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Cours d’agriculture (Rozier)/LABOUR. LABOURAGE

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Hôtel Serpente (Tome sixièmep. 123-148).


LABOUR. LABOURAGE. C’est l’action de remuer la terre, ou avec la charrue, ou avec la bêche, ou avec la houe, ou enfin avec un instrument quelconque. Quoique tout travail qui remue la terre soit un vrai labour, cependant on entend plus communément par ces mots le travail en grand, fait avec la charrue, & il ne s’agira que de celui-là dans cet article. Au mot bêche, on est entré dans de grands détails sur cet instrument & sur la manière de s’en servir. (Voyez ce mot, afin d’éviter les répétitions.) Quand doit-on labourer ? comment doit-on labourer ? sont les points à examiner.


Plan du Travail.


CHAP. I. Quand doit-on labourer.
CHAP. II. Comment faut-il labourer.
Sect. I. Quelle doit être la profondeur du labour, relativement à la qualité de la terre.
Sect. II. Dans quelles circonstances doit-on labourer,
Sect. III. Comment doit-on labourer.
CHAP. III. Est-il plus avantageux de labourer avec des bœufs, ou avec des chevaux, ou avec des mules.


CHAPITRE PREMIER.

Quand doit-on labourer.


Le premier but du labourage est de soulever une couche de terre, d’amener ses parties inférieures sur la surface, & celles de la surface de les retourner en-dessous. Le second est de diviser & séparer les molécules de la terre les unes des autres, afin qu’un plus grand nombre soit exposé aux effets de la chaleur, de la lumière du soleil, de la pluie, des rosées, enfin de tous les météores. Lisez l’article Amendement, dans lequel l’action des météores est mise en évidence : il est essentiel à l’objet présent.

Quand faut-il labourer ? Indiquer des jours, des mois pour tout le royaume, ce seroit le comble de l’erreur. L’époque des labours dépend de la position locale des champs & de la manière d’être des saisons, objet qu’on ne doit jamais perdre de vue.

J’ai déjà dit plusieurs fois dans le cours de cet ouvrage, que le meilleur labour étoit celui qu’on donne à la terre aussi-tôt que la récolte est levée, 1°. parce qu’il enterre le chaume, les grains tombés des épis ; 2°. qu’il détruit les mauvaises herbes poussées avec le bled, & les empêche de grainer ; 3°. qu’il enterre également les graines mûres des différentes plantes appelées mauvaises herbes. Si la terre doit rester en jachère (voyez ce mot), il est clair qu’une très-grande partie de ces graines germera, soit pendant le reste de la saison de l’été, soit pendant l’automne, & elles produiront beaucoup d’herbes, beaucoup de plantes ou vivaces, ou annuelles. Toute cette verdure enterrée par un second labour donné avant l’hiver, périra, pourrira, & rendra à la terre plus de principes qu’elle n’en a perdu. Voilà déjà les matériaux tous formés de la sève. Lisez le dernier chapitre du mot Culture, & même cet article en entier, afin de connoître les opinions des différens auteurs sur la manière de labourer & sur les effets résultans de ce travail. Lisez également l’article Engrais.

Par le premier labour, celui d’été, une plus grande superficie de terre est exposée à la chaleur, à la lumière du soleil, & à l’action des météores. Pour peu que la terre soit humide, la fermentation s’établit dans toutes le substances végétales & animales qui ont été enterrées ; de cette fermentation résulte nécessairement leur décomposition, corruption & putréfaction & dès-lors le mélange intime de leurs principes avec ceux de la terre végétale ou humus qui reste, & avec la terre matrice du champ.

Par le second labour ou hivernage, la terre du champ est préparée mécaniquement, mais d’une manière différente ; 1°. les graines enterrées & dont les plantes ne craignent pas le froid, germent, poussent & végètent dès que la chaleur ambiante de l’atmosphère est au degré qui leur convient. (Voyez les belles expériences de M. Duhamel au mot Amendier). Voilà encore de nouvelles herbes pour l’hiver, & par conséquent de nouveaux engrais & de nouveaux matériaux de la sève, qui seront enterrés par le premier labour après l’hiver ; 2°. les frimats, la neige, la glace, &c. sont les meilleurs laboureurs que je connoisse. Jamais charrue la mieux montée ne divisera & ne séparera les molécules de la terre aussi-bien qu’eux. La terre gelée occupe beaucoup plus d’espace que lorsqu’elle ne l’est pas. La terre soulevée par la charrue, & déjà en partie divisée, sera donc plus susceptible de s’imprégner d’eau, que la terre qui n’a pas été labourée. Dès-lors ; à la première gelée, chaque gouttelette d’eau glacée & interposée entre chaque molécule, fera l’office de levier, & de proche en proche, soulèvera de plusieurs pouces la terre déjà remuée ; & lorsque le dégel viendra, elle restera dans cet état jusqu’à ce qu’une pluie, & à la longue son propre poids, la fassent affaisser. Si la neige a recouvert ces sillons pendant un temps assez considérable ou à plusieurs reprises, cette neige a retenu les principes qui s’évaporoient de la terre, & sur-tout l’air fixe (Voyez ce mot), qui s’en échappe, & qui est fourni par les corps, soit végétaux, soit animaux, qui se décomposent & se putréfient dans son sein. Lorsque la neige fond, elle rend à la terre les principes combinés avec son eau. Il résulte donc du labourage avant l’hiver, 1° la germination d’une certaine quantité de plantes ; 2°. une division considérable des molécules de la terre des sillons ; 3°. la conservation par la neige de l’air fixe qui se seroit évaporé. (Voyez ce mot). Voilà pourquoi on dit que la neige engraisse la terre. Ce n’est pas par elle même, puisqu’elle est un simple composé aqueux, une eau très-pure & infiniment moins chargée de sel que l’eau de pluie. Cette eau a été rendue neige ou cristallisée par l’air fixe de l’atmosphère ; elle a retenu celui qui s’échappoit de la terre, se l’est encore approprié ; enfin elle rend le tout à la terre soulevée lorsque le dégel survient. Cet agent actif & puissant, l’air fixe, n’a point été connu des cultivateurs : M Fabroni, dans ses Réflexions sur l’état actuel de l’Agriculture, est le seul qui ait examiné ses effets. Si on place sous un récipient rempli d’air fixe, un petit vase quelconque avec de la terre, & nouvellement ensemencée, l’air fixe, cet air mortel sera absorbé par les graines à mesure qu’elles germeront, & rendu pur & respirable : celui de la neige, & celui qui se seroit échappé de la terre sans la neige, produit le même effet sur les plantes du champ. Elles ne travaillent pas en-dessus, puisque l’air ambiant est trop frais ; mais leurs racines poussent avec force, & infiniment plus à cette époque que dans toute autre : vérité palpable, qui démontre jusqu’à l’évidence la nécessité du labour avant l’hiver, & du labour aussi-tôt après l’hiver, afin de mélanger cette couche supérieure de terre avec l’inférieure, & l’enrichir.

J’ai conseillé un troisième labour après l’hiver, c’est-à dire à l’époque que la plus grande partie des graines qu’on appelle mauvaises herbes, aura germé, sera sortie de terre, & même avancée en végétation jusqu’au point d’être fleurie, parce qu’alors ces herbes sont dans leur plus grande force, rendent infiniment plus de principes à la terre qu’elles ne lui en ont dérobé. On ne doit jamais perdre de vue que la terre végétale ou humus, ou terre soluble dans l’eau, enfin cette terre précieuse, l’ame de la végétation, n’est autre chose que la terre qui a déjà servi à la charpente des végétaux & des animaux ; que c’est la seule qui sustente la végétation, & la seule qui entre dans la composition de la sève ; car la terre-matrice n’est que son réceptacle, & n’est rien par elle-même.

