

De la manière sensible dont la fermentation s’exécute.


Après avoir parlé en général des causes, & avoir rassemblé les matériaux de la fermentation ; après avoir découvert les défauts qu’elle peut avoir, indiqué les correctifs nécessaires afin de l’établir tumultueuse & bonne, actuellement ne quittons plus la cuve depuis qu’elle est remplie & que le chapeau est formé, afin d’épier la nature & suivre les mouvemens qui vont changer le moût en vin. Je ne considérerai pas en chimiste, l’ordre des combinaisons, la manière dont les substances agissent les unes sur les autres, ce seroit peut-être embrouiller les idées du cultivateur ; il s’agit ici de parler plus à ses yeux & à son goût, qu’à son esprit par une digression scientifique. Au mot Raisin j’examinerai, d’une manière plus directe, la nature de chaque substance dont il est composé ; mais actuellement je dois sacrifier la petite gloriole de la science à l’instruction de la classe commune des lecteurs.

Suivant la manière d’être de la saison, du jour de la vendange, &c. & sur-tout suivant les espèces de raisins, le premier signe de la fermentation paroît plus ou moins promptement. Ce premier signe est un amas de petits globules très-peu colorés, blanchâtres, pressés les uns contre les autres, qui se logent les uns contre les parois de la partie supérieure de la cuve, & sur-tout dans ses angles si elle est quarrée ; c’est-à-dire, dans les endroits où l’air trouve plus de facilité pour s’échapper ; le défaut de couleur vineuse vient de ce qu’il n’y a pas encore assez d’esprit ardent formé dans la cuve, ou que le peu qui y existe, n’est pas capable de dissoudre les parties colorantes du raisin.

Un petit sifflement se fait entendre, il est dû à l’air qui commence à s’échapper de la masse fermentante ; un petit bouillonnement devient sensible, c’est le bruit occasionné par l’explosion des petits globules. À mesure que la fermentation augmente, le sifflement augmente, les globules sont plus nombreux, plus gros, leur explosion plus forte, &. par conséquent le bruit qu’on appelle bouillonnement est plus fort. Moins le chapeau sera compacte, & plus l’un & l’autre feront sensibles & tumultueux. À mesure que le bouillonnement augmente, la masse fermentante s’élève graduellement, & la surface du chapeau se dessèche ; c’est un effet, comme je l’ai déjà dit, de l’augmentation de chaleur & du ballonnement des grains non écrasés, ou des pellicules pleines de mucilage & boursouflées, & de la dilatation du fluide. Tant que l’on voit la vendange s’élever dans la cuve, c’est un signe certain que le moût n’est pas entièrement changé en vin. Lorsque la cuve est dans son grand feu, pour me servir de l’expression technique, l’élévation du marc arrive à son maximum ; c’est-à-dire, à son plus haut point, ainsi que la fermentation ; & le bouillonnement est très-considérable, & plus qu’il ne l’a encore été. Suivant les années, suivant les espèces de raisins, je ne saurois trop le répéter, le marc reste plus ou moins stationnaire dans son élevation extrême. J’ai vu cette élévation se maintenir pendant plusieurs heures de suite, & quelquefois décliner après une demi-heure & même moins. On ne sauroit être trop attentif à ce point, (on en verra bientôt la raison) ni veiller de trop près la cuvée, parce que souvent la fermentation marche à pas de géant pendant les dernières heures qui précèdent son maximum, quoiqu’elle ait été quelquefois très lente dans ses commencemens, surtout dans les vins de qualité médiocre ; on diroit qu’ils réunissent & concentrent tous leurs efforts pour le moment de cette crise, & bientôt à l’épuisement de leurs forces succède, presque un anéantissement total. Le marc, après avoir été stationnaire, s’affaisse insensiblement, le bouillonnement & le sifflement diminuent ; il descend plus bas que le point dont il est parti pour s’élever ; il y reste de nouveau stationnaire. Bientôt une nouvelle crise s’opère dans la masse, on la voit remonter, & le sifflement & le bouillonnement se renouveler, mais jamais avec la même violence que la première fois, & le marc ne s’élève pas aussi haut. Souvent il s’établit une troisième, une quatrième crise & même plus, & les symptômes ou phénomènes sont toujours très-inférieurs à ceux qui les ont précédés ; enfin, la fermentation cesse d’être sensible, & le marc occupe alors très-peu de place ainsi que le vin, proportion gardée avec la première époque : tels sont le commencement, les progrès & la fin de la fermentation tumultueuse, que les yeux les moins exercés peuvent suivre exactement. Plusieurs objets méritent d’être examinés : la chaleur. Si on plonge un, thermomètre dans la cuvée, la liqueur montera dans le tube en raison du degré de chaleur qui s’établira pendant la fermentation. (Consultez le Tableau précédent On verra, 1°. que ce degré de chaleur se soutient pendant que le marc reste stationnaire ; 2°. que la chaleur diminue lorsque le marc s’est affaissé ; 3°. qu’elle augmente de nouveau & peu lors de la seconde ascension du marc, & ainsi de suite pour la troisième, quatrième ; &c (si elles ont lieu) ; enfin, que la masse totale du marc & du vin, après tous les affaissemens successifs, ne conserve plus qu’une chaleur égale à celle du cellier. Au mot Vin, je donnerai un tableau exact de la marche de cette chaleur. Ceux que j’ai actuellement sous les yeux n’ont pas été faits avec assez de précision.

La couleur du vin. Le moût avant la fermentation est une liqueur trouble, pâteuse, sans couleur distinctement prononcée. À mesure que la fermentation s’établit, la couleur se décide : elle l’est quand la fermentation est arrivée à son maximum, le moût est coulant, nullement pâteux. & on attend que la masse soit par venue à son premier affaissement, la couleur aura beaucoup plus d’intensité, à son second elle sera chargée, à son troisième plus que surchargée, &c.

L’air fixe. Il en est de cet air fixe comme de la couleur, mais en raison inverse. C’est-à-dire, que la cuvée n’en fournira jamais plus que lors de la première ascension du marc, & à mesure qu’elle s’exécutera, & jamais moins que lorsque ce marc sera parvenu à son point le plus bas ou de descendum. On pourroit, en général, se tromper dans ces derniers cas, si on se servoit d’une lumière pour juger de l’intensité de cet air mortel, après l’affaissement du marc & du vin ; ils occupent un plus petit espace qu’auparavant, & cet espace est rempli d’air fixe plus pesant que celui de l’atmosphère. Les douves de la cuve l’empêchent en partie de s’échapper, & il ne peut se dissoudre dans l’atmosphère, que par sa partie supérieure & par couches. Ainsi, il y a donc réellement beaucoup d’air fixe dans la cuve, mais il est accumulé, conservé & très-peu produit ; puisque, si on ajoutoit à ce vin, à ce marc, du vin & du marc de même qualité, & de quoi remplir la cuve, la dissolution en seroit très prompte, parce que effectivement il en fort très-peu.

Le goût du vin. Le moût n’offre jamais qu’une saveur douce, fade & quelquefois mêlée d’attraction, de verdeur, &c. suivant les années & les espèces de raisins. À mesure que la fermentation se développe, cette saveur devient piquante, odorante, ce qui est dû au dégagement de l’air fixe ; moins douce, moins fade, légèrement vineuse. Lorsque la fermentation approche de son maximum, le goût fade se dissipe, le goût sucré se confond en grande partie avec celui vineux ; mais on sent que le mélange n’est pas assez parfait pour que la liqueur soit un vrai vin ; parvenue à ce maximum, & lorsque le marc commence à s’affaisser, les principes sont combinés, le palais ne distingue plus des principes, pour ainsi dire, isolés, le goût sucré est vraiment changé en vineux piquant ; si on attend jusqu’à la fin du premier affaissement le vin est moins piquant, plus plat, plus mat, & ces qualités augmentent à mesure qu’on s’éloigne du premier affaissement.

Ces remarques tiennent à des points de fait que chacun peut vérifier.

Les traces de la fermentation dans la cuve. À mesure que la fermentation s’opère, le fluide suit l’ascension de la masse, lorsqu’elle a été foulée, & même il la surnage dans le commencement, & les bords de la cuve sont imbibés de ce fluide à quelques pouces au-dessus de sa surface. Dès que le sifflement devient, sensible, cette imbibition est dissipée par le courant d’air qui s’établit, & les douves ne sont pas mouillées à deux ou quatre lignes au-dessus du fluide ; l’écume qui se manifeste pendant la fermentation, suit le mouvement d’ascension de la masse & monte avec elle. Lorsque la fermentation diminue & lorsque le marc s’affaisse, une lisière d’écume reste collée contre les douves, au plus haut point où elle est montée à la seconde ascension, l’écume en bien petite quantité remonte & marque encore le point de cette seconde élévation & ainsi des autres ; mais les dernières sont très-peu écumeuses & souvent point du tout ; de sorte que, si on a laissé la vendange refroidir entièrement dans la cuve, & après l’en avoir retirée, on voit autant de zones tout autour de la cuve, qu’il y a eu d’ascension & descension successives. L’intensité de l’écume fuit celle de la fermentation, de la maturité du raisin, &c.

Lorsque la vendange a été convenablement foulée, &c. le chapeau excède la superficie du fluide, il la comprime autant qu’il le peut, & le fluide monte moins haut que si la vendange a été seulement foulée de gros en gros ou point du tout, ce qui est encore plus sensible pour l’écume.


Section première.

Des signes accessoires qui concourent à indiquer le temps auquel il faut tirer le vin de la cuve.


Je prie très-fort d’observer que je ne donne pas ces signes comme certains, comme démonstratifs, mais comme des moyens qui aident & mettent sur la voie de distinguer le moment préfixe de décuver.

I. Nous avons déjà parlé de la couleur, mais il faut revenir à cet objet, & le considérer sous un autre point de vue. Aux différentes époques de la fermentation, tirez par le fausset de la cuve, du vin ; ayez un grand verre à pied, couvrez-le d’un filtre de papier gris ; videz le vin sur le filtre, & pour l’examiner, attendez qu’il soit passé une certaine quantité, un demi-verre, par exemple.

La liqueur filtrée sera claire, parce que le mucilage aura resté sur le nitre. Je ne dis pas qu’elle sera limpide, car cela n’est pas. Tout autour du verre & sur la surface du fluide, vous verrez des bulles pressées les unes contre les autres, & très-petites. La couleur sera gris de lin sur la surface, & paroîtra plus ou moins foncée dans le milieu & à sa base, relativement à l’année, à la maturité & aux espèces dominantes de raisin ; cette couleur indique que le vin est éloigné d’être fait. Si on répète plusieurs fois cette expérience aux différentes époques de la fermentation, on verra que la couleur deviendra de plus en plus transparente, plus foncée, plus décidée dans toutes ses parties, & que les bulles d’air seront moins long-temps à se dissiper ; enfin, lorsque la fermentation sera à son terme, la nouvelle liqueur filtrée aura la couleur vineuse bien prononcée ; la partie supérieure le sera autant que celle du fond, ce qui n’existoit pas auparavant, & il ne paroîtra plus de bulles d’air.

D’après ce qui a été dit, il est aisé de connoître la cause de ces différentes manières d’être. Jusqu’à ce que la fermentation soit sensible, les substances colorantes sont plutôt étendues dans le fluide que dissoutes ; mais à mesure qu’elle s’établit, l’eau dissout les extraits gommeux, mucilagineux, savonneux ; & l’esprit ardent qui se forme, les extraits raisineux qui fournissent la partie colorante. (Voyez le mot Raisin) Lorsque la fermentation est à son terme, les combinaisons sont faites. L’air fixe, jusques-là disséminé dans le fluide, ne concourroit pas encore à maintenir les combinaisons dans leur équilibre ; & comme son interposition entre les molécules étoit lâche, il s’échappoit & n’étoit retenu que par la portion mucilagineuse passée avec le fluide à travers le filtre. Mais, du moment que les combinaisons sont achevées, l’air devient plus intimement uni avec les substances combinées ; il fait plus corps avec elles & n’a plus une tendance aussi forte à s’échapper ; en outre, malgré les plus grandes précautions, il s’en est perdu beaucoup pendant la fermentation, il ne peut donc plus agir comme dans les commencemens de la fermentation.

Dans la fermentation non achevée, on voit encore autour du verre outre les bulles d’air, un cercle formé par une espèce de mucor particulier, de moisissure qui n’existe plus lorsque le vin est fait. Ces signes, aux yeux du connoisseur & de l’observateur, sont autant d’indicateurs fidelles de la proximité du complément de la fermentation ; mais je le répète, il faut être accoutumé à opérer souvent sur le vin de la même vigne, parce qu’ils varient singulièrement suivant les années, &c. Plus on attendra après le premier affaissement, plus la couleur sera chargée & transparente, & si on attend jusqu’à la fin de la fermentation la couleur sera claire.

II. Le bruit, le sifflement, le bouillonnement sont des lignes qui indiquent que la fermentation vineuse commence, s’opère & s’avance ; leur intensité est, comme la couleur, relative à l’année, à la maturité, à l’espèce du raisin, au jour de la vendange, &c. : ce sont autant de réflexions à faire. Plus le bouillonnement augmente, & plus la fermentation approche de son complément : le grand bruit, le grand sifflement indiquent de se tenir sur ses gardes pour saisir l’instant préfixe du décuvage. Souvent, lorsque la fermentation commence à décroître, on entend le même bouillonnement qu’auparavant. Dès-lors, si on se réglois sur le bruit pour le décuvage, on passeroit l’époque nécessaire, le vin seroit plat, mat, peu spiritueux & très-coloré.

Veut-on juger par l’expérience ? en voici une de M. Poitevin, de la Société Royale de Montpellier, insérée dans le volume de l’Académie Royale des Sciences de Paris, année 1770. La cuve a été remplie le trois octobre, & a fini d’être remplie le six.

Quantième du mois     Chaleur de
la Cuve
Signe de la cuve,
ou effervescence
Octobre
11 9 h. du m. 26 très-forte
vers midi 26
5 h. du s. 26
12 Le matin 25 elle paroît moindre
Le soir 24
13 le soir 23 diminue sensiblement
14 Le soir 22
15 Le soir 22 L’effervescence paroît détruite ; le marc est affaissé, & on juge le vin assez coloré. Cette cuve a été vidée le seize au matin : le thermomètre plongé dans un tonneau qu’on venoit de remplir, s’est arrêté au bout d’une heure à 21 dégrés .

Il auroit été bien difficile de se régler par le signe de l’effervescence, ou bruit, ou sifflement, parce que le vin d’une partie de la cuve étoit réellement fait, & que l’autre ne l’étoit pas, puisque l’on avoit resté trois jours a remplir cette cuve, & par conséquent la partie inférieure avoit completté sa fermentation avant que celle de la supérieure fut à son point. Le bruit de l’effervescence étoit donc le résultat de deux fermentations distinctes ; autrement il faudroit supposer que la première ou intérieure, avoit entièrement cessé pour se confondre avec la seconde, & marcher ensemble du même pas, ce que je ne crois guère, mais ce qu’un autre thermomètre, plongé au fond de cette cuve, auroit peut-être indiqué,

III. La chaleur. Je ne parle pas de la chaleur grossièrement jugée par nos sens, par exemple, en plongeant le bras dans la cuve, ou en goûtant le vin, parce que la modification qu’on éprouve, tient à une infinité de circonstances qui doivent la faire nécessairement varier ; d’ailleurs nos sens ne sont pas assez parfaits pour nous faire distinguer l’augmentation de chaleur d’un demi ou d’un degré ; il est donc nécessaire de recourir à des instrumens plus sensibles, & qui caractérisent mieux les impressions reçues ; le thermomètre est excellent à cet effet.

Tant que la chaleur augmente dans la masse, c’est une preuve, en général, que la fermentation n’est pas à son plus haut période ; lorsqu’elle se soutient au même degré, c’est une preuve qu’elle y est arrivée ; mais d’après quelle hauteur dans la cuve doit-on juger ce degré de chaleur, puisqu’à la base, au centre & au sommet, ces degrés diffèrent entre eux ; voyez le tableau précédent qui indique au complément de la fermentation, vingt-quatre pour le sommet, dix-neuf pour le centre, & dix-huit pour la base. Je n’avance pas que chaque année on aura la même différence ; le tableau de la fermentation que je dressai en 1781, est trop incorrect pour le comparer avec celui de 1782 très-exact. Au mot Vin je rapporterai celui des prochaines fermentations & s’il s’accorde quant à la marche, avec celui de 1781, on aura quelque chose de décidé à ce sujet ; il en est ainsi, je pense, de la couleur, ce qui sera vérifié à cette époque. Si je présente aujourd’hui ce tableau, c’est uniquement pour engager les amateurs à répéter ces expériences, en faisant que la cuve soit remplie le même jour, la vendange égrappée, & rigoureusement foulée, le raisin cueilli par un beau jour, & celui cueilli dans la matinée, laissé exposé au gros soleil, afin que toute la masse de vendange ait, à très-peu de chose près, le même degré de chaleur ; ils observeront encore que le maximum de cette chaleur est dépendant des lieux, de l’année, &c.

Si on avoit pris le maximum de la chaleur de la fermentation, dans le tableau de M. Poitevin, & jugé qu’il indiquoit le moment du décuvage, la cuvée auroit dû être tirée le onze à midi ; car certainement il avoit déjà eu un affaissement sensible, ainsi cet exemple ne peut pas servir de règle, parce qu’il n’y a pas eu simultanéité dans la fermentation. J’ose dire que ce vin décuvé le seize, a été beaucoup plus mat, & qu’il s’est conservé moins long-temps que si la fermentation n’avoit pas été interrompue, & que si, dans cette supposition, il avoit été décuvé au vingsixième degré de chaleur.

À la suite de ce premier tableau on en trouve un second, & du même mémoire, pris sur une cuve commencée à remplir le premier oct. & finie à être remplie le quatorze du même mois, enfin tirée le vingt-sept au soir.

Quantième du mois Chaleur de
la Cuve
Signe de la cuve,
ou effervescence
Octobre
15 Le matin. 28 très-forte
Vers midi. 28
Le soir. 28
16 Le matin. 28
Vers midi. 28
Le soir. 28
17 Vers midi. 28
Le soir. 27
18 Le matin 27
19 Le matin. 27 sensiblement
décroissante.
19 Le matin. 27
Le soir. 27
20 26
21 25
22 24
23 23
24 22 paroissoit éteinte
25 22
26 25 Elle s’est ranimée
et la cuve a donné
des marques d’ébullition.
27 45

(Le 27) La Cuve a été tirée ; & une heure après que le vin a été mis dans un tonneau, sa chaleur étoit de 21 degrés & demi.

On peut faire ici, relativement à la chaleur, les mêmes réflexions que sur l’effervescence ; mais je ne pense pas, comme M. Poitevin, que le renouvellement de chaleur de près de trois degrés, le vingt-six octobre, dépende essentiellement de la manière d’être de l’atmosphère, & du vent du nord qui a succédé au sud-est pluvieux pendant les jours précédens. Deux raisons déterminent mon dire négatif : la température du cellier a simplement varié du vingt-deux au vingt-six octobre, du douzième au treizième degré de chaleur, & le vingt-six elle étoit de douze degrés & demi ; il est probable que la masse fermentante n’a pas dû souffrir une révolution de près de trois degrés de chaleur, tandis que celle de l’atmosphère du cellier n’a éprouvé que la différence d’un degré.

Si c’est relativement à la simple manière d’être du vent, on fait que les liqueurs spiritueuses travaillent plus lors des vents du midi que du nord, même dans les tonneaux bien bouchés.

J’ose donc dire que cette différence sensible de trois degrés dans la chaleur de la fermentation, ainsi que les marques de l’ébullition, annonçoient une des crises successives du rehaussement de la masse, après le premier affaissement dont j’ai parlé plus haut. Je puis me tromper dans ma manière de voir, & loin d’avoir envie de critiquer l’opinion de M. Poitevin, je le prie de répéter la même expérience & de me faire connoître si je me trompe.

De ce qui vient d’être dit sur la chaleur en général de la fermentation, on doit conclure qu’elle indique seulement sa progression ascendante, qu’elle dit au propriétaire, fois attentif à la métamorphose qui va s’opérer ; tu es à l’instant de jouir de tes travaux ; tes soins vont être récompensés, & tu vas bientôt décuver ton vin ; le moment critique approche, sache le saisir.


Section II.

Des signes regardés comme décisifs pour le décuvage du vin.


Voilà le point délicat de l’art ; c’est une grande question de savoir s’il est possible de donner un signe caractéristique qui puisse être utile à tout le royaume, & saisi par les personnes les plus instruites, & par les moins clairvoyantes. Les anciens œnologistes se sont peu occupés de ce point important, & les modernes ne sont pas d’accord entr’eux, il est bon de connoître leur manière de voir. Ce seroit une erreur, & très-grande, de juger de la méthode d’une province, par celle d’une autre province ; les circonstances ne sont pas les mêmes, & l’on raisonneroit à faux, si on disoit, par exemple, à Bordeaux l’on fait d’excellent vin, à Nuits, à Beaune, &.. à Rheims, à Ai, &c. il faut adopter la même méthode. Les espèces de raisins sont différentes, ainsi que le sol & le climat ; l’analogie est donc détruite : il y a plus, les espèces de raisins, transportées d’un lieu éloigné dans un autre, ne suivent pas strictement la même marche dans la fermentation ; j’en ai la preuve. Comment est-il donc possible d’établir une loi fixe pour les vignobles de tout le royaume ? cependant la fermentation est une opération de la nature, elle suit par-tout la même marche, quant au fond ; mais elle varie dans ses modifications, suivant les années, les espèces & les climats. Chacun peut juger de ces différences, & sans sortir de son cellier, il verra que la fermentation diffère d’une année à l’autre ; de là que de conséquences à tirer, lorsque l’on veut généraliser des principes, ou du moins avec quelle réserve on doit les établir.

La méthode la plus suivie, (au moins dans les provinces méridionales) pour le décuvage des vins, est d’attendre que le marc soit affaissé complètement dans la cuve, & le vin clair & limpide, autant qu’il peut l’être dans ce moment. Il est aisé de concevoir combien est faux le principe d’après lequel on se décide. Le second tableau de M. Poitevin fait connoître la diminution graduelle de la chaleur pendant dix jours au moins, & par conséquent, la perte considérable du spiritueux & de l’air fixe, tous deux les conservateurs du vin. Dans ces provinces, les vins sont si riches en esprit qu’on n’y regarde pas de si près ; mais on devroit observer que ces vins se détériorent aisément ; qu’ils passent promptement à l’acidité & à la pousse ; qu’ils sont toujours plats, quoique fumeux & spiritueux, & qu’ils ne supportent pas l’eau, parce que, privés en grande partie de leur air fixe, l’air qui leur reste n’est pas capable d’aiguiser l’eau, de lui donner du montant, comme cela arrive aux eaux minérales aériennes, aux vins de Champagne, de Bourgogne, &c. Si M. Poitevin avoit attendu la diminution totale de la chaleur, le vin auroit été encore plus plat & plus coloré.

Dans d’autres endroits on attend que le vin soit bien coloré & clair ; mais comme l’intensité de couleur dépend, & de l’année & des espèces de raisins, par là même, ce principe est trop général. La limpidité ou clarté dans le vin, suppose, de toute nécessité, une trop grande fermentation, & trop long-temps soutenue ; le vin est nécessairement dur & mat, & a les mêmes défauts que les précédens. Ces deux méthodes ne portent sur aucun principe décidé, & tiennent trop à l’arbitraire ; car le plus ou moins d’intensité dans la couleur & la clarté du vin, ne sauroient être des signes caractéristiques du moment du decuvage.

La seule réponse que l’on donne communément, & qui semble autoriser cet usage, est que si le vin n’étoit pas bien coloré on ne le vendroit pas. Les parisiens, il est vrai, les hollandois, les marchands & acheteurs du nord les veulent tels, & comme ce sont eux qui assurent le débouché, on est obligé de se conformer à leur goût ; ils ne vendent pas ces vins très-colorés & spiritueux, tels qu’ils les achètent, ils s’en servent, au contraire, pour les couper avec des vins peu corsés & peu vineux, qu’ils achètent dans nos autres provinces : mais je dirai aux languedociens, aux provençaux, &c. ayez des espèces de raisins naturellement plus colorés que les vôtres, qui le sont en général très-peu, alors laissez moins cuver, & vous aurez des vins encore plus recherchés que les premiers.

M. Maupin fixe une époque qu’il regarde comme décisive pour le cuvage, & il s’explique ainsi.

« Le vœu & le but de la nature dans la fermentation du moût est de faire du vin : les moyens qu’elle emploie, peuvent se réduire à cinq principaux : la dissolution, l’ébullition produite par le mouvement & la dilatation interne de l’air non combiné, l’atténuation produite par l’ébullition, la décomposition du moût, & enfin, la recomposition, ou plutôt la parfaite composition du nouveau mixte, ou autrement dit, du vin. »

» Si on décuve le vin dans un des quatre premiers degrés ou périodes, le vin pourra être commencé ; mais il ne sera pas fait, la nature n’aura encore que préparé ou ébauché son ouvrage ; elle aura peut-être fait quelques parties vineuses, mais tout le reste sera à faire. »

» Il ne faut donc, en général, tirer le vin qu’après le cinquième degré, qu’après que la recomposition sera, non pas avancée, mais parfaite, autrement on troubleroit l’ordre de la nature, & le vin ne seroit pas de garde, ou le seroit beaucoup moins. »

» Ainsi on ne tirera le vin que lorsque la vapeur méphitique de la fermentation, connue sous différens noms, & entre autres, sous celui de gas, sera encore sensible. La nature en ce moment doit-être censée n’en être encore qu’à la décomposition plus ou moins avancée, & ce seroit bien surement troubler son opération, souvent l’arrêter entièrement, que de décuver le vin avant qu’elle l’eût achevée. »

» Je n’ignore pas les raisons qu’en donnent les personnes qui sont dans cet usage ; mais leurs raisons, que je discuterai ailleurs, sont opposées aux vrais principes, & prouvent, à l’égard de quelques-uns, qu’ils n’ont absolument aucune connoissance en cette matière, & qu’ils se conduisent, & quelquefois les autres, au hasard. »

» Ce n’est pas qu’il y ait des cas, où, par la nature particulière des circonstances, on ne puisse être forcé de tirer les vins de la cuve avant qu’ils soient parfaitement faits ; je connois des hommes très habiles qui sont dans cet usage, & je les honore trop pour les en blâmer ; mais ceux qui en font un principe, & prétendent le généraliser, n’en ont pas moins tort, & leur tort est d’autant plus grand, que j’ai lieu de croire qu’ils connoissent ma manipulation, & s’ils la connoissent, ils doivent savoir que les raisons qu’ils donnent, outre qu’elles sont mauvaises, portent absolument à faux, par rapport à ma manipulation qui pourvoit à tout. »

» J’éclaircirai toutes ces difficultés quand je publierai le problème, dont celui-ci n’est que l’extrait, & j’y donnerai aussi plusieurs indications ; aujourd’hui je me borne à la plus simple, & à celle qui me semble la plus facile à saisir & en même temps celle qui me paroît la plus généralement suivie par les quatre ou cinq mille personnes qui façonnent leurs vins d’après mes principes. »

» Indication générale pour le décuvage du vin. Conformément aux principes que je viens d’établir, on décuvera le vin lorsqu’il sera fait, quand le moùt ne sera plus du moùt, quand il aura entièrement perdu sa douceur, sa saveur sucrée ou de moût, & qu’il sera vin bien caractérisé & parfaitement vin. »

» Dans les années de maturité, & qui auront été molles ou pluvieuses, il vaudroit mieux, quand on le peut, tirer le vin quelques heures plutôt, que quelques heures plus tard. »

» Dans les années sèches & de pleine maturité, on fera mieux de le tirer quelques heures plus tard, que quelques heures plutôt. »

» Dans les années où les raisins ont de la verdeur, & sur-tout beaucoup de verdeur, on ne risque rien de tirer le vin douze heures plus tard que l’indication, quoiqu’on puisse le tirer au moment même qu’il paroît fait. »

» En général, dans les pays chauds & dans les vendanges chaudes, il vaut toujours mieux tirer le vin un peu plutôt qu’un peu plus tard. En général, il ne faut le tirer de la cuve que quand il est fait : il ne faut pas non plus le laisser refroidir, & encore moins l’y laisser refroidir entièrement, principalement dans les pays & les vendanges dont je viens de parler. Les vins délicats sont ceux qui exigent moins de cuvage. »

» On arrosera le marc, pour la première fois, douze heures avant de décuver le vin, & toujours avant qu’il soit vin fait, & pour la seconde fois, deux heures ou une heure avant le décuvage. »

» J’estime que dans l’une & dans l’autre de ces opérations, on doit arroser d’un douzième ou quatorzième de la cuvée, c’est-à-dire, à raison d’un sceau sur douze ou quatorze. »

Dans une autre brochure intitulée, Procédé pour la manipulation & fermentation des vins, M. Maupin in dique qu’il faut tirer le vin de la même cuve, & ensuite recouvrir la cuve ; il me paroît que cette opération doit déranger la simultanéité de la fermentation.

Je ne me permettrai aucune réflexion sur l’extrait ou apperçu que M. Maupin donne relativement à l’instant du décuvage, puisqu’il promet de plus grands détails, je ne manquerai pas de les faire connoître au mot Vin, si leur publication précède celle de la fin de ce cours. C’est en comparant les sentimens des différens auteurs, & en répétant leurs expériences que l’on peut parvenir à la conviction.

Le mémoire sur le décuvage des vins, par Dom le Gentil, Prieur de Fontenet, & membre de plusieurs Académies, offre des observations importantes ; je ne pense pas qu’il ait encore paru aucun ouvrage plus parfait en ce genre ; il décèle le chimiste & le physicien le mieux instruit, le praticien le plus éclairé, & l’observateur le plus exact ; je ne puis trop le remercier publiquement, en reconnoissance du plaisir que m’a fait la lecture de son ouvrage, & de l’utilité dont il sera à tous les cultivateurs des vignes.

» La saveur, dit Dom le Gentil, est une qualité qui est l’objet du goût, & ce sens ne peut se tromper entre la saveur vineuse & la saveur sucrée ; & comme l’odeur vineuse accompagne toujours la saveur vineuse, il est impossible d’errer sur le rapport de ces deux sens réunis. »

» Il ne faut pas supposer ces sens bien fins, bien exquis, ni un grand discernement pour en faire la distinction : tout homme organisé, comme le commun des hommes, distinguera la saveur vineuse de la saveur sucrée, avec autant de facilité qu’il pourroit distinguer la couleur rouge, de la couleur verte…… La marque déterminée & infaillible qui désigne d’une manière invariable, le moment où la fermentation dans la cuve est parvenue au degré précis auquel la plus grande perfection du vin est attachée, le moment auquel le vin n’est pas assez fait, & après lequel il devient rude, grossier, & sent le marc, est le moment même où après plusieurs dégustations successives, dans lesquelles nous avons senti l’affoiblissement de la saveur sucrée, nous nous appercevons de la dispersion de cette saveur sucrée ; cette saveur, après s’être affoiblie par nuances, disparoît subitement ; alors son absence est un signal précis, fixe & assuré auquel on doit tirer le vin de la cuve : c’est un ordre irrévocable que la nature prescrit à l’art, & qui marque le moment fatal auquel est attachée la perfection de cette liqueur, qui doit faire les délices ou le tourment des palais délicats, dépérir en peu de temps, ou se conserver nombre d’années. »

» On perce la cuve à sa circonférence, & par le moyen d’un trou de fausset ou d’un robinet, on tire du vin dans un verre pour en faire la dégustation. Ce robinet doit être placé au milieu de la hauteur de la cuve, si elle est pleine, ou pour mieux m’exprimer, à moitié de la hauteur de la vendange, avant la fermentation ; de manière que dans une cuve qui a huit pieds de hauteur depuis le fond jusqu’à ses bords supérieurs, si on a mis six pieds de vendange, on perce la cuve à trois pieds de fonds, & à l’aide d’un fausset, on tire le vin pour le goûter. »

» La première dégustation doit se faire lorsque l’effervescence se rend sensible : dès qu’on commence à s’apercevoir d’une diminution marquée de la saveur sucrée, & d’une augmentation dans la saveur vineuse, qui sont inséparables ; alors il ne faut pas s’éloigner pour long-temps de la cuve ; il faut goûter fréquemment, & avoir tous les vaisseaux prêts à recevoir la liqueur ; & si le signal vient à paroître dans la nuit, ne point remettre au jour l’opération du tirage & du transvasement ; cette nuit assure une récompense qui doit faire oublier le besoin de repos. »

» Ce signe commun, on le voit, est à la portée de tous les cultivateurs ; il est encore identique & invariable pour un moût d’excellente qualité, comme de la plus médiocre ; pour faire un vin précieux, comme pour ceux que l’on destine à la boisson du peuple ; pour une grande cuvée, comme pour une petite ; pour une grande masse, pour une cuvée de cinquante pièces, comme pour un quartaut ; pour un moût pur, pour la première goutte du raisin, comme pour la vendange, & même pour une petite quantité de moût mêlé à une grande quantité de marc…… Quelques phénomènes que la fermentation ait produits, qu’elle ait été vive, forte, tumultueuse, prompte, foible, lente, &c. ; que le corps muqueux ait éprouvé le plus grand degré de chaleur, dont il est naturellement susceptible ; que son mouvement ait été de la plus grande promptitude, de la plus grande rapidité, ou que cette chaleur & ce mouvement aient été presque insensibles, je n’en suis point inquiet. Si quelquefois j’ai visité ma cuve, & considéré la fermentation, ce n’est pas dans l’appréhension qu’il se soit dissipé trop de gas & d’esprit, dans la lenteur & la longue durée d’une foible effervescence, ou dans la chaleur, & le mouvement rapide d’une effervescence prompte & ardente ; mais bien par la raison que le signe que j’attends & que je cherche, doit paroitre beaucoup plutôt, après une vive effervescence, qu’à la suite d’une foible ; cette effervescence m’indique si je dois m’éloigner de la cuve, & à peu près combien de temps… »

Il est inutile de prouver que ce signe est assuré, ou ce qui est la même chose, qu’il est impossible qu’il ne paroisse pas : cette assertion peut être regardée comme un axiome, n’a besoin d’aucunes preuves…… Il seroit encore superflu de prouver que ce signe ne peut paroisse avant le maximum de la fermentation, c’est-à-dire, dans son accroissement ni dans son maximum, à moins qu’il n’y ait des effets sans cause, à moins que la fermentation spiritueuse ne puisse se faire sans moût, sans matière sucrée, ce qui est impossible. »

» Depuis le commencement de la fermentation on a senti la saveur sucrée ; elle diminue toujours jusqu’au maximum, où elle le fait sentir encore, mais foiblement. Ce maximum, cette grande chaleur, cette effervescence, n’est produite que par une grande masse de corps muqueux qui le convertit en vin ; en ce moment la saveur sucrée est encore moins sensible ; mais une fois convertie en vin, l’effervescence s’affoiblit, le maximum cesse, & la fermentation décroissante annonce qu’une moindre quantité de corps muqueux se convertit en vin, & souvent cette moindre quantité est trop petite pour faire sentir sa saveur, ce qui est décidément prouvé par l’expérience ; mais après le maximum, le signe paroit plutôt ou plus tard, à raison du degré de la chaleur de la liqueur fermentante dans son maximum; il paroît plutôt si l’effervescence a été grande, si ce maximum a été par exemple, de 24 degrés de chaleur, & il paroît plus tard dans la cuvée, qui n’en a éprouvé que vingt, & ainsi toujours relativement. »

» Jamais ce signe n’a paru que bien des heures après le maximum, lorsque la cuve a été remplie de raisins écrasés, qu’ils ont été foulés plusieurs fois de la circonférence au centre de la cuve, dans le commencement de la fermentation, & que par cette raison l’accroissement & le maximum de la fermentation ont été d’une grande chaleur ; aussi, je ne puis trop recommander ces deux opérations aux cultivateurs dans les pays septentrionaux, & dans les climats où la peau du raisin donne naturellement peu de couleur, ainsi que dans les années où le raisin noir n’a pas acquis une parfaite maturité, & dans les cuvées où il est entré beaucoup de raisins blancs. Dans les pays méridionaux du royaume & dans les climats & terroirs où la peau du raisin est épaisse, & donne naturellement une forte teinture à la couleur[1], ces deux opérations ne sont pas nécessaires pour la produire, mais elles sont indispensables, & sur-tout la première pour donner à la fermentation les qualités dont on vient de parler. »

» Seroit-il hors de propos de remarquer ici que ceux qui ont recours à une longue fermentation, à une longue résidence de la vendange dans la cuve, pour donner une couleur ou veloutée, ou plus couverte à leur vin, emploient en cela le moyen le plus pernicieux qu’il y ait, puisqu’il les prive de l’esprit & du gas, & qu’il porte dans cette liqueur les matières acides, austères, astringentes, gommeuses, &c. tandis qu’il y a un moyen simple, indiqué par la connoissance de la matière colorante. Nous savons qu’elle réside dans la peau du grain de raisin ; nous savons aussi par l’expérience, qu’un grain de raisin, tant qu’il est entier, ne peut subir la fermentation, qu’il ne peut par conséquent donner sa couleur dans cet état ; nous sommes encore certains, que les grains écrasés de macérés dans la fermentation, sont les seuls qui donnent cette couleur. Or, si la moitié de la vendange est écrasée, & qu’elle me donne une couleur qui soit à peu près à moitié de l’intensité que je désire, il me semble que le bon sens me dicte que si l’autre moitié eût été écrasée de même, j’aurois la couleur désirée : je ne dois donc pas recourir à un moyen dangereux, qui prive le vin de ses qualités précieuses.

» Le signe, c’est-à-dire, la parfaite conversion du sucré en vineux, paroît indubitablement dans chaque cuvée, quelles que soient les circonstances qui l’accélèrent où le retardent. Il se manifeste plus ou moins promptement en raison des différens terreins, des différentes températures des années, de la masse, de l’état des raisins ou de la vendange en fermentation. Ces causes influent seulement sur la fermentation, parce que les raisins sont plus ou moins sucrés, plus ou moins acides, & l’air de l’atmosphère est plus ou moins chaud dans le temps de la cueillette, dans, celui de la fermentation, &c ; mais ces causes ne diminuent & ne changent pas l’essence du signe. »

» Ce signe est encore un témoin irréprochable sur lequel on peut compter, & il est encore plus ou moins sensible, à raison des saveurs qui l’accompagnent ; sans cela, il nous induiroit en erreur. Prenons pour exemple la saveur acide dans le moût qui a la qualité acide, le sucre s’y fait moins sentir que dans un moût privé de cette saveur, & qui n’a d’autre qualité que d’être sucré. Il est certain que dans le dernier, la saveur sucrée ne disparoîtra que lorsqu’une grande quantité de sucre changée en vin, mêlera sa saveur vineuse, à sa saveur sucrée & couvrira cette dernière saveur, au lieu que, dans le premier cas la saveur sucrée étant moins sensible par la présence de la saveur acide, il ne faudra qu’une moindre quantité de sucre changé en vin pour faire disparoître totalement la saveur sucrée ; & cette quantité sera bien moindre pour produire cet effet, que celle qui nous a dérobé la saveur sucrée ; dans l’autre exemple tout cela est vrai ; mais un vin acide ne peut faire des pertes, quelques petites qu’elles puissent être, sans être sensiblement détérioré. Plus il a d’acide, plus il a besoin d’esprit ardent pour le dulcifier, plus il a besoin de cet esprit & de gas pour sa conservation. Or, plus il cuvera au-delà du signe, plus il perdra au-delà de l’un & de l’autre ; moins il y aura dans cette liqueur de corps muqueux lors du tirage de la cuve ; moins il y aura de gas, plus il fera exposé à l’entreprise de l’air extérieur dans le tirage, transport transvasement ; &c. moins il se formera d’esprit & de gas dans le tonneau, plus le vin sera acide & plat. Nous devons donc conserver cet esprit, & par conséquent tirer le vin au signe. Il nous avertit toujours à propos qu’il ne reste plus qu’une certaine quantité de sucre (indéterminée à la vérité), mais il n’est pas nécessaire qu’elle soit parfaitement connue. Dans le premier exemple cité, j’aurois un vin acide, soit que je le tire tôt, soit que je le tire tard ; mais si je le tire à l’indication, je n’aurai qu’un vin acide, & si je le tire dans un temps plus ou moins éloigné de ce terme, j’aurai un vin encore plus foible, plus acide & grossier, qui tournera plus ou moins promptement à l’aigre. Dans le second exemple, comme dans le premier, si je tire mon vin à l’indication, j’aurai un vin aussi parfait qu’il puisse l’être avec un pareil moût ; mais il aura d’autant moins de qualité que je l’aurai tiré dans un temps plus éloigné de ce terme. »

Je vais continuer à faire l’extrait du mémoire de dom Le Gentil, parce que j’aurois été nécessité à faire reparoître les mêmes raisonnemens lorsque je parlerai du signe que j’avois indiqué à l’occasion du décuvage des vins ; d’ailleurs le morceau suivant est si bien fait, que je ne puis me refuser au plaisir de le transcrire.

« Tout vin qui n’a pas éprouvé le plus grand degré de la fermentation, ce maximum, ce dernier terme de son accroissement & son complément, son degré principal & essentiel, causé par la décomposition de la plus grande partie du corps muqueux sucré, n’est pas assez fait, parce que c’est dans ce temps seulement que ce corps, de fermentescible qu’il étoit, reste fermenté, & qu’il acquiert les propriétés vineuses par une décomposition plus complète, & la combinaison plus intime des principes qui le constituent liqueur spiritueuse. C’est après cette espèce de tourmente, que l’esprit ardent paroît & se fait sentir fortement à la place de la saveur sucrée : avant ce terme, ce n’étoit qu’un mélange d’eau, d’esprit, de corps muqueux sucré & d’une matière colorante ; & la soustraction de cette eau en eût fait un vin de liqueur ; c’est dans ce temps où le mouvement & la chaleur sont portés au plus haut degré où ils aient pu atteindre dans de pareilles circonstances, que la liqueur prend une belle couleur, une couleur durable, parce qu’à ce degré, les divers dissolvans ont plus d’action & plus de prise sur les matières colorantes ; parce que là, dans le choc des divers corps flottans, dans la collision de leurs parties, le gas & l’esprit développés & emportés avec violence dans le principe aqueux, se combinent intimement avec lui, ainsi qu’avec la partie colorante & le sel essentiel acide. Là, tous les principes du vin, en se combinant étroitement, le rendent homogène en toutes ses parties ; c’est le moment où la matière colorante, disposée peu à peu, mais de plus en plus, depuis le commencement de l’effervescence, à se laisser extraire de la pellicule où elle réside, se fond, se dissout enfin dans les différens menstrues ; l’esprit ardent s’empare du résino-extractif, l’eau des savonneux & extracto-résino-gommeux, &c ; (au mot Raisin on trouvera l’explication de ces mots) c’est en ce temps qu’une partie du sel essentiel acide, avive, exalte par sa présence, ces couleurs, tandis qu’à la faveur de ce mouvement, de cette chaleur, l’autre partie s’empare des matières huileuses, terreuses alcalines, se neutralise en quelque sorte, en dépurant la liqueur de ces matières qui épaississent, la surchargent & la gâtent, & se dispose, se prépare paria à une moins grande dissolubilité, & par conséquent à une précipitation prochaine, sous la forme & avec la qualité du tartre. C’est en ce temps que les matières gommeuses se fondent, s’étendent, se divisent à l’infini, en liant tous ces principes si différens, & qui doivent constituer une liqueur vive, légère, transparente & durable ; c’est en ce temps que la liqueur passe de la couleur rose à l’incarnat pour briller d’une couleur vermeille & charmante dans le repos & l’éloignement des matières étrangères qui la ternissent. De quelque qualité que soit la vendange, de quelque espèce de raisins dont elle soit composée, de quelque terrein qu’elle provienne, quelque température qu’ait éprouvé l’année, on peut être certain que le vin n’est pas assez fait s’il n’a pas subi ce maximum… »

» Après que la saveur sucrée a disparu & a fait place totalement à la saveur vineuse, le vin devient grossier, sinon immédiatement, au moins quelque temps après ; car on ne peut disconvenir qu’alors la plus grande partie de la substance sucrée est convertie en vin ; mais comme elle seule peut éprouver la fermentation spiritueuse, comme les autres substances qui s’y trouvent ne l’éprouvent avec elle, & ne se combinent avec elle qu’à cause d’elle, on doit penser qu’ayant subi seule cette fermentation, les autres ont été entraînées comme par force dans son tourbillon, malgré leur peu de dispositions ; comme d’ailleurs il est reconnu qu’elles retardent la fermentation par leur inaptitude à fermenter, on doit conclure que dans ce moment il y a beaucoup plus de substance sucrée, convertie en esprit, qu’il n’y a d’autres matières combinées avec lui. »

» Or, dans ce moment où il n’y a que peu de sucre dans la liqueur, la fermentation continue cependant en décroissant, & sa chaleur qui est grande, ne doit pas être regardée comme l’effet de la fermentation de cette petite partie sucrée, mais bien comme celui de la fermentation vive & tumultueuse qui s’est passée dans la cuve. Cette chaleur embrasse donc à la fois la partie sucrée, la gomme, toutes les matières extracto-résineuses, savonneuses, résino-extractives, colorantes ou non colorantes, toutes les matières astringentes, produits des pépins, des rafles-, des enveloppes du grain, l’eau, l’esprit, le sel essentiel : toutes substances confondues forment un cahos, & dans tout le cours de cette chaleur & de ce mouvement importun, il n’y a cependant de toutes ces matières, que la petite partie sucrée qui doive se changer en esprit. Or, cette chaleur & ce mouvement étant beaucoup trop forts, causeront l’évaporation du gas & de l’esprit, qui quittera alors la matière résino-extractive colorante qui se précipitera. C’est cependant à cette teinture que le vin doit cette robe éclatante, vive & brillante, si agréable aux yeux, plus belle & plus solide que les savonneuses & les extractives, que l’eau tient en dissolution. »

» Cette chaleur & ce mouvement de beaucoup trop supérieurs aux besoins actuels de cette liqueur, & à ceux de cette petite partie sucrée, feront bientôt passer cette petite partie sucrée, de la fermentation spiritueuse à la fermentation acide ; le vin formé avant elle s’aigrira, passera à cette dernière fermentation, ou s’y disposera ; l’eau dissoudra de plus en plus les substances gommeuses, les savonneuses, les astringentes, &c. & toutes ces matières seront en dissolution chacune par les dissolvans qui leur sont propres. Comme elles ne peuvent subir que la fermentation acéteuse & la putride, elles y seront par-là très-disposées, pendant que le sel essentiel acide se neutralisera avec l’huile & les matières terreuses & alcalines, & que l’esprit & le gas s’évaporeront. Si les acides & les matières acerbes, astringentes, dominent, le vin tournera à l’aigre. Si les gommes & la matière colorante extractives prévalent, il tournera à la moisissure. (Quel vin que celui qui se présente ! »

» C’est toujours dans les espèces de vins rouges, que l’on trouve les vins grossiers, parce qu’ils ont fermenté en cuve avec l’enveloppe & les pépins des grains de raisins, souvent même avec les rafles, & c’est dans la classe de ceux qui ont une couleur plus foncée, plus rembrunie, que se trouvent d’ordinaire les plus grossiers. Un vin couvert ne peut être fin, délicat & coulant. Les terroirs qui produisent un raisin dont le grain a la peau épaisse & charnue, & les raisins qui la doivent à leur espèce, auxquels on a fait subir une longue & violente fermentation, donnent un vin très couvert ; cette couleur augmente encore par la serre, & sur-tout par le vin des dernières tailles, & par la rafle dont l’acide austère rembrunit le rouge de la matière colorante. Or, la délicatesse & la finesse de la couleur & de la saveur, sont incompatibles avec ces matières, & le tartre grossier dont ces vins abondent : l’un donne l’exclusion à l’autre. »

» Le vin aqueux est celui qu’un peu d’eau affoiblit : on le trouve communément parmi les vins qui ont trop fermenté. Les vins généreux & vineux portent la même quantité d’eau, sans s’affoiblir ; on en trouve rarement de pareils parmi les vins qui ont trop cuvé, si ce n’est dans des pays méridionaux. Les vins qui ont peu d’esprit & de gas, & où l’eau domine, sont des vins plats : lorsque ces vices ne sont pas dus à l’espèce de raisins, ou à des raisins produits dans des terroirs humides, dans une année pluvieuse & froide, ils sont toujours dus à une trop longue fermentation en cuve à l’air libre, parce que, quelque qualité que la vendange ait en pareil cas, l’eau y domine toujours par la perte que ce vin a faite de son esprit & de son gas… Le vin austère & dur est celui où les matières colorantes & astringentes dominent. Ces vices sont dus quelquefois en partie à l’espèce de raisin, au terroir, au peu de maturité ; à ces exceptions près, ils sont toujours dus aux pépins, à la rafle, à l’enveloppe des grains de raisins. Ces vices sont encore attachés aux vins qui ont cuvé longtemps à l’air libre, sur-tout avec les rafles, &c. à ceux qui ont éprouvé une trop grande chaleur dans la fermentation, ou une fermentation trop long-temps continuée, quoiqu’avec une chaleur modérée. Ainsi, quand le raisin a toutes les qualités requises pour faire du bon vin, on peut être assuré que la fermentation peut le rendre austère, plat, dur & aqueux ».

Il résulte des excellens détails & des preuves données par dom Le Gentil, que le moment décisif de tirer le vin de la cuve, est celui où la partie sucrée est métamorphosée en substance vineuse ; qu’avant l’apparition de ce signe, le vin n’est pas fait, & qu’à mesure qu’on s’éloigne de cette apparition, il devient de plus en plus plat, grossier, aqueux, & enfin, qu’il est moins susceptible d’être conservé aussi long-tems qu’un vin bien fait.

Je conviens, dans tous les points, de l’avantage, de la simplicité & de l’utilité du procédé de dom Le Gentil : je le félicite de bon cœur d’avoir trouvé un signe plus fidèle que celui que je me contentai d’indiquer en 1766, dans mon Mémoire sur la fabrication des eaux-de-vie, & que je développai bien plus au long, en 1770, dans un autre Mémoire sur les vins de Provence. Cependant, je n’abandonne pas encore mon idée ; je crois que mon signe du décuvage, mis en concurrence avec celui annoncé par dom Le Gentil, pourra être de quelque secours. J’annonçai alors pour signe certain le commencement de l’affaissement du chapeau de la cuve, & la plus grande élévation de la chaleur de la liqueur du thermomètre plongé dans la cuve. J’avois pour moi l’expérience : depuis l’enfance j’avois vu faire le vin dans un canton limitrophe de Côte-Rôtie ; depuis l’âge de vingt-deux ans j’avois été chargé de le faire, & après une longue suite d’observations, je me déterminai à donner ce signe pour certain. J’avoue avec franchise que jamais il n’a été en défaut dans ce pays où le vin est assez précieux pour que l’on veille l’instant du décuvage avec la plus scrupuleuse attention, parce que deux ou trois heures de cuvage de trop, après ce signe, détériorent & dégradent singulièrement ce vin. Je me suis servi de ce même point d’affaissement dans différentes provinces du royaume, avec un succès marqué : aujourd’hui même en Languedoc, je le prends pour règle & je m’en trouve bien. Mon vin est assez coloré, il n’est ni plat ni dur, & supporte l’eau beaucoup mieux que ceux de mes voisins. Je décuve au moment même que j’aperçois le premier signe d’affaissement. Je dois à la vérité ce témoignage, si le raisin a été égrappé, & le grain exactement foulé, le marc monte beaucoup moins dans la cuve, & le premier mouvement de l’affaissement est moins prompt, moins caractérisé que celui d’une cuvée où le raisin a été égrainé & mal foulé : celui d’une cuvée dont la rafle n’a pas été enlevée, & le grain mal foulé, est encore moins prompt que les deux premiers, & ainsi successivement en raison de la consistance du chapeau. Je n’avois pas fait ces observations dans le temps que j’écrivois ; je les ai reprises sous-œuvre, depuis mon séjour en Languedoc, & elles présentent les différences que je viens d’énoncer. Ces mêmes variétés dans les effets, sont & seront-elles toujours les mêmes dans tout le royaume ? je crois que oui, à en juger par analogie ; cependant, c’est à l’expérience à prononcer. Il paroît plus que probable que le seul air fixe ou gas est la cause de ces différences du commencement de l’affaissement du chapeau. Plus il y a de grappes, de grains non écrasés, & plus cet air trouve d’issues pour s’échapper. Il n’en est pas ainsi lorsque le chapeau se forme lentement, lorsque la fermentation n’est pas précipitée, lorsque la cuve est garnie de son couvercle, &c. parce que ce chapeau laisse seulement échapper l’air qu’il lui est impossible de retenir. Dès-lors le plus prompt affaissement de l’un & le retard de l’autre : donc le signe que j’ai indiqué, n’est pas strictement & à la rigueur un signe exclusif. Cependant, je persiste à dire que le commencement de l’affaissement est un signe certain, lorsque la vendange n’a pas été égrappée, & les grains peu ou mal foulés ; que pour un homme accoutumé à voir, à observer, à faire du vin, & sur-tout chaque année le même vin, il peut s’y tenir en observant les modifications nécessaires.

Pour faire voir combien peu je cherche à faire prévaloir mon opinion sur celle des autres, je vais rapporter une expérience de dom Le Gentil qui paroît la détruire, ou du moins diminuer singulièrement sa valeur. L’Auteur cite le passage suivant de mon Mémoire. Une preuve aisée à saisir, & plus sensible aux yeux les moins attentifs & les moins faits pour observer, est l’affaissement de la vendange dans la cuve, quand il est comparé avec la plus grande élévation de la liqueur dans le thermomètre, sur-tout quand elle s’y est maintenue pendant quelque temps. Ces deux signes forment ensemble une règle certaine pour tirer le vin de la cuve. J’aurois pensé de même, ajoute dom Le Gentil ; mais les expériences me forcent à rejeter cette preuve. Dans ma huitième expérience, le 18 octobre à huit heures du matin, la liqueur du thermomètre placé dans la masse fermentante, est montée à vingt-quatre degrés ; à neuf heures, à  ; à dix heures trente-cinq minutes, à  ; à onze heures trente cinq minutes, à  ; à midi, à 21. La chaleur de la liqueur fermentante a donc diminué ; ainsi, quoique la chaleur de l’air extérieur eût augmenté d’un seul degré, (car il étoit à quatorze degrés, & quand la liqueur fermentante étoit à son maximum de chaleur, il n’étoit qu’à treize degrés) on ne peut douter du décroissement spontané de cette chaleur : cependant je n’ai apperçu qu’une petite diminution dans le gonflement, à dix heures trente-cinq minutes du matin, & le marc ne s’est jamais abaissé par lui-même ; il a fallu employer la force depuis ce moment, & d’heure en heure, pendant environ onze à douze heures, jusqu’à ce qu’il fût entièrement affaissé.

Avant de passer à la seconde expérience de dom Le Gentil, il convient de remarquer que la première a été faite sur un muid (si je ne me trompe, il contient en Bourgogne, cinq cens pintes mesure de Paris) de raisins blancs nommés albane & fromenteau, espèces dont le vin est considéré dans le pays ; ils étoient très-murs, & furent cueillis par un temps sec & chaud. Les trois quarts & demi furent égrappés, & moitié de la totalité fut écrasée. Ce muid étoit posé sur son fond, le fond supérieur entièrement ouvert, comme le sont ordinairement les cuves. À dix heures trente-cinq minutes, la saveur sucrée étoit déja forte ; à onze heures trente-cinq minutes, elle étoit ferme & un peu dure, ce qui a toujours augmenté ; ainsi, depuis neuf heures jusqu’à onze heures trente-cinq minutes, c’est-à dire, en deux heures & demie de temps, le vin a pris de la dureté & de la grossièreté. Tel est le résultat de son expérience… Je dis qu’on ne peut rien ou presque rien statuer sur la prompte décroissance de la chaleur dans une si petite cuvée. J’ai toujours observé que plus la cuve étoit petite, plus elle diminuoit promptement après son maximum. Les deux tableaux de M. Poitevin, prouvent une dégradation de chaleur infiniment plus lente, lorsqu’on travaille en grande masse, & je puis dire avec vérité, que je n’ai jamais vu dans pareille circonstance une révolution approchante de celle dont parle dom Le Gentil. Il auroit été essentiel de juger par comparaison de ce degré de chaleur avec le commencement de l’affaissement du chapeau ; car j’ai toujours indiqué comme le point préfix, la diminution du gonflement ou le commencement & non l’affaissement au quart, à demi ou entier, comme un signe certain : j’ai au contraire toujours affirmé que plus on s’éloigneroit du moment préfixe, plus le vin fera plat & sans feu.

» Dans la seconde expérience, continue dom Le Gentil, la cuve qui contenoit environ onze muids de liqueur, & le marc de quatorze muids, mais sans rafles, pour imiter en quelque sorte la vendange des années où il y a beaucoup de raisins secs & peu de suc, nous avons vu le marc monter depuis cinq degrés de la jauge jusqu’au dixième degré de la jauge où il est resté constamment depuis le maximum de la fermentation de 22 degrés de chaleur jusqu’au 18 dans son décroissement, c’est-à-dire, depuis le 4 Octobre à neuf heures du soir jusqu’au 8 à midi, pendant quatre-vingt-sept heures ; cependant je n’ai tiré ce vin que deux heures après l’apparition de notre signe, ou si l’on veut, deux heures après que la saveur sucrée a disparu pour donner encore plus de temps à mes observations sur l’affaissement du marc, & mon vin a été un peu forcé de cuve ».

Il ne sagit pas ici du décroissement parvenu à un certain point, mais du commencement ou premier point de ce décroissement ; c’étoit sur quoi il falloit prononcer définitivement.

» Ces deux marques, (l’élévation de la liqueur dans le thermomètre, & le décroissement du chapeau), ajoute dom Le Gentil, ne vont pas toujours de compagnie, mais je conviens qu’elles se suivent quelquefois d’assez près, & j’ai remarqué qu’alors seulement elles se trouvent quelquefois à peu de distance de notre signe (la conversion de la partie sucrée en vineuse). La plus grande élévation de la liqueur dans le thermomètre, le précède toujours, mais il n’en est pas de même de l’affaissement du marc, qui n’est souvent sensible qu’après l’apparition de notre signe, & quelquefois très-long-temps après. Mais, en admettant, contre l’expérience, que l’affaissement du marc suit toujours de très-près la plus grande élévation de la liqueur dans le thermomètre, quand elle s’y est maintenue quelque temps, on ne peut être assuré de ce moment critique, qu’après que cet affaissement est devenu très-sensible : (on le peut, dès le premier moment, sur-tout dans les cuves dont on n’a pas enlevé la rafle, &c.) Il faut encore qu’il ait été continué quelque temps, & que la liqueur dans le thermomètre baisse à l’unisson ; mais comme l’air extérieur peut avoir influé par sa froideur, sur l’abaissement de la liqueur dans le thermomètre & l’affaissement de la vendange, sur-tout dans les petites, & encore plus dans les très-petites cuvées, il faut, pour le connoître, un autre thermomètre placé hors de la cuve, & exposé à l’air du lieu où la liqueur fermente, dont la marche soit la même que celle du premier. S’il nous fait connoître quelques degrés de froid, il nous met dans l’incertitude, il nous jette dans l’irrésolution, nous hésiterons à tirer notre vin ; tout cela prend un temps qui nous est bien précieux, sur-tout pour les vins fins & délicats ; & lors même que la température de l’air extérieur n’a point changé, on sent qu’il faut bien du temps & des réflexions depuis la plus grande élévation dans le thermomètre, jusqu’à ce que l’affaissement continuel soit très-sensible, & il doit arriver souvent que le vin cuve bien plus qu’il ne faudroit. Mais si depuis la plus grande élévation de la liqueur dans le thermomètre, ou pour mieux dire, si depuis le plus haut degré d’élévation dans la vendange, on eût fait la dégustation du vin, on l’auroit tiré de la cuve au moment où la saveur sucre auroit disparu ; ce signe est à la portée de tous les cultivateurs, & celui que propose M. l’Abbé Rozier, ne peut être mis en usage que par des gens assez instruits pour pouvoir se servir de ces instrumens. »

Comme je n’attache réellement aucune importance à mes opinions, qu’autant que je les crois utiles, j’ai présenté le pour & le contre à mes Lecteurs, sans rien déguiser, sans diminuer les objections, & sur-tout, sans vouloir lui en imposer dans ce que je dis avoir vu & avoir fait ; ils seront à même de juger & de trouver la vérité. — Le très-estimable & très-savant dom Le Gentil, convient que les deux signes par moi indiqués, se rapprochent beaucoup du sien ; il sera donc naturel de se servir de tous les trois : on aura une certitude de plus, une approximation, & plusieurs points donnés pour parvenir au même but. Le lacédémonien Pœdarcte, lorsqu’il eut appris qu’il n’avoit point assez de suffrages pour être admis dans le conseil, s’en retourna joyeux de ce qu’il s’étoit trouvé dans Sparte trois cens citoyens qui valoient mieux que lui. Pénétré des mêmes sentimens, je me félicite de ce qu’un autre a découvert une route plus sûre, & sur-tout plus simple que celle que j’avois tracée. On dira en vain (car il faut dire quelque chose, lorsqu’on n’est pas de bonne foi) que le goût est un sens trompeur ; il ne l’est pas pour celui qui veut voir, observer, réfléchir, Je conviens que le gosier & le palais d’un gascon, d’un languedocien, d’un provençal, &c. chargés du goût & de l’odeur de l’ail, ne peut pas aussi sainement discerner la saveur sucrée ou vineuse, que celui de tout autre homme, & encore cette restriction ne va-t-elle que jusqu’à un certain point. Comme je déteste l’ail, j’ai préféré de tenir dans la bouche, de l’assa fætida, & goûter le vin à l’approche du complément de la fermentation : maigre cette saveur rebutante, j’ose assurer que j’ai très-bien distingué la saveur purement sucrée, de la saveur vraiment vineuse ; il est clair que ces saveurs n’étoient pas aussi prononcées que si l’assa fætida n’avoit pas infecté mon palais ; mais je voulois juger par les grands effets, & faire taire toute répugnance. Ne m’en rapportant pas à moi, parce que je me défiois de ma prévention, j’ai fait approcher maintes fois des enfans près de la cuve, au moment du décuvage, & après leur avoir donné du vin non fait, je leur demandai quel goût ils lui trouvoient : tous m’ont unanimement répondu, il est doux. Lorsque je leur présentois du vin fait, ils disoient : il est piquant, & plusieurs jeunes filles faisoient la grimace & redemandoient du premier. Des lecteurs sévères traiteront cette épreuve de puérilité. Eh bien, je suis de leur avis, s’ils le veulent, mais je ne la regarde pas comme telle.

Avant de terminer cet article, je crois devoir rapporter une jolie & sur-tout très-instructive expérience que l’on doit à dom Le Gentil. Elle fera très-utile à ceux qui savent réfléchir.

Sur la cuve de la seconde expérience de dom Le Gentil, & dont j’ai parlé plus haut, après avoir uni la surface du chapeau, il a placé une cloche de verre dont l’ouverture étoit posée directement sur le chapeau ; lorsque la chaleur de la fermentation fut à degrés, il s’éleva des gouttelettes qui tapissèrent les parois intérieures & inférieures de la cloche, à la hauteur de cinq pouces ; elles étoient diaphanes, claires, douces & sucrées, & le haut de la cloche étoit sec. À la chaleur de 19 degrés, les gouttelettes ont paru à plus de six pouces de hauteur, & elles étoient douces & miellées, la fermentation étant au vingt-quatrième degré de chaleur, la cloche étoit remplie, depuis sa base jusqu’au sommet, des mêmes gouttelettes claires, transparentes. L’odeur qui sortoit de l’intérieur de cette cloche, étoit agréable, & ressembloit à une foible odeur d’esprit-de-vin. Il posa dans un seau d’eau froide, cette cloche renversée, de manière que ses parois & son fond à l’extérieur, touchoient cette eau. Les gouttelettes rassemblées & condensées, s’écoulèrent au fond de la cloche ; il y en avoit quatre cuillerées à bouche. Leur saveur fut trouvée assez semblable à celle de la petite eau-de-vie qui précède l’eau-de-vie dans la distillation ordinaire du vin. En l’avalant, &après l’avoir goûtée, cette saveur a disparu ; l’Auteur pense avoir pris l’odeur pour la saveur.

Au décroissement de la fermentation, & la chaleur étant encore de vingt degrés, la cloche qui étoit restée pendant huit heures & demie sur la croûte, étoit couverte, dans tout son intérieur, de gouttelettes sans nombre, plus abondantes encore que la dernière fois. L’odeur de l’intérieur de la cloche, étoit semblable à celle de l’esprit-de-vin. Cette eau, goûtée par des personnes accoutumées à distiller de l’eau-de-vie, avoit une odeur agréable, spiritueuse, & une légère odeur d’esprit de vin ; elle étoit claire, transparente, & n’a paru avoir aucune saveur. Il faut remarquer qu’après avoir bu de cette eau, ces personnes ressentirent au palais, pendant plusieurs heures, une acrimonie qu’on peut comparer à celle qui précède les aphtes, (Voyez ce mot) ou petits ulcères superficiels qui viennent à la bouche.

Cette expérience démontre qu’il se perd réellement beaucoup de spiritueux, lorsque la fermentation approche de son maximum, lorsqu’elle y est parvenue, & lorsque l’on décuve, (Voyez les tableaux insérés, Chap. 2, Section 1, Paragraphe 2) & par conséquent, combien il est essentiel de l’y retenir.

Cette saveur acre ne seroit-elle pas due à l’huile essentielle du vin, très-atténuée & vaporisée ? j’ose le croire, mais je ne l’affirme pas. Tout le monde connoît son acrimonie. On objectera que les huiles essentielles rendent l’eau laiteuse, troublent sa couleur ; j’en conviens ; mais dans ce moment, n’y auroit-il pas une exception à cette règle, car les circonstances ne sont pas égales : cet examen nous mèneroit trop loin.


CHAPITRE IV.

De la Fermentation insensible.


Tous les corps qui contiennent en eux une certaine humidité, une certaine quantité d’eau, sont susceptibles de la fermentation insensible ; tels sont les grains, les fruits. On l’appelle insensible, parce qu’elle s’exécute sans un mouvement apparent. Du blé fermé dans un grenier, avant qu’il soit parfaitement sec, s’échauffe petit à petit, s’enfle, pousse en-dehors son humidité, ou peut-être dans cet état attire-t-il celle de l’atmosphère ; je le croirois assez, parce qu’il tend à l’acidité, il germe, se moisit & pourrit. Le foin peu sec & amoncelé dans un grenier, s’échauffe & même s’enflamme. Un fruit bien mûr, par exemple, les guignes, les cerises, les groseilles, le raisin, &c., si la saison est fort sèche, se dessèchent sur l’arbre, parce que peu-à-peu leur principe aqueux s’évapore en grande partie, & il n’en reste pas assez pour mettre en action le principe sucré : ils sont alors dans le cas des bons syrops dont la partie sucrée prédomine de beaucoup sur la partie aqueuse. C’est d’après cette théorie que l’on conserve les fruits d’hiver sur des planches, de la paille, &c., mais jamais sur du foin, parce que l’humidité du fruit se communique au foin, le fait fermenter ; il s’échauffe & fait fermenter le fruit dont il hâte la putréfaction : cette fermentation est intérieure & n’offre aucun symptôme à la vue, sinon que insensiblement le fruit change de couleur, & quelquefois conserve encore sa fraîcheur à l’extérieur, quoiqu’il soit pourri dans le centre. Mais si on prive les grains de leur eau de végétation, si on fait évaporer par la dessiccation au four ou au soleil, la plus grande partie de cette eau contenue dans un fruit, si on les tient ensuite dans un lieu sec, ils se conserveront très-long-temps, & ne se gâteront que lorsqu’ils se seront appropriés une certaine quantité d’humidité de l’atmosphère, capable de rétablir la fermentation insensible. On conçoit très-bien qu’il y a un terme à tout, que tous les êtres de la nature doivent à la longue se décomposer, qu’aucun n’est éternel ; ainsi l’exsiccation prolonge seulement la durée.

Lorsqu’on a tiré le vin de la cuve, qu’il est vidé dans les futailles, il y continue pendant quelque temps encore sa fermentation tumultueuse, à moins qu’on ait décuvé lorsque toute la masse de la vendange a cessé de fermenter, & lorsqu’elle a perdu toute sa chaleur, de manière qu’elle est à la température de celle du cellier ; dans ce cas, le vin est certainement très-dur, très-plat, très-grossier. Dès que ce dernier prolongement de la fermentation tumultueuse a cessé, commence l’insensible qui perfectionne ce que l’autre a dégrossi. Si l’on considère cette liqueur dans le tonneau, dans une bouteille, on ne découvre aucune apparence de mouvement, mais il n’existe pas moins. Le sucre mis dans l’eau, & déjà cité pour exemple, en est la preuve. Si on en veut une plus convaincante, on peut considérer les douves d’un tonneau bien bouché, lorsque les vents du midi règnent avec force, ou bien au renouvellement de la chaleur du printemps, & dans sa seconde crise au mois d’août ; pour peu que les douves joignent, que le fausset soit de bois spongieux, on voit la liqueur suinter, former un mucilage dans ces endroits. Si le vent du nord s’élève, si la chaleur diminue, tout reste dans l’ordre, le mucilage se dessèche & le fluide se concentre sur lui-même. Dans le premier cas, il occupoit donc un plus grand espace ; dans le second, il avoit donc moins de volume : ces changemens n’ont pu arriver sans un mouvement intestin de toutes les parties : la liqueur dans le thermomètre, démontre par ses oscillations, la contraction ou l’extension de ces liqueurs. Le vin mis en bouteille se soutient beaucoup plus long-temps que dans le tonneau, parce qu’il y est en plus petite masse, qu’il y a moins de mouvement, & enfin l’air a moins de facilité à se débander ; mais si la liqueur touche le bouchon, on court grand risque de voir tout éclater, si le lieu qui les renferme n’a pas toutes les qualités d’une bonne cave ; (voyez ce mot). En supposant toutes ces qualités réunies, le vin éprouvera plus foiblement, il est vrai, le mouvement de la fermentation insensible, mais à la fin il se décomposera : le grand point est d’éloigner, autant qu’il est au pouvoir de l’homme, cette fatale décomposition. Nous en indiquerons, au mot Vin, les moyens convenables.

Tant qu’a duré la fermentation tumultueuse dans la cuve, tous les efforts se sont faits contre le haut, & on pourroit les appeler précipitations en haut, parce que tout étoit dans le trouble & dans la confusion, & que chaque partie, entraînée par le tourbillon général, n’étoit pas alors spécifiquement plus pesante que les autres, & l’air & la chaleur agissoient avec violence pour se dissiper. Dans la fermentation insensible, les opérations sont tranquilles, chaque corps y agit par sa gravité respective ; les plus grossiers se précipitent, insensiblement ils forment la lie dans les tonneaux, les dépôts dans les bouteilles. La partie colorante s’attache contre leurs parois, elle devient indissoluble, elle s’en détache, la liqueur n’a plus sa belle couleur première ; enfin ce vin tend insensiblement à se décomposer : plus il aura été liquoreux, & plus sa dégradation aura été lente & retardée, parce que le principe sucré ne cesse jamais de former de nouvel esprit ardent, conservateur du vin.


SECONDE PARTIE.

De la Fermentation acéteuse.


Cette fermentation est nommée acide ou acéteuse, parce que son produit est une liqueur acide ou vinaigre. Les seules substances végétales, muqueuses & sucrées sont susceptibles de produire un vinaigre, & il faut auparavant qu’elles aient éprouvé la fermentation vineuse, sans quoi elles passeront tout de suite à la fermentation putride, à moins qu’on y ajoute un esprit inflammable. On voit par là pourquoi de très-petits vins passent presque subitement à l’acide, & pourquoi ceux qui sont un peu plus riches en esprit, y parviennent un peu plus tard, d’où il résulte une nécessité expresse, un besoin essentiel de conserver, le plus qu’il est possible, le spiritueux qui s’échappe pendant la fermentation, ou après que les tonneaux sont descendus à la cave.

Ici se présente un nouvel ordre de combinaisons : les principes du vin disparaissent, il se prépare une nouvelle fermentation ; l’air qui s’échappe n’est plus mortel ; l’esprit de vin n’est plus sensible, on ne peut même le retirer par la distillation ; les cristaux de tartre[2], sel essentiel du vin & de la vigne, ne tapissent plus les parois intérieures du tonneau ; ce sel se recombine, dans le fluide, la liqueur devient trouble, perd sa belle couleur, en prend une fausse ; enfin, au lieu de respirer une odeur douce, suave, aromatique, on sent une odeur vive, pénétrante, piquante & semblable à-peu-près à celle dont le chapeau étoit imprégné pendant la durée de la fermentation vineuse.

Tous les vins de France sont susceptibles de la fermentation acide, (si on excepte cependant les vins muscats) parce que tous contiennent une quantité d’eau suffisante, & souvent bien au-delà ; tels sont les petits vins. L’abondance du spiritueux éloigne cette seconde fermentation, lorsque le vin ne contient pas beaucoup de tartre, parce que l’esprit est le pacificateur de la fermentation, comme on peut s’en convaincre par l’addition de l’eau-de-vie au moût, avant qu’il ait fermenté.

Un vin quelconque contient toujours en lui-même des causes de sa destruction. La fermentation tumultueuse aura beau avoir été complète, elle ne détruira jamais entièrement la partie de différens corps muqueux contenus dans le moût, comme la distillation. Ces parties sont dans un mouvement continuel de combinaison & de décomposition, qui, lorsque tout l’esprit ardent est formé, en combine plus intimement une portion avec les autres principes, & change ainsi le vin en un acide plus pesant, moins volatil que l’eau & que l’esprit de vin, en une substance nommée vinaigre ou acide acéteux.

Le vin qui a contenu beaucoup de muqueux fade, acide ou austère, subit plus promptement la fermentation acide qu’un vin bien nourri par le spiritueux & par la partie sucrée. Le premier passe à l’aigre sans tumulte, & insensiblement comme feroient les muqueux eux-mêmes, isolés d’autres substances, tenus seulement à l’air & dans la température propre à la fermentation. On doit les appeler plutôt acides que vinaigre ; ils n’en ont ni l’odeur pénétrante ni l’acidité ; ce n’est que long-temps après que le peu d’esprit-de-vin qu’ils contiennent, contracte une agrégation de mixtion avec la liqueur acide : enfin, les plus mauvais vins, sous ce point de vue, fournissent encore de l’eau-de-vie, lorsque des vins beaucoup meilleurs & qui ont subi les fermentations tumulteuse & acéteuse, n’en donnent point.

La chaleur un peu forte est essentielle pour faire du vinaigre en grande masse ; mais la simple chaleur atmosphérique suffit pour opérer cette métamorphose sur les petits vins, & souvent même dans des cuves médiocres.

Pour que la fermentation acéteuse s’opère, il n’est pas essentiel que la liqueur soit en contact direct avec l’air atmosphérique, puisque le vin aigrit dans le tonneau, même bien bouché, ainsi que dans une bouteille suspendue aux ailes d’un moulin à vent, mue pendant un certain espace de temps : dans ce second cas, il y a apparence que la métamorphose est due, au moins en partie, au mouvement continué, & peut-être à l’intromission de l’air qui a pénétré à travers le bouchon.

J’imprimai en 1766, que l’absorption de l’air atmosphérique, par la liqueur renfermée dans un tonneau, étoit au moins une des causes principales de la conversion du vin en vinaigre, ou de la fermentation acéteuse. Plus j’examine ce changement, & plus je me confirme dans cette idée, qui paroît au premier coup-d’œil un peu singulière, puisqu’il s’agit d’un vin même dans un tonneau bien bouché.

En parcourant différentes caves & celliers, j’étois singulièrement affecté de voir que certains tonneaux étoient beaucoup plus secs que les autres ; que le sable qui recouvroit leur bondon étoit sec, pulsèrent ; que le bois du tonneau n’étoit en aucune manière imprégné de l’espèce d’humidité dont tous les bois se chargent a l’extérieur dans les caves ; enfin, que ces tonneaux étoient aussi secs ou presque aussi secs que ceux tenus dans un lieu aéré & non souterrain. J’en voyois d’autres recouverts par l’humidité de la cave, le sable autour du bondon, humide ; d’autres enfin, dont il couloit imperceptiblement par la jointure des douves, une liqueur colorée, vineuse, qui s’évaporait, laissoit après elle un mucilage épais & vineux ; le sable placé au tour du bondon étoit également pénétré de cette liqueur, coloré & formoit une espèce de pâte. Ces trois manières d’être des tonneaux, à l’extérieur, furent l’objet de mes observations, & après plusieurs expériences je vis clairement que le premier tendoit à l’acidité, que le second se soutenoit dans son état de perfection, & que le troisième s’acheminoit à la putridité. À cette époque, la théorie de l’air fixe, ce ciment des corps, n’étoit pas encore bien connue en France, & le premier ouvrage en ce genre qui m’ouvrit les yeux, fut celui de l’anglois M. Macbride. Il est inutile de rapporter ici toutes les expériences que je fis, & dont il résulte cette démonstration : que le vin ne devient vinaigre que par l’absorption de l’air atmosphérique ; qu’il ne soutient sa bonne qualité que par la conservation de l’air fixe ; & qu’il ne se putréfie que par la perte de son air fixe, ou air de combinaison.

Pourquoi les douves du tonneau, dans le premier cas, sont-elles sèches, ainsi que le sable réduit à l’état pulvèrent ? Ce ne peut pas être en raison de l’atmosphère de la cave, puisqu’elle est naturellement humide, ce qui est encore prouvé par la superficie des tonneaux du second genre. Il faut donc nécessairement qu’un courant d’air du dehors en dedans, ou du dedans en dehors du tonneau, dissipe cette humidité. Si c’est du dedans en dehors, une vessie vide d’air, attachée à un tube, & ce tube implanté & soudé exactement dans un trou fait à la douve, & qui communique à l’intérieur, se ballonnera par l’air qui fort du tonneau, & démontrera le courant d’air de l’intérieur à l’extérieur ; mais il en est tout autrement. Prenez la même vessie, ballonnez-la d’air ; implantez son tube comme la première fois, & vous verrez bientôt l’air qu’elle contient, absorbé par le vin, & la vessie devenir flasque : il y a donc un courant d’air de l’extérieur à l’intérieur, qui dessèche les douves, le sable, &c. & cette absorption de l’air concourt, si elle n’exécute pas, à la conversion du vin en vinaigre. Chaque fois que cette vessie aura été vidée d’air, goûtez le vin & vous le trouverez de plus en plus vinaigre. Il est démontré & reconnu par tous les chimistes, que tous les acides absorbent l’air, qu’ils se le combinent ; aussi le vin qui se convertit en vinaigre, absorbe non-seulement l’air atmosphérique, mais encore celui contenu dans la lie qui, dans ce changement, est en beaucoup plus petite quantité qu’auparavant, & celui des cristaux de tartre qu’on ne retrouve plus dans le vinaigre. Tous les acides cristallisés contiennent, en général, le tiers de leur poids d’air. Je n’insiste pas davantage sur cette fermentation acéteuse ; au mot Vin j’indiquerai les moyens de la prévenir ; mais-il est bon d’observer qu’elle a lieu plus promptement dans un petit vaisseau que dans un grand, parce qu’il lui est plus aisé de se charger d’air ; si on veut la hâter, il suffit de tenir le vaisseau débouché, encore mieux, à moitié plein, & dans un lieu passablement chaud, ou en plein air exposé au soleil. J’ai difficilement obtenu du vinaigre en me servant de vaisseaux de grès, a moins qu’ils ne fussent vernissés, & souvent le vin, loin de venir vinaigre, s est pourri.


TROISIÈME PARTIE.

De La Fermentation putride.


La désorganisation des corps les conduit à la putridité ; leur manière d’être est alors toute différente ainsi que leur produit qui est un alcali volatil, (voyez ce mot) une odeur fade, dégoûtante, & souvent nauséabonde. Les fluides, loin de s’élever, s’abaissent, s’affaissent & occupent moins de volume qu’auparavant. Les corps solides, par exemple, comme les grains, les fruits détachés de l’arbre, cèdent à la plus légère pression, commencent à former une espèce de pâte, & finissent par se réduire en eau, parce que dans cet état ils absorbent une grande quantité d’humidité de l’atmosphère. La chaleur & l’humidité sont les deux grands agens de la fermentation putride… Cette altération des principes doit-elle être appelée fermentation ? Les chimistes ne sont pas d’accord sur cette dénomination, parce qu’on n’y découvre ni bouillonnement, ni gonflement, ni aucun signe d’augmentation de chaleur : si la concurrence de ces trois signes est nécessaire pour caractériser la fermentation, l’acéteuse ne mérite donc pas ce nom, puisque du vin devient vinaigre dans le tonneau sans bouillonnement, sans gonflement, sans augmentation de chaleur, lorsque l’art n’aide pas la nature. Quoi qu’il en soit, on conserve, en général, le nom de fermentation à ce genre d’altération. Revenons à la fermentation putride dit vin.

J’ai indiqué dans ce qui a été dit précédemment, les espèces de muqueux qui, convertis en vin, sont le plus sujets à pourrir : mais quel est le signe extérieur qui indique & annonce cette décomposition ? Les procédés de la nature dans ce troisième période, sont tout opposés à ceux des deux autres, & sur-tout au second. L’air continue à jouer le plus grand rôle dans cette opération, car du moment que le vin perd, non seulement l’air fixe surabondant, qui lui étoit combiné, & relevois son goût vineux, mais encore celui qui est combiné dans les mixtes dont il est formé, il pourrit, s’affaisse sur lui-même, & n’occupe plus le même espace qu’auparavant, puisqu’il est privé d’une certaine quantité d’air qui soutenoit & soulevois ces parties. Cet air est élastique, il cherche à se débander ; aussi, lorsqu’un tonneau très-bien bouché & plein, perd du vin par les moindres ouvertures, par le fausset, il est clair que l’air intérieur, ne pouvant franchir l’obstacle que lui présente le bois du tonneau, presse la liqueur avec force, & l’oblige de sortir du tonneau où elle forme une moisissure ; dans ce cas, le sable placé autour du bondon est visqueux, pâteux, d’une couleur vineuse louche, & sent mauvais. Le même phénomène arrive souvent lorsque le vaisseau est bien rempli, qu’il est placé dans un lieu où l’action de l’air se fait sentir vivement, & sur-tout pendant les chaleurs, & tant que règne le vent du midi ; mais la couleur dans ce cas est plus vive, & l’odeur n’est pas désagréable. Comme on peut se tromper en ne considérant que ce signe, à moins qu’on se soit accoutumé à bien observer, en voici un qui ne laisse aucun doute : prenez la même vessie huilée dont j’ai parlé plus haut, adaptez-la vide au haut du tonneau ; peu à peu elle se remplit de l’air qui s’échappe de ce vaisseau ; enfin, elle se ballonnera. Pour peu que ce vin soit agité, pour peu que la chaleur augmente, qu’il y ait de fortes variations dans l’atmosphère c’est un vin perdu & pourri. Si on le distille promptement, on en retire encore de l’eau-de-vie ; particularité remarquable qui distingue la fermentation putride de l’acéteuse.

La perte de l’air de combinaison est, à mon avis, la cause première de la décomposition des corps, lorsqu’ils tendent à la putridité, & l’absorption de l’air, la cause, ou du moins une des grandes causes de leur conversion en vinaigre ; je ne cesserai de répéter que cet air est le lien & le ciment qui réunit les parties constituantes les unes aux autres, les agglutine, les amalgame, leur donne de la consistance & les conserve. Les viandes, les fruits pourrissent à cause de la perte de cet air, & si on le leur rend, ils reviennent en grande partie du point dont ils sont partis. La belle expérience de M. Macbride en est une preuve décisive : il prit de la viande qui commençoit à se putréfier, l’odeur l’annonçoit déjà telle, & il la plaça sur une cuve en fermentation ; l’air fixe qui s’échappa de la cuve, en grande quantité, environna de toute part ce morceau de viande : lorsqu’elle en fut bien imprégnée, on la mit cuire, & elle fut trouvée bonne, sans goût, ni odeur de putridité.

Voilà deux exemples, l’un de la décomposition des corps par la perte de l’air fixe, & l’autre, pour ainsi dire, de sa recomposition par l’absorption de ce même air. Plusieurs expériences, souvent répétées, par MM. Macbride & Pringle, ne laissent plus aucun doute à ce sujet.

M. Champeau, chirurgien très distingué, a fait voir dans un de ses Mémoires, couronné par l’Académie de Chirurgie de Paris, que des compresses d’eau fortement imprégnées d’air fixe, ont suffi à la guérison de plusieurs vieux ulcères sanieux, & même gangréneux, sans addition d’aucun autre remède. Cette eau représentoit l’air de la cuve en fermentation, & l’ulcère gangréneux, la putridité de la viande. Combien de fois de l’eau simple, chargée d’air fixe, & donnée en lavemens, n’a-t-elle arrêté & fait disparoître les symptômes des fièvres putrides ! Je rapporte ces exemples, uniquement dans la vue de prouver que l’air fixe est le conservateur des corps, & qu’ils ne se putréfient qu’autant qu’il s’en échappe.


  1. Note de l’Éditeur. Penser que les espèces de raisins cultivées dans la basse-Provence & le bas-Languedoc, &c, contiennent naturellement, en proportion, plus de parties colorantes que celles des pays plus septentrionaux, n’est pas exact. En général, les espèces y sont moins colorées, & les vins doivent leur couleur foncée à une fermentation trop long-temps continuée, ce qui les rend incapables de porter l’eau. Une autre cause y concourt, dont je parlerai au mot Vin.
  2. Je me suis abstenu, autant qu’il a été possible jusqu’à ce moment, de parler séparément de chaque principe constitutif du vin, ou qui entrent dans sa composition comme agens principaux, ou comme agens accessoires, parce que mon intention a été de mettre le Lecteur dans le cas de juger des phénomènes de la fermentation par les sens de la vue, de l’odorat & du goût, sans perdre de vue un seul instant la masse fermentante. La description de chaque principe isolé auroit formé des épisodes, ralenti la marche des idées, & les auroit brouillées. J’ai mieux aimé renvoyer au mot Raisin ces descriptions, qui deviennent alors essentielles : d’ailleurs j’ai eu plu» en vue la pratique que la théorie.