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Cours d’agriculture (Rozier)/FOURMI

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Hôtel Serpente (Tome cinquièmep. 34-38).


FOURMI. Insecte trop connu pour le décrire : d’ailleurs on peut consulter les livres d’Histoire naturelle, & nous allons parler seulement des dégâts réels ou apparens qu’on lui attribue. Que de fables merveilleuses a fait naître l’activité de cet insecte ! On lui a vu charier des grains de toute espèce, des débris de pailles, d’herbes, de bois, & l’on a cru que c’étoit des provisions pour l’hiver. Sa prévoyance a paru admirable & devoir servir de leçon aux dissipateurs ; mais l’on s’est trompé sur l’objet du travail de cet insecte. Dès que la saison devient rigoureuse, & jusqu’à ce que la terre soit réchauffée par le retour du printemps, la fourmi, ainsi que le lézard, le serpent, & presque généralement tous les insectes, reste engourdie, sans force, sans mouvement ; il lui est donc impossible de manger dans cet état de suspension des fonctions vitales ; son magasin d’hiver est donc une chimère. Les fourmis vivent en commun, & elles déposent dans le même lieu tout ce qu’elles transportent ; ces amas servent à leur nourriture journalière, & sur-tout à celle de leurs petits. Si les provisions sont peu considérables, la ration des fourmis est diminuée, afin de conserver en entier celle des nouveaux-nés.

Communément le lieu où elles se tiennent réunies est à douze, quinze, ou dix-huit pouces sous terre, environné de galeries, qui correspondent ordinairement à cinq, sept ou neuf ouvertures à la surface de la terre, quelquefois plus, & rarement en un moindre nombre.

Il n’est pas douteux qu’elles n’aient entr’elles quelques signes certains pour se communiquer les découvertes qu’elles font ; dès qu’une fourmi sait une capture à faire, elle retourne vers la file générale, & aussitôt une grande partie la suit. Les allées & les venues de ces insectes sont si multipliées, & elles sont en si grand nombre, qu’elles détruisent l’herbe sur leur passage ; ce qu’on doit attribuer à la liqueur acide qu’elles répandent.

Lorsque les fourmis se sont égarées, elles ont, pour retrouver leur route, le même moyen que le chien, c’est-à-dire, l’odorat. On les voit en effet, comme lui, flairer çà & là, & reprendre leur chemin dès qu’elles l’ont retrouvé. Sans cette ressource, comment cet insecte, presque toujours recouvert par l’herbe, & pour lequel une pierre est une montagne, pourroit-il se reconnoître ? C’est encore cet organe qui le guide pour aller en maraude, & qui conduit ses compagnes sur ses traces.

Il est constant que si les fourmis se jettent sur un monceau de grain quelconque, elles en emportent beaucoup ; d’ailleurs elles communiquent aux grains qu’elles ont piétinés, une odeur désagréable & difficile à dissiper. Si elles pénètrent dans des offices, dans des placards, dans des magasins d’épicerie, le dégât est réel.

Nos jardiniers les redoutent, parce que, disent-ils, elles font périr les arbres, dévorent les fruits, engendrent les pucerons. Ces inculpations sont fausses ; des exemples vont le prouver.

Supposons qu’un cerisier soit en fleur, ou que le fruit vienne de nouer, & qu’à cette époque il survienne une petite gelée, voilà tout-à-coup la transpiration de l’arbre arrêtée. La matière transpirante s’épaissit, se change en miellat, (voyez ce mot) bouche les pores, l’arbre languit ou périt. Ce miellat est un vrai sucre, aussi il n’en faut pas davantage pour que les fourmis, qui sans cesse sont à la découverte, & cherchent par-tout, se hâtent d’avertir les autres de l’abondante récolte qui les attend ; des légions entières se répandent aussitôt sur toutes les branches & les feuilles de l’arbre, sur-tout sur les bourgeons ou branches encore tendres, parce qu’elles sont plus chargées de miellat. Cette substance sucrée sort des pores de l’arbre sous forme de gouttelettes rondes, mais elles sont brisées par le piétinement réitéré des insectes incorporées avec la poussière du bois, peut-être même déteignent-elles l’écorce ; enfin, par leur dessiccation, elles noircissent : cette couleur noire se manifeste sur tous les sentiers parcourus par les fourmis, parce que leurs petites pattes poissées y ont déposé cette substance sucrée ; peut-être encore cette couleur est-elle due à leurs excrémens. On accuse les fourmis de tout le mal ; c’est elles qui en sont la cause, & cependant il n’en est rien. Prenez tous les moyens capables de les empêcher de monter sur cet arbre, le mal n’en existera pas moins. Elles ont profité seulement de l’accident survenu à l’arbre, & voilà tout.

La même chose arrive aux fruits. Si une poire, un abricot, &c. sont entamés par un limaçon, par une guêpe, &c. ; s’il est trop mûr ; si lorsqu’il approche de sa maturité, il survient une pluie abondante, la peau se gerce, le fruit éclate, alors les fourmis profitent du mal déjà fait, & l’augmentent considérablement ; mais elle n’en sont pas la cause première.

Les fourmis font naître les pucerons. Ce paradoxe doit sa naissance à l’ignorance ou au défaut d’observation. La nature est trop sage pour s’écarter des loix admirables que son auteur lui a imposées. Les pucerons qui cloquent (voyez le mot Cloque) les feuilles de pêcher, &c. les gales-insectes, vulgairement nommées punaises, qui noircissent les bourgeons & les feuilles des orangers, par la multitude de leurs excrémens, sont armés d’un petit aiguillon avec lequel ils percent la peau encore tendre des bourgeons, (on n’en trouve point sur le vieux bois) en font extravaser la sève, & cette sève, en se séchant, forme le miellat qui attire les fourmis. Supprimez les pucerons & les gales-insectes, & l’arbre n’aura plus de fourmis. Vous en trouverez, tout au plus, quelques-unes sur un arbre sain, & ce seront celles qui vont à la découverte, & qui doivent avertir les autres de ce qu’elles auront trouvé.

Le défaut de connoissance sur ces objets, a fait imaginer mille moyens pour se débarrasser des fourmis, tandis qu’on manque le véritable but. Faites cesser le principe du mal, les fourmis laisseront vos arbres tranquilles, & vous ne leur imputerez pas des dégâts dont elles font innocentes.

Il n’est pas aisé de détruire ces insectes, & les moyens proposés jusqu’à ce jour sont insuffisans. Le premier, & qui a paru le plus simple, est l’eau bouillante versée dans le trou de la fourmilière. On suppose que l’eau pénétrera jusqu’au magasin général, & au dépôt des œufs ; mais cela n’arrive pas toujours, car les galeries, au lieu d’être perpendiculaires, sont souvent horizontales ; elles montent & descendent. L’insecte sait que les seules eaux de pluies viendroient pourrir ou noyer ce qu’elles ont de plus précieux ; aussi ses précautions à cet égard sont admirables. Peut-être même peuvent-elles boucher à volonté les issues des galeries dans le dépôt commun.

Les fourmis transportent proche la superficie de la terre leurs œufs, afin qu’ils éclosent aidés par la chaleur du soleil. Dans ce cas, l’eau bouillante produit un bon effet, parce qu’elle attaque directement la génération à venir. Toutes les eaux dans lesquelles on a fait bouillir des herbes d’une odeur forte ne produisent pas plus d’effet que la simple eau bouillante. Il en est ainsi de toutes les décoctions qu’on répand dans les armoires ; on infecte ce qu’elles renferment, l’odeur se dissipe, & les fourmis reviennent ensuite.

On a proposé vainement de brûler du soufre sur l’ouverture d’une fourmilière ; il faudroit donc répéter la même opération sur toutes les autres, & encore seroit-elle inutile.

Des couches de glu, d’huile cuite, de térébenthine, ont été essayées autour du tronc des arbres. Les amateurs ont formé avec de la cire un petit réservoir toujours tenu plein d’eau ; les vases ont été placés dans des jattes également remplies, & les arbres & les plantes n’ont pas moins été abymés par les pucerons & par les gales-insectes.

Le grand point, & le point unique, est de détruire les pourvoyeuses, sans beaucoup s’attacher à celles qui sont dans la fourmilière, & qui n’en sortent pas, parce que le soin des œufs leur est confié. Dès que les pourvoyeuses cesseront d’apporter les provisions, celles-ci mourront de faim, ainsi que les vers sortis des œufs ; les œufs eux-mêmes périront lorsqu’ils n’auront plus de nourrices qui les portent près de la superficie, ou qui les redescendent dans l’intérieur, suivant le degré de chaleur ou de fraîcheur.

Pour cela, avec la barbe d’une plume, couvrez légèrement de miel quelques feuilles de papier, & placez-les dans les environs de la fourmilière : vous les verrez bientôt couvertes d’une multitude de ces insectes. Alors enlevez promptement ces feuilles, & jetez-les dans un baquet plein d’eau, dans laquelle vous aurez jeté une cuillerée d’huile quelconque. Réitérez la même opération pendant la journée & pendant plusieurs jours de suite. On peut charger de cette opération des femmes & des enfans.

J’ai dit qu’il falloit ajouter de l’huile à l’eau du baquet, parce que l’huile surnageant l’eau, empêchera les fourmis de gravir par les côtés du baquet. D’ailleurs, comme presque tous les insectes ont leurs trachées-artères sur le dos, près de l’endroit où sont attachées les ailes, l’huile bouchant l’orifice de ces trachées, les fourmis ne pourront respirer & mourront apoplectiques. Il faut avoir soin d’ajouter un peu d’eau de temps en temps.

Chacun a publié un secret contre les fourmis, j’en ai essayé le plus grand nombre, & le tout très-inutilement ; je rapporte celui qui m’a le mieux réussi.

On dit, & je n’en ai pas la preuve par moi-même, que les grosses fourmis de bois sont les ennemies déclarées de celles des jardins & des habitations, qu’elles se livrent la guerre dès qu’elles se rencontrent ; & par conséquent, qu’on doit en transporter un certain nombre près de l’habitation & dans les jardins ; Mais n’est-ce pas introduire près de chez soi de nouveaux ennemis aussi fatigans que les premiers ?

Lorsque, dans les prés, dans les terres labourables, on trouve des fourmilières, ce n’est pas assez de les éparpiller, de jeter au loin les œufs & les brins de paille ; car les fourmis les rassemblent avec un zèle admirable ; il faut allumer de la paille sur la fourmilière. Il périt un grand nombre d’œufs, que ces insectes n’ont pas le temps d’enlever, & le feu s’insinuant dans les brins de paille, dépeuple en partie la fourmilière. Il est étonnant de voir la quantité de grains enlevés, par les fourmis, d’un champ qu’on vient de semer ; mais ne semez que ce que vous pourrez aussitôt recouvrir par un coup de charrue, & après cela avec la herse : ces insectes franchissant avec peine la terre nouvellement remuée, & les grains étant enterrés, ils seront obligés de porter ailleurs leurs pas. Les fourmilières font grand tort aux prairies. Le feu seul peut détruire les monticules qui servent de berceaux à leurs œufs, & où ils sont échauffés par la chaleur du soleil.

La Médecine tire parti des fourmis ; écrasées & macérées, dit M. Vitet, dans sa Médecine Vétérinaire, dans un véhicule aqueux, elles échauffent, augmentent le mouvement des artères, donnent de la vigueur à l’animal affoibli, excitent le cours des urines, & plus souvent la sueur. On estime beaucoup ce remède dans toutes les maladies de foiblesse, dans les maladies convulsives, spasmodiques, obstruction des viscères de l’abdomen, & particulièrement dans les maladies du foie de la brebis, causées par des alimens trop humides. La poudre de fourmis jouit de la même propriété, & même elle agit avec autant de force sur le bœuf, le cheval, la brebis, pour exciter la sueur, & remédier aux maladies du foie.

Prenez de fourmis une poignée ; triturez, ajoutez peu à peu d’eau pure ou d’infusion de racine d’angélique, une livre & demie ; exposez ce mélange à la chaleur du bain-marie pendant une heure. Il faut administrer ce remède, le matin à jeun, au cheval ou à la brebis ou au bœuf.

Prenez vers la fin d’octobre, une fourmilière & ce qui l’environne, excepté la terre ; faites sécher le tout au four dans un sac de toile humecté, de manière que la chaleur du four ne fasse que torréfier légèrement la toile ; au sortir du four réduisez la fourmilière en poudre subtile que vous conserverez ; conservez la poudre de fourmis dans un vase de verre exactement fermé : ensuite vous la mêlerez avec de l’avoine ou avec du sel. La dose est depuis trois onces jusqu’à demi-livre pour le bœuf & le cheval, & depuis deux onces jusqu’à quatre onces pour la brebis.