J’appelle ces trois labours préparatoires, parce que, suivant moi, ils n’ont pour but que d’empêcher, 1°. les mauvaises herbes de grainer ; 2°. de les enfouir, afin de créer de leurs débris la terre végétale ; 3°. pour mettre la terre dans une disposition de s’imprégner des effets des météores. Les labours dont il va être question méritent d’être appellés labours de division, c’est-à-dire, propres à diviser la terre déjà soulevée par les travaux précédens, à en briser les mottes, en un mot, à la rendre assez meuble & assez atténuée pour que la radicule du grain qui sera semé, puisse pivoter avec facilité & promptement à cinq à six pouces de profondeur ; enfin, pour que les racines latérales & chevelues ne trouvent aucun obstacle à s’étendre & à se multiplier.

Les labours de division doivent être faits coup sur coup, c’est-à-dire, qu’il faut labourer, croiser & recroiser en tout sens jusqu’à ce que la terre soit assez ameublie, & semer aussi-tôt pardessus. Si les trois premiers labours, & sur-tout le second & le troisième, ont été donnés à la profondeur convenable ; s’ils ont été donnés, non en croix, mais sur des lignes très-obliques les unes à l’égard des autres, il est clair que toute la masse de terre aura été soulevée & bien soulevée, puisqu’on aura eu le choix du temps où la terre n’aura été ni trop sèche, ni trop humide, & par conséquent elle ne sera ni trop dure, ni soulevée en mottes. Si au contraire, d’après le système de plusieurs auteurs modernes, qui font consister toute l’agriculture en labours multipliés, on n’a cessé de labourer le même champ à intervalles très-rapprochés, il résultera de ces labours multipliés, 1°. le dérangement de cette fermentation intestine qui décompose les substances animales & végétales, & qui de leur décomposition prépare la terre végétale, & la combine avec les matériaux de la sève ; 2°. ils causeront une évaporation sensible, & très-sensible, des principes de la terre.

On niera peut-être cette seconde assertion ; mais que répondre à ces points de fait ? Le dépôt de rosée est plus abondant sur un champ bien labouré, que sur celui qui ne l’est pas (toute circonstance égale de champ à champ, ce dernier supposé dépouillé d’herbes). Or, la rosée est plus fortement attirée par ce premier champ. Il y aura donc au lever du soleil, & pendant sa vive action dans la journée, une plus forte évaporation ? La preuve en est que tous les fluides doivent se mettre en équilibre, & que l’eau contenue entre les molécules de la terre, doit se sublimer en raison de la chaleur qui l’attire ; & cette attraction de l’air fixe & de l’humidité intérieure, est encore aiguillonnée par l’évaporation de la rosée qui donne, si je puis m’exprimer ainsi, des aîles aux deux autres. En effet, une terre labourée sèche bien plus vite qu’une terre qui ne l’est pas ; & sa siccité dépend de la plus grande évaporation. Voici une preuve plus forte encore : dans un jour très-chaud d’été, & lorsque le soleil est près du milieu de son cours, placez-vous de manière qu’une grande partie du champ, fortement labouré, soit horisontale à votre vue, & vous apercevrez à la hauteur de deux à trois pieds au-dessus de la surface du sol, une scintillation très-vive, très-sémillante : mettez-vous dans la même position vers un champ non labouré ou anciennement labouré, l’activité de cette scintillation sera bien moins forte. Quelle est donc la matière de cette scintillation, sinon celle des vapeurs qui se subliment ? Dira-t-on qu’elle tient simplement à la réverbération des rayons du soleil ? Si cela étoit, un champ non labouré les réfléchiroit beaucoup mieux. En effet, il les réfléchit mieux, ainsi que tous les corps durs ; mais on n’y remarque pas la même scintillation. La terre nouvellement labourée est plus brune que celle qui l’est depuis long-temps, elle doit donc absorber beaucoup plus de rayons solaires, s’échauffer davantage (Voyez le mot chaleur), & produire moins de scintillement, & c’est précisément tout le contraire, ils y sont plus hauts & plus abondans… Les labours faits pendant les grosses chaleurs sont plus nuisibles qu’utiles, sur-tout s’ils sont souvent répétés. Ces principes paroissent en contradiction avec ce vieux & utile proverbe : labour d’été vaut fumier. Mais il s’agit de s’entendre : les proverbes ne seroient pas devenus tels, s’ils n’étoient fondés sur l’expérience. Ce labour vaut fumier, parce qu’il accélère la décomposition des substances animales & végétales, & sur-tout parce qu’il enfouit beaucoup d’herbes prêtes à grainer, & qui auront le temps de pourrir avant les semailles ; mais si on laboure à plusieurs reprises consécutives, afin de rendre la terre du champ meuble comme celle d’un jardin, on épuise cette terre, & le mal ne peut se réparer que par les engrais. Il n’est pas encore temps de songer à cette grande division. On ne doit jusqu’à ce moment avoir en vue, 1°. que d’enterrer le plus d’herbes qu’il est possible. Or, si on laboure coup sur coup, il n’y aura point d’herbes & beaucoup d’évaporation inutile. J’ai dit & je dirai sans cesse que ces herbes rendent plus à la terre qu’elles n’en ont reçu, & que par leurs décompositions elles deviennent un des premiers élémens de la sève & de la charpente des plantes à venir. 2°. De ramener la terre de dessous au-dessus, afin de lui donner, non le tems de se cuire, suivant l’expression triviale, mais de s’imprégner des effets des météores, de la chaleur & de la lumière du soleil. Or, par les labours répétés & multipliés, ces opérations ne peuvent avoir lieu, surtout la dernière ; & par la première, la terre, il est vrai, est bien remuée, mais celle de dessous y revient trop vite, & ne reste pas assez long temps exposée à l’air. Ces faits sont si vrais, que les plus grands partisans des fréquens labours ont vu & sont convaincus par l’expérience, que leurs terres, après plusieurs années, ont été plus épuisées, qu’en suivant les méthodes ordinaires. On échaffaude des systèmes, on prend pour leur base un objet de comparaison quelconque ; par exemple, la fécondité du sol d’un jardin ; ou conclut du petit au grand ; tout l’édifice s’écroule enfin, après avoir ruiné le zélateur du système. Personne n’a jamais douté de la bonne qualité des terres des jardins ; mais vouloir rendre celles des champs égales, la chose est, moralement parlant, plus qu’impossible. Si on le tente, la dépense excédera la valeur de l’achat du champ, & on l’épuisera à coup sûr à la longue, à moins qu’on n’y multiplie les engrais ; eux seuls peuvent réparer les pertes causées par l’évaporation. Ne voit-on pas que, dans un jardin, les engrais animaux sont très-multipliés, & que chaque quarreau est fumé au moins une fois par année ; que les débris des feuilles, des tiges, &c. fournissent perpétuellement les matériaux de la sève, & : qu’il en est de ces herbes, relativement au jardin, comme des herbes pour un pré. Il n’y a qu’une seule méthode capable de faire, très à la longue, ressembler le sol d’un champ à celui d’un jardin ou d’un pré, c’est d’alterner ce champ, (Voyez ce mot) c’est d’y créer, d’y multiplier des plantes, & de les y enterrer.

Les grosses chaleurs passées, chacun suivant son climat, il est temps alors de commencer les labours de divisions, c’est-à-dire, ceux qui doivent émietter la terre. On suppose que les trois premiers auront été donnés à une profondeur convenable ; dès-lors ces derniers s’exécuteront sans peine. C’est le cas de croiser & de recroiser les premiers ; mais après ce premier labour, de passer la herse, (Voyez ce mot) qui divisera les mottes, par conséquent le second croisage n’en soulèvera plus, & s’il en soulève encore un grand nombre, on hersera de nouveau. Si la terre est assez ameublie, ces deux labours suffiront, & la terre recevra la semence sur un troisième labour, ou sur un quatrième, si le besoin l’exige, ce que je ne crois pas. L’avantage de passer la herse sur chaque labour, excepté sur le dernier avant de semer, ne consiste pas seulement à briser les mottes, il empêche que l’évaporation ne soit aussi forte que si le sillon étoit resté intact, ce qui est un grand & un très-grand point.

De toutes les pratiques, la plus absurde est de semer sur des labours anciennement faits ; on dit pour raison ou pour excuse, qu’on refroidit la terre, que le grain germe moins bien. Que l’on sème tard ou de bonne heure, l’excuse est pitoyable, à moins qu’on ne sème pendant la gelée, & je ne crois aucun cultivateur assez dépourvu de bon sens pour agir de la sorte. Dans les pays où la semence est enterrée par la herse, comment la herse, quelques longues que soient ses dents, pourra-t-elle enterrer & recouvrir le grain ? à peine les dents s’enfonceront-elles dans la terre, & le grain sera enseveli sous une motte de terre, ou nullement enterré. Dans ceux où l’on recouvre le grain avec la charrue, appellée araire ou avec la petite charrue à oreille ou versoir, ce sera encore des mottes que l’on soulèvera, & le grain qu’elles recouvriront ne germera pas ; au lieu que dans tous ces cas, si la terre avoit été fraîchement remuée avant les semailles, & le grain recouvert à la herse ou par un léger labour, il se seroit trouvé dans une terre meuble, & les racines l’auroient promptement pénétrée ; enfin aucun grain n’auroit été perdu.

Est-il possible de suivre la méthode de labourer que je propose dans toute l’étendue du royaume ? Elle l’est jusqu’à un certain point pour tous les climats, & souffre peu de modifications. Dans toutes nos provinces on éprouve les quatre saisons, quoiqu’elles commencent ou finissent plus tard, suivant les lieux ; ainsi dans chaque endroit on a la liberté & le choix du temps pour donner un labour avant l’hiver ; on a le même choix après l’hiver & à la fin du printemps ; ainsi nulle difficulté quant aux labours préparatoires. Quant à ceux de divisions, on objectera qu’on n’a pas assez d’animaux, qu’il y a trop peu de temps, & enfin que si on attend l’approche de l’époque des semailles, il sera impossible de bien diviser la terre de tous les champs ; que prouvent ces exceptions ? Rien du tout, sinon que le travail est toujours au-dessus des forces, qu’on laboure beaucoup & qu’on laboure mal, enfin que tout se fait à la hâte. Je prescris ici la méthode de labourer qui me paroît & que l’expérience me prouve la plus avantageuse ; chacun s’y conformera autant que sa volonté ou ses moyens le permettront.

On objectera encore & on dira : À quoi emploiera-t-on, les animaux pendant l’intervalle des labours préparatoires, ou pendant l’intervalle de ceux-ci à ceux de divisions. L’occupation ne manque jamais dans une grande métairie lorsqu’elle est bien conduite ; c’est le temps qui manque, parce qu’on n’est jamais assez fort en bestiaux, en valets, &c. N’a-t-on pas, à ces époques, les fumiers à transporter ainsi que les terres, pour enrichir les champs pauvres ; n’est-ce pas encore la saison de charier les bois, les sables, les pierres nécessaires aux réparations, &c. Si tous ces travaux sont inutiles, ce que je ne crois pas, aidez vos voisins à labourer leurs champs suivant leur fantaisie, mettez les en avance pour le travail, mais à condition qu’ils vous rendront, lors des labours de divisions, journées pour journées, d’hommes & de bestiaux alors tout sera fait à l’aise, sans précipitation & par conséquent tout sera bien fait.

Je connois plusieurs cantons dans le royaume, où l’on ne laboure les terres, très-bonnes à la vérité, que pendant le mois ou les six semaines qui précédent l’époque des semailles, & où cependant les bleds sont de la plus grande beauté. Ce genre de culture me surprit, & j’observai 1°. que, depuis une récolte jusqu’aux semailles suivantes, ces champs servoient de parcours aux troupeaux, & que les propriétaires avoient grand soin de détruire les herbes que les moutons dédaignoient & refusoient de manger. 2°. Qu’ils y conduisoient leurs troupeaux à des époques éloignées, afin que l’herbe broutée eut le temps de repousser. 3°. Que les enfans arrachoient les coquelicos & aurres herbes (que les moutons ne mangent pas) lorsqu’ils étoient en pleine fleur, & ils laissoient la plante sur le champ se consommer. 4°. Si, lors des premiers labours, la terre étoit dure, sèche, ils attelaient à la charrue quatre bœufs au lieu de deux, & la charrue passoit deux fois dans la même raye, afin d’ouvrir un sillon de six pouces au moins, ou de huit pouces au plus de profondeur. 5°. Que des enfans, des femmes, armés de petits maillets de bois, longuement emmanchés, frappoient sur les mottes & les brisoient, de manière qu’en six semaines de temps la terre étoit parfaitement labourée, & ses molécules bien divisées. J’avoue n’avoir pas mis en pratique cette méthode de cultiver ; malgré cela elle me paroit mériter d’être examinée & suivie de près dans plusieurs cantons, sur-tout dans ceux où les bras & les animaux ne manquent pas.

Cette méthode confirme ce que j’ai dit plus haut au sujet de l’évaporation. Ces labours, dans ce cas, donnés coup sur coup, détruisent & enfouissent les racines des plantes, mêlent le crotin des moutons avec les molécules de la terre, & celles du dessous comme du dessus se trouvent bien mélangées. Le crotin sert d’engrais, il facilite la germination & son développement, & à mesure que les herbes pourrissent, le nombre & l’extension des racines augmente. Je pense qu’une pareille méthode seroit très-utile sur un sol de médiocre qualité ; la grande attention à avoir est de détruire les herbes dédaignées par les troupeaux, afin de les empêcher de se reproduire par la graine.

Les principes que j’ai établis sont en contradiction formelle avec ceux des systèmes de culture qui furent si fort à la mode il y a vingt à trente ans, & rapportés au mot Culture, je crois les miens fondés en théorie, & j’ai l’expérience de leur réussite. Je ne demande pas qu’on les adopte, mais qu’on ait la complaisance de les mettre en pratique sur un champ quelconque, & sur-tout que l’on juge par comparaison, en rendant les circonstances égales : alors on prononcera d’une manière sûre si j’ai tort ou si j’ai raison. L’expérience doit être le seul guide en agriculture, & l’art de préparer les terres n’admet point d’hypothèse. Je n’attache aucune prétention à ma manière d’écrire, je dis ce que je vois, ce que j’exécute & ce qui me réussit, je serai très-reconnoissant envers celui qui me fera connoître un meilleur plan de labour.


CHAPITRE II.

Comment faut-il labourer ?


Jusqu’à présent, tout a été, pour ainsi dire, spéculation pour le cultivateur & objet de méditation : il s’agit actuellement de la pratique, & cette pratique suppose l’examen de trois questions ; 1°. quelle doit être la profondeur du labour relativement à un champ ? 2°. Dans quelle circonstance doit-on labourer ? 3°. Comment faut-il labourer ?


Section Première.

Quelle doit être la profondeur du labour relativement à la qualité de la terre ?


Le cultivateur, avant de labourer, doit avoir étudié & connoître, 1°. quelle est la profondeur de la couche supérieure du champ, & sa qualité ? 2°. Dans la supposition qu’elle soit mince, de quelle nature est celle de dessous ? 3 °. Quel est le parallélisme ou inclinaison de son champ ? enfin les avantages qu’il peut retirer, ou ce qu’il doit craindre de l’inclinaison ?

I. De la profondeur de la couche supérieure, & de sa qualité. Toute plaine en général est primordialement l’ancien lit des eaux lorsqu’elles couvrirent la surface de la terre ; par conséquent elle est toujours formée par un dépôt : ce dépôt est fertile, ou de médiocre qualité, ou mauvais, suivant les matériaux dont il est composé. On doit les appeller dépôts de première formation. Pour avoir une idée générale de la manière dont ils se sont établis, il suffit de jeter un coup-d’œil sur la carte géographique des bassins de France, & sur leurs descriptions, insérées au mot Agriculture. Tel est, par exemple, le banc de craie qui traverse toute la France de l’est au nord-ouest, & qui se prolonge jusqu’à l’extrémité de l’Angleterre ; tels sont les faluns de Tourraine, &c. &c. Ces premiers dépôts dans la plaine ont été ensuite améliorés ou détériorés par des causes accidentelles ; tels sont les dépôts des rivières, des fleuves, qui dans leurs débordemens exhaussent les plaines avec les terres ou sables, ou pierres qu’ils charrient : enfin, par leur changement de lits successifs, attirés tantôt par une montagne, tantôt par une autre. De ces différentes circonstances présentées ici très en abrégé, dépend la qualité de la couche & sa profondeur. On peut encore ajouter que, pour l’ordinaire, la couche de terre de la plaine est toujours de même nature que celle des pierres des montagnes voisines, & que le grain de terre n’est que le débris de ces pierres. Ainsi, en supposant les montagnes circonvoisines calcaires, les terres de la plaine seront bonnes. Si les montagnes sont de granit, ou d’autres substances vitrescibles, le sol sera maigre, pauvre & très sablonneux, &c. On doit encore considérer si le courant des fleuves & des rivières est rapide ou lent ; dans le premier cas, la bonne terre entraînée & dissoute par l’eau, est portée au loin, & le sable vif fait la moitié du dépôt ou sa totalité. Si le cours est lent, la terre dissoutes a le temps de se déposer, & le sol devient fertile. Il résulte de ces circonstances soit éloignées, soit nouvelles, que les couches de terre sont en raison des causes qui les ont formées. Cette origine importe peu au commun des cultivateurs ; mais elle devient instructive, curieuse & amusante pour celui qui étudie le grand livre de la nature.

Pour connoître la profondeur & la qualité de la couche supérieure, il faut, avec une bêche, une pioche, &c. faire ouvrir des tranchées à différens endroits du champ, & fouiller à la profondeur de deux pieds. Heureux celui qui trouvera une terre homogène & de bonne qualité. Des recherches postérieures sont inutiles, ou du moins de pure curiosité, tant qu’il ne s’agira que de la culture des grains ; mais s’il est question d’un jardin fruitier (Voyez ce mot), cette couche supérieure ne sera pas suffisante. Ce n’est point ici le cas d’entrer dans de plus grands détails.

II. De la couche inférieure. Si la couche supérieure porte sur une couche épaisse d’argille, la première sera naturellement humide, parce que les eaux n’auront pas la facilité de s’écouler. Il en sera ainsi si la couche inférieure est ferrugineuse & par lit, comme dans les landes de Bordeaux, de la Hollande, de la Flandre Autrichienne près d’Anvers, ou s’il se trouve des bancs calcaires à grandes couches ; si au contraire la partie inférieure est sabloneuse, caillouteuse, la supérieure sera toujours sèche, à cause de la facile infiltration des eaux.

Dans le premier cas, les labours, même les plus profonds, sont inutiles ; il vaut beaucoup mieux ouvrir des tranchées d’écoulement qui traverseront le champ ; & pour ne point perdre de terrein, les remplir de cailloux, de grosses pierres, & recouvrit le tout avec deux pieds de bonne terre. Ce moyen assainit le champ, & rend la terre labourable à la profondeur qu’on exige. Dans le second, on peut fouiller profondément par les labours préparatoires ; mais on a à craindre dans la suite les effets de la sécheresse, sur-tout dans les pays méridionaux, à cause de la grande évaporation.

Si la couche supérieure est argilleuse ou crétacée, les labours, soit de préparation, soit de division, ne sauroient être trop profonds, parce que cette terre rebelle a malheureusement une forte tendance au rapprochement de ses molécules extrêmement déliées dès qu’il survient de la pluie.

Si au-dessous d’une couche mince d’argille ou de craie, il se trouve de la terre végétale ou du sable, ou du petit cailloutage, c’est le cas de ne rien épargner, afin de percer cette première couche. Alors, du mélange de ces substances de différens lits, il en résultera une terre très-productive en bled. Défoncer le sol à la bêche ou à la houe (Voyez ces mots), vaudroit beaucoup mieux que les labours, & seroit plus coûteux, mais le produit dédommageroit de la dépense.

Si au contraire la couche supérieure est caillouteuse, & l’inférieure tenace, c’est encore le cas des défoncemens ou des labours très-profonds : si la première est sabloneuse ou caillouteuse, ou maigre & rougeâtre par le fer qui la colore, & la couche inférieure une bonne terre végétale, on ne doit rien épargner pour ramener celle-ci à la surface, & la bien mélanger avec le reste.

Si la couche supérieure est bonne, mais de peu d’épaisseur, & que l’inférieure soit maigre & mauvaise, il faut se contenter de labours légers, & cependant chaque année soulever un travers de doigt ou deux de l’inférieure (suivant l’épaisseur de la couche supérieure), afin de la métamorphoser petit à petit en bonne terre. Trop hâter ce défoncement, c’est nuire à la masse du champ. Cette terre chétive appauvriroit trop la bonne tout à la fois, & n’auroit pas le temps de s’imprégner des effets des météores, & de s’amalgamer avec les débris des substances animales & végétales, & de composer l’humus ou terre végétale principe.

Si sous la couche supérieure & mince se trouvent des rochers, des bancs de pierres, il n’est pas nécessaire de prévenir que les labours profonds sont inutiles, puisqu’ils sont impossibles. Mais si ces rochers, si ces bancs sont calcaires, & sur-tout s’ils se lèvent par feuillets minces, comme dans le grand banc de cette nature, qui s’entend depuis Blois jusqu’à l’extrémité de l’Angoumois, & dans plusieurs autres endroits du royaume, on fera très-bien de soulever ces feuillets, de les diviser à force de passer la charrue, parce qu’ils sont tendres, qu’ils se décomposent & se réduisent en terre, lorsqu’ils sont exposés à l’air. Quoique de tels champs n’offrent à l’œil que l’aspect d’un débris de pierrailles, ils donnent des blés superbes. Les pierres, les cailloux empêchent la grande évaporation de l’humidité, & cependant ils augmentent la chaleur du sol par celle qu’ils s’approprient en raison de leur dureté. Cela est si vrai, que dans nos provinces même les plus méridionales, ces terreins produisent d’excellens bleds, pour peu que la saison les favorise, & leur qualité est beaucoup supérieure à celle des blés de la plaine, ou venus dans de bons fonds.

On doit conclure que la profondeur des labours sagement faits, dépend de la qualité de la couche supérieure & de celle de la couche inférieure ; que sans cette attention, on cultivera toujours mal ; enfin, que chaque champ demande un labour particulier, dès que les circonstances ne sont plus les mêmes.

III. Des labours relatifs au parallélisme, ou à l’inclinaison du champ.

1°. Du parallélisme. Il est presque moralement impossible que le sol d’un champ soit parfaitement de niveau, & qu’il n’y ait une pente quelconque vers un ou plusieurs de ses côtés. Dans ce cas, il est aisé de donner issue aux eaux surabondantes, & par conséquent de labourer comme on le jugera à propos, après avoir auparavant bien étudié la nature du terrein. La coutume est, lorsque le sol est goutteux & qu’il retient l’humidité, de labourer ou en planche, ou en billons (Voyez ce mot) ou enfin à plat ; mais en ouvrant de grandes rigoles de distances en distances, plus ou moins multipliées, suivant le besoin. Il convient de relire l’article Billon, afin de suivre ce qui a été dit relativement au parallélisme du sol. Pour peu qu’il ait de pente, je préfère à tous égards le labour à plat, coupé par des sang-sues ou rigoles, parce qu’on n’a pas à craindre la stagnation des eaux, & sur-tout parce qu’il n’y a point de terrein perdu ou de grain submergé comme dans les labours à planches ou à billons.

Le climat que l’on habite, la rareté ou la fréquence des pluies, a décidé (en général) la manière de labourer suivie dans le pays ; l’expérience a même démontré qu’elle étoit à certains égards préférable à toutes autres ; mais a-t-on bien examiné si, en ouvrant un fossé magistral, d’une toise de largeur sur autant de profondeur, & le conduisant vers une extrémité du champ, où des sondes auront appris que la terre est perméable à l’eau, cette vaste saignée ne suffiroit pas pour assainir le sol ? Ne pourroit-on pas faire correspondre à ce fossé magistral, plusieurs fossés latéraux qui couperoient le champ dans toutes ses parties ? Je conviens que ces travaux entraînent à de grandes dépenses ; qu’elles sont encore multipliées par le transport des pierrailles qui doivent remplir aux deux tiers le fond de ces fossés qu’il en coûtera beaucoup pour finir de les remplir avec la terre qu’on en aura retirée ; enfin, pour égaler la terre superflue sur ce champ ; mais ici c’est une affaire de calcul. Tout propriétaire peut voir, en remontant aux six ou dix récoltes précédentes, combien il a perdu de grains par la stagnation des eaux ; estimer sur la totalité du champ, la portion de terre non couverte par l’eau, qui a produit du grain ; enfin comparer cette production avec celle qu’auroit donné le même champ, si tout le sol avoit été couvert d’épis. De cette comparaison première, il doit en faire une seconde ; estimer ce que lui couteront les travaux de recreusement, de transports, &c. & les mettre en balance avec le surplus des récoltes qu’il est en droit d’attendre après le dessèchement. Si le produit net est complètement inférieur, il doit y renoncer ; mais si les frais sont couverts par l’excédent de trois ou quatre récoltes, c’est mettre son argent à gros intérêts, & le champ doublera de valeur. Il faudra moins de travaux, & la recette sera de beaucoup plus forte par la suite. J’insiste sur cette manière d’opérer, parce que j’en ai vu des effets surprenans. Le pauvre cultivateur n’est pas en état de faire ces premières avances ; je le plains ; cependant, s’il le vouloit bien, il en viendrois à bout avec de la patience. L’hiver est si long dans plusieurs de nos provinces ! il y a un grand nombre de journées pendant lesquelles il ne peut pas labourer ; qu’il emploie ce temps à ramasser ou à charrier les pierrailles, à ouvrir autant qu’il le pourra & à prolonger le fossé magistral : ce qu’il ne fera pas dans une année, il l’exécutera dans une autre ; enfin petit à petit il parviendra à dessécher la possession.

Si ces débris de pierres ou grosses pierres que je préfère aux cailloux, enfin si les cailloux sont rares, comme dans plusieurs de nos provinces, il ne reste plus que la petite ressource d’ouvrir de larges fossés de ceinture, afin d’y dégorger les eaux du champ.

On peut à la longue parvenir à détruire le parallélisme du champ par les labours continués sur le même plan : ceci demande une explication. Ayez une charrue armée d’un fort versoir ou oreille, & capable de soulever la terre de six à huit pouces ; commencez à ouvrir le premier sillon sur le bord du champ, & l’oreille tournée contre le champ : continuez de labourer ainsi, en suivant le contour du champ entier. Lorsque la charrue sera arrivée au point dont elle est partie, faites entrer le soc sous l’endroit où la terre est déjà soulevée ; labourez de manière que ce second sillon reporte encore plus en dedans la terre qui sera soulevée, & une partie de celle qui l’a déjà été. Continuez le sillon tout près du premier, c’est-à-dire, labourez serré, & ainsi de suite, en contournant toujours le champ, comme dans les deux premiers sillons. Il faut avoir grande attention que la terre ne retombe pas dans le sillon qui est déjà fait. Vouloir tout à la fois renverser beaucoup de terre contre l’intérieur du champ, ce seroit faire des amoncellemens préjudiciables, & il seroit impossible d’aller jusqu’au centre de ce champ. Ce déplacement de terre est l’ouvrage du temps ; mais comme il ne coûte pas plus de labourer d’une façon que d’une autre, je préfère celle-ci. On convient cependant que le milieu du champ sera mal labouré, parce que les spirales seront trop courtes, & une partie restera plus basse que le reste. Comme personne ne possède un champ parfaitement rond, il sera possible de porter sur ce milieu une partie de la terre des angles qu’on n’aura pas pu labourer de la manière que je propose.

Les valets s’opposeront à cette méthode : ce n’est pas la coutume du pays, vous diront-ils ; le grand point est de leur en faire naître l’idée, & de leur persuader qu’elle vient d’eux. Lorsqu’ils sont rassemblés, ayez l’air de les consulter ; proposez-leur plusieurs expédiens, bons ou mauvais ; engagez-les à les discuter entr’eux ; laissez-leur appercevoir celui auquel vous voulez venir, & dès que l’un d’entr’eux aura approché du but, louez-le, paroissez saisir son idée, & commentez-la avec eux tous ; enfin échauffez leur imagination sans avoir l’air de trop vous en occuper. Recommandez-leur d’y réfléchir, & assurez-les bien que vous ferez ce qu’ils voudront. La réussite alors est assurée. Si au contraire vous agissez d’autorité, ils abîmeront vos bêtes par un travail inutile, & la besogne sera mal faite, très-mal faite & manquée pour toujours.

Le premier point est de chercher tous les moyens possibles & les moins coûteux, afin que le parallélisme du champ cesse d’être préjudiciable ; une fois obtenu, abandonnez les labours à planches & à billons ; labourez à plat, & multipliez les rigoles ou sang-sues.

2°. De l’inclinaison du champ. Avant d’entrer dans aucun détail, il convient de parler des rigoles ou sang-sues.

La rigole est un petit fossé d’écoulement, creusé par le soc de la charrue, & dont la terre est soulevée sur le bord par son oreille. Communément on se sert d’une charrue à deux oreilles ; mais dans tous les cas, on passe deux fois, afin de rendre le sillon plus large & plus profond.

La disposition & la direction des sang-sues (ce mot est également reçu dans plusieurs de nos provinces), ne peuvent être ici déterminées ; elles dépendent entièrement du local & de son niveau de pente.

Cette opération en général est toujours très-mal faite. On commence par ouvrir une rigole principale sur toute la longueur du champ, & on dispose les autres en manière de patte d’oie, qui y viennent aboutir ; de toutes les méthodes c’est la plus défectueuse, à moins que la nature du local ne la décide irrévocablement : il est aisé de prévoir qu’à la moindre pluie d’orage, cette rigole se métamorphosera en torrent, & par conséquent qu’elle formera une ravine ; enfin petit à petit elle doublera & quadruplera son niveau de pente au grand détriment des terres voisines. Le vice provient 1°. de ce qu’on a donné une ligne trop droite à la rigole ; 2°. de sa pente trop rapide ; 3°. de la trop grande quantité d’eau qui s’y rend.

L’œil accoutumé à juger des niveaux, doit parcourir le champ ; on doit fixer par de petits piquets les endroits à sillonner par la charrue, & leur faire suivre les plus grands contours possibles qui modéreront la rapidité de l’eau, & la forceront à s’écouler avec tranquillité.

Il est encore très-important de multiplier les sang-sues capitales, & d’écarter les points de leur dégorgement ; par habitude ou par ignorance ces points sont chaque année placés dans le même endroit, & pendant cinq ou six récoltes consécutives ; les terres voisines ont été entraînées ; le niveau de pente s’est formé bien au-delà, & les terres seront encore plus entraînées à l’avenir : au lieu que si à chaque récolte, le point de dégorgement avoit été changé, la surface du champ n’auroit point varié, & on en auroit conservé la terre.

Un autre défaut à éviter dans la formation des rigoles par la charrue, est de jeter la terre sur un bord en montant, & sur l’autre bord en descendant. La partie inférieure n’a pas besoin d’avoir son bord rehaussé, puisqu’il est censé que le sillon est assez large & assez profond pour contenir l’eau. S’il ne l’est pas, ce peu de terre n’est pas assez fort pour empêcher que l’eau ne s’échappe à travers le champ. Il vaut beaucoup mieux faire suivre la charrue par un valet armé d’une pèle, & lui faire jeter la terre de l’intérieur sur le bord supérieur de la rigole. Ce petit rehaussement formera une espèce de petite digue qui retiendra la terre entraînée du haut ; & si l’eau est trop abondante, comme cela arrive par fois, elle fera sa trouée dans l’endroit le plus foible de cette petite chaussée, & la terre ne sera entraînée que sur les bords de la trouée, tandis qu’elle sera retenue par le reste.

Aussi-tôt après la première pluie un peu forte, le propriétaire, accompagné de ses gens avec leur pèle, suivra toutes les rigoles, les fera creuser dans les places où la terre a été déposée ; ou encore mieux, il fera rehausser les deux bords, puisque les atterrissemens prouvent que le niveau de pente est en défaut. Il visitera avec le même soin les bords supérieurs de la rigole, & fera boucher les trouées, & les fortifiera. On traitera de minutieuse la précaution que j’indique ; mais c’est le cas de citer cet adage, principiis obsta. Plus des trois quarts du sol en pente, jadis cultivés & aujourd’hui décharnés, ne seroient pas dans cet état déplorable, si leurs propriétaires avoient eu cette légère attention.

Plus le champ a d’inclinaison, & plus on doit augmenter les rigoles générales & les rigoles partielles. C’est d’eux & de leur entretien continuel que dépend sa fertilité, sur-tout dans les pays sujets aux longues ou fréquentes pluies d’orage. Sans leur secours, il n’y restera bientôt plus que le tuf, & ce sera un champ perdu pour toujours.

En suivant les bonnes règles de culture, un champ incliné, dont la pente s’écarte de l’angle de quarante-cinq degrés, ne demande pas à être cultivé en grain, puisque chaque année la couche de terre remuée par la charrue, est à peu de chose près entraînée par les pluies. Si l’on habite un climat tempéré, il vaut mieux le convertir en prairies, surtout si on peut lui donner de l’eau. Dans les provinces du midi, l’intérêt bien entendu sollicite le propriétaire à le couvrir de bois. Je n’insiste pas sur cette dernière assertion démontrée par l’expérience, & surtout par le besoin de bois de tous genres, dont on est à la veille de manquer dans tout le royaume, & qui est déjà si rare & si cher dans les provinces du midi.

Cependant si on a la manie de vouloir encore le mettre en culture réglée, ou de la continuer, voici les procédés dictés par le bon sens. Le premier travail consiste à ouvrir un fossé dans la partie supérieure du champ, s’il est dominé par des terreins plus élevés ; laisser d’espace en espace des séparations dans le fossé, d’une épaisseur de douze à dix-huit pouces, mais moins élevées de quelques pouces seulement que les bords du fossé général. Les creux se rempliront insensiblement de la terre entraînée par la partie supérieure au champ ; chaque année on les fouillera une ou deux fois, suivant le besoin, & leur terre sera jetée sur le champ, & étendue autant que faire se pourra. Avec cette précaution, on redonnera chaque fois autant de terre nouvelle qu’il en aura été entraînée par les pluies, & le champ se conservera à-peu-près de même valeur.

Le fossé de ceinture supérieure sera dirigé sur les deux côtés du champ, où l’on formera & multipliera autant que l’on pourra des creux semblables à ceux du fossé. Ils diminueront la rapidité de la chute, & deviendront également des réservoirs à terre, qui seront nettoyés au besoin ; enfin, au bas du champ, on ouvrira un vaste fossé qui achèvera de retenir les terres, & en fournira sans cesse de nouvelles au champ.

L’inclinaison du sol, plus ou moins grande, dicte quelle doit être la profondeur des labours, même abstraction faite de la qualité du sol & du climat : plus la couche supérieure de terre soulevée sera forte, & plus il y en aura d’entraînée par une pluie d’orage, & plus enfin la superficie sera successivement abaissée. Si on laboure sur un fort massif de terre végétale & tenace, le danger sera moins à craindre ; mais il le sera toujours. On doit d’ailleurs considérer que la couche inférieure a beau être de bonne qualité, elle ne le sera jamais autant que la supérieure, parce qu’elle n’aura pas été élaborée par les météores (Voyez le mot Amendement). Règle générale, plus la pente est rapide, & moins les labours doivent être profonds. Les fossés de ceinture serviront à recevoir les eaux des rigoles, qu’on ne sauroit trop multiplier sur de tels champs.

Si au contraire la pente est douce, le fossé supérieur produira toujours d’excellens effets, & les rigoles ne demandent ni le même nombre, ni la même profondeur. Dans l’un & dans l’autre cas, pour peu que le champ ait une certaine étendue, on fera très-bien d’avoir des rigoles générales à demeure, c’est-à-dire qu’on ne les changera pas, mais seulement les rigoles partielles. Si on le sème en gazon, si on forme une platte bande de chaque côté & de six à huit pouces de largeur, on doit être assuré qu’il ne se formera jamais des trouées ni des ravins, à moins d’un cas extraordinaire. Il est bon cependant d’en nettoyer le fond au besoin, parce que l’herbe retient la terre charriée par les eaux ; ce fond s’élève, & bientôt il se trouve de niveau avec les côtés ; alors ces rigoles ne sont plus d’aucune utilité : elles demandent à être souvent visitées, afin de prévenir les engorgemens, & la terre qu’on en retire, doit être jetée sur le bord du côté supérieur.

Les champs à plan incliné, soit du côté du levant, soit du côté du midi, sont moins sujets aux mauvaises herbes que ceux inclinés des deux autres côtés (toute circonstance égale) ; ils demandent à être labourés & semés de bonne heure, parce qu’ils craignent beaucoup la sécheresse & la chaleur, relativement au climat & en raison de leur inclinaison, qui les met dans le cas de recevoir plus perpendiculairement les rayons du soleil.

Il ne reste plus qu’une seule observation à faire, relative aux champs inclinés, & elle est de conséquence. Après que tout le champ est labouré en plein, soit après le premier, le second, enfin, après chaque labour, on doit tracer & ouvrir les rigoles comme s’il venoit d’être semé. Il est aisé de sentir que sur cette terre fraîchement retournée, s’il survient une grosse pluie, une pluie d’orage, elle sera promptement entraînée du haut en bas ; au lieu que les rigoles détourneront les eaux, & préviendront les dégradations. C’est une mauvaise nature de bien que celle des champs ainsi inclinés, à moins qu’ils ne soient convertis en prairies ou en bois ; & encore, pendant les premières années, la prudence exige qu’on ait le plus grand soin des rigoles… Règle générale, plus un terrein est incliné, plus le sol en est maigre, moins il doit être labouré souvent. Dans le premier cas, la terre est emportée, & dans le second, on l’appauvrit encore, & l’on diminue sa qualité végétative par la grande évaporation de ses principes, & sur-tout de son air fixe (Voyez ce mot).


Section II.

Dans quelles circonstances doit-on labourer ?


Les méthodes ordinaires & admises dans presque tout le royaume, laissent rarement le choix des circonstances, à cause que l’on n’est jamais assez fort en bestiaux & en valets : on laboure, quand on peut, pendant toute l’année, & l’on est forcé de travailler pendant les grandes chaleurs. Celle que j’ai proposée précédemment, assure une liberté entière. En effet, il m’importe peu avant l’hiver que la terre soit mouillée (elle ne peut-être trop sèche dans cette saison), que la charrue la soulève par bandes tenaces dans un sol fort ou argilleux ; n’ai-je pas la ressource précieuse des gelées, qui les divisera & les émiettera plus que deux ou trois coups de charrue dans toute autre saison ! Il suffit que ce labour préparatoire soit profond & à sillons séparés & larges, afin qu’une grande surface soit exposée à l’action des météores, puisque dans cette saison l’évaporation, si redoutable dans les autres, ne l’est aucunement.

Il n’en est pas ainsi du labour préparatoire. Dès qu’on ne craint plus les rigueurs de l’hiver, il convient d’attendre, autant qu’on le peut, que la terre soit suffisamment ressuyée, c’est-à-dire, moins imbibée d’eau que dans l’hiver, afin qu’elle soit peu tassée par le piétinement des animaux qui labourent. Comme on a beaucoup d’espace de temps devant soi, on est donc libre de choisir un moment & des jours favorables. Si on a de grandes possessions, c’est le cas de se faire aider par ses voisins, & de leur rendre ensuite travail pour travail.

Le troisième labour préparatoire, ou à la fin du printemps, est moins utile que les premiers, & je le supprimerais totalement, si je ne craignois la fructification des mauvaises herbes, & sur-tout si les champs ne fournissoient que des herbes utiles & saines pour la nourriture des troupeaux. Ce labour trop voisin de l’été, occasionnera beaucoup d’évaporation, & ce mal ne peut être compensé que par l’engrais des moutons, & par celui des mauvaises herbes que l’on enfouit.

Quant aux labours de grandes divisions, ceux qui doivent, coup sur coup, précéder les semailles, ils seront faits avec facilité, si les deux ou trois premiers préparatoires ont été exécutés avec soin & à une profondeur requise.

Je conviens qu’il est des saisons capables de déranger tous les raisonnemens les mieux suivis. S’il survient des pluies longues & fréquentes avant les semailles, alors le champ cultivé suivant la méthode décrite ci-dessus, est dans le cas de tous les autres champs, puisqu’il a eu autant de labours qu’eux, à la seule différence des intervalles. Dans l’un & dans l’autre cas, on fait comme l’on peut ; & au lieu de donner trois à quatre labours consécutifs, on n’en donne qu’un ou deux, afin de ne pas dépasser l’époque des semailles ; époque très-intéressante, & de laquelle dépend souvent le succès de la récolte. D’ailleurs, si, comme je l’ai dit, le propriétaire a eu la sage précaution d’aider ses voisins pendant la discontinuation de ses travaux, il trouvera alors des secours assurés, & qui le mettront au courant de ses opérations.

On objectera contre le conseil que je donne de labourer le champ aussitôt que la récolte est levée, 1°. que j’occasionne une très-grande évaporation ; 2°. que souvent la terre est si sèche, que la charrue ne peut la sillonner. Ces objections sont spécieuses.

1°. Il est clair qu’on augmente l’évaporation & la perte des principes ; mais en même temps on lui rend le chaume, on enfouit les herbes, les graines de bonnes ou de mauvaises plantes qui repousseront dès que l’air sera à la température qui leur convient. J’augmente l’évaporation jusqu’à ce que l’herbe ait repoussé, la graine germée, &c. mais alors ces herbes s’imprègnent, se nourrissent, & s’approprient l’air fixe qui sort de la terre, comme les graines mises à germer sous un récipient rempli d’air fixe, comme il a été dit plus haut. Ainsi le périt mal est compensé par un grand bien, par la végétation des herbes qui produiront dans la suite l’humus ou terre végétale.

D’ailleurs tout propriétaire intelligent doit saisir cette époque pour semer sur ce même champ des raves, des navets, du sarrasin, des carottes, &c, qui serviront de nourriture au bétail pendant l’hiver suivant, & qui seront ensuite enfouies au commencement du printemps, par deux forts labours. Cette manière d’opérer vivifie les terres mêmes les plus maigres (Voyez le mot Alterner).

2°. La sécheresse, j’en conviens, est un grand obstacle à ce labour sur le chaume, & sur-tout dans les provinces du midi ; mais comme on a du temps devant soi, quatre bœufs, ou mules, ou chevaux, laboureront avec la charrue le sol qui ne peut l’être avec deux. Il ne s’agit pas ici de détruire le chaume au moment même qu’il est coupé : ce n’est ni un besoin urgent, ni de première nécessité & prendre ce conseil à la rigueur, seroit un abus. Si on ne peut faire autrement, on attendra qu’une pluie bienfaisante vienne ouvrir les pores de la terre, & on profitera de cet heureux moment.

On voit, en suivant cette méthode, que dans tous les cas, il est possible de labourer, de bien labourer & de labourer fructueusement.

Les méthodes ordinaires laissent moins la liberté dans le choix ; cependant, dans tout état de cause, si on laboure les terres fortes, argilleuses, crayeuses, marneuses, lorsqu’elles sont pénétrées par l’eau, les pieds du bétail les paîtrissent, le dessous de la charrue les presse, & l’un de ses côtés les serre, & celui du versoir retourne des tranches toutes d’une pièce, qui se durciront en séchant, à moins que le labour ne soit donné avant l’hiver. Ces tranches, une fois séchées, seront difficilement dissoutes par la pluie, à cause dé leur ténacité ; & les labours sur les labours les déplaceront, les porteront plus haut ou plus bas sans les diviser, ainsi qu’il convient. Cependant ce labour sera compté, pour un, & il ne produira presque aucun effet.

Si au contraire cette terre est trop sèche, le bétail sera excédé de fatigue, la charrue entrera peu, & la terre soulevée sera en mottes, &c.

Le point à choisir d’où dépendent les bons labours, est celui où la terre n’est ni trop ni trop peu humectée ; mais dans les cantons où les pluies sont fréquentes, & dans quelques uns où elles sont presque journalières, cette disposition heureuse du sol n’est pas de longue durée, & on doit se dépêcher d’en profiter, en se servant de tous les moyens possibles.

Dans les cantons, au contraire, où les pluies sont rares, & où les chaleurs surviennent de bonne heure, la nécessité est encore plus urgente de saisir le moment, parce qu’une fois passé, il est rare de le retrouver pendant l’été. Mais si on avoit donné un fort labour avant & après l’hiver, & au point convenable, on ne seroit pas embarrassé pour les labours d été. On sent donc de quelle importance il est que les deux premiers labours soient profonds & donnés dans des circonstances favorables, puisque c’est d’eux que dépend la facilité de ceux qui doivent leur succéder. Cette nécessité est moins urgente pour les terreins légers & sabloneux, la charrue les sillonne sans peine dans tous les temps ; mais pendant l’été, les labours y excitent une évaporation très-nuisible.


Section III.

Comment doit-on labourer ?


L’action mécanique du labourage a pour but, 1°. de diviser la terre ; 2°. de ramener à la surface une portion plus ou moins forte de la couche inférieure, qu’on pourroit appeller terre vierge.

1°. Pour diviser la terre, on ouvre le premier sillon sur une ligne droite, & le second coupe le premier à angle droit, ce qui forme la croix. Telle est la coutume générale : est-elle la meilleure ? Je ne le crois pas. Il n’y a de terre vraiment remuée que celle du sillon ; mais celle de l’intérieur du quarré reste intacte ; tandis que si on avoit donné le second labour en lozange, même allongé, toute la terre auroit été soulevée par ces deux labours, ou du moins plus d’un grand tiers en sus que dans les deux autres labours. On dira : mais en donnant les labours postérieurs, le quarré est traversé de nouveau par ses angles : cela est vrai ; mais en supposant une double section par les angles du lozange, n’y auroit-iî pas plus de terre soulevée ? Cette vérité est trop palpable, pour s’appesantir sur sa démonstration. Il convient donc d’abandonner les labours par quarrés, & d’adopter ceux par lozanges.

2°. Dans la main du laboureurs dit le proverbe, est la clef du grenier du propriétaire : c’est-à-dire, que du labourage plus ou moins bien fait, dépend la bonne ou la chétive récolte, toutes circonstances égales.

La couche supérieure du sol s’appauvrit par l’évaporation & par les principes enlevés par la végétation des blés, puisqu’on sème & l’on récolte sans cesse, sans rendre à la terre les matières premières de la végétation.

On fait aussi que l’eau des pluies dissout l’humus, les sels, les substances savonneuses, & qu’elle les entraîne vers la couche inférieure ; enfin, qu’elle les en pénètre : c’est donc la portion la plus rapprochée de cette couche inférieure, qu’il convient de ramener en-dessus & de mélanger avec la supérieure. Aussi le bon laboureur, celui qui n’est pas un automate, ne suit pas machinalement ses bœufs ; il fonde son terrein ; il examine si la charrue amène à la surface une partie de la couche du dessous, toujours de couleur différente de celle du dessus ; il pique plus profondément, ou soulève moins, suivant la circonstance. C’est la nature du sol, la qualité de la couche inférieure qui l’indiquent de rapprocher ou d’allonger la flèche de la charrue, suivant qu’il vient trop ou trop peu de terre du dessous, & surtout suivant sa qualité bonne ou médiocre, ou mauvaise. Dans un bon sol, les labours profonds font merveille ; dans les mauvais, ils sont très pernicieux. Un bon laboureur, un laboureur intelligent est un homme essentiel, & que l’on doit ménager & bien payer.

Pour éviter la peine, les laboureurs ordinaires ne manqueront pas de dire au propriétaire peu instruit : La couche de dessous est aigre, elle n’aura pas le temps de se cuire, la récolte sera perdue, &c. ; tous ces propos sont ceux de la fainéantise ou de l’ignorance. Laissez dire, & ramenez toujours plus ou moins une portion de la terre inférieure, & qui n’a pas encore travaillé. Sa qualité, comme je l’ai déjà dit, décide de la quantité. On peut augmenter cette quantité, si dans le temps convenable on a porté des engrais sur le champ, c’est-à-dire, avant le premier labour d’hiver, ou au second, au plus tard.

L’exécution de ce renouvellement de la couche supérieure, est moralement impossible, ou du moins très difficile, tant qu’on se servira de la charrue nommée araire, ou de la petite charrue à versoir. La première, dans quelques endroits, est appellée dentel, & la seconde, mousse. Ce sont presque les seules dont on se serve dans le Bas-Dauphiné, le Comtat d’Avignon, la Provence, le Languedoc. Elles grattent la terre à trois ou quatre pouces au plus de profondeur réelle : ce n’est pas labourer. Le sillon cependant paroît profond, à cause de l’élévation de la terre poussée sur ses bords mais ce labour n’est qu’apparent ; il peut être & il est même suffisant sur un sol maigre, & dont la couche supérieure repose sur une couche encore plus mauvaise. Dans tout autre terrein, c’est du travail perdu ou presqu’inutile. Dans ces provinces dévorées par la chaleur, on se plaint de la sécheresse, de ce que les bleds sont trop tôt surpris par le chaud, &c. ces plaintes, ces lamentations perpétuelles ne font pas ouvrir les yeux aux cultivateurs, & ils ne voient pas que si les labours avoient été plus profonds, les racines se seroient enfoncées dans la terre, & auroient moins promptement été privées de cette humidité qui constitue la bonne végétation. Si la contrariété des saisons, si le peu de bestiaux de labour que l’on nourrit, ont retardé les labours, enfin si le travail presse, on loue des paires de labours, & ou les paie à tant par jour ou par mesures du pays ; les propriétaires des mules, des bœufs ou des chevaux, veulent être bien payés, & rien n’est plus juste ; mais pour ménager leurs bêtes, le travail est mal fait, ils inclinent la charrue à versoir ; la terre paroît très-soulevée sur le côté du sillon, & elle l’est en effet, & le sillon n’a point de profondeur réelle. Si on les paie par tâche, le labour est encore plus mauvais. J’ai souvent offert à ces laboureurs à journées de prendre leurs bêtes, à condition qu’ils se serviroient de mes charrues qui piquent bien en terre, & aucun n’a jamais voulu s’en servir, quoique j’offrisse de payer leurs journées au-delà du prix courant. Les saisons, j’en conviens, diminuent ou perdent quelquefois les récoltes ; mais leur perte habituelle vient 1°. de ce que l’on laboure mal ; 2°. de ce que l’on laboure à contre temps.

Les partisans des labours multiplies, systême jadis si accrédité par M. Tull, & mis à contribution par plusieurs auteurs qui l’ont suivi, ne manqueront pas de faire une longue énumération des principes de leur maître, rapportés au mot culture, & de finir par dire : comparez un champ labouré d’après votre méthode, & comparez la récolte que l’on obtiendra d’après la nôtre : je conviendrai avec ces Messieurs que dans l’origine ils auront un grand avantage sur moi ; c’est-à-dire que si nous prenons tous deux un champ quelconque, & parfaitement égal dans toutes les circonstances, ils auront la première année une récolte bien supérieure à la mienne, parce que leurs labours réitérés & multipliés au point de rendre la terre meuble comme celle d’un jardin, ont forcé, ont actionné tout-à-la-fois, si je puis m’exprimer ainsi, jusqu’aux dernières molécules du sol ; il n’est donc pas étonnant si la récolte est belle. Voilà le beau côté du tableau ; voyons actuellement le revers ; comptons combien il a fallu de labours pour faire acquérir à cette terre cette souplesse, cette division forcée. Estimons la valeur ou le prix qu’on aura payé pour chaque labour, & du tout faisons-en un total. Actuellement, il faut estimer la valeur du produit de la récolte, & faire le tableau de comparaison de dépense & de recette. La même opération doit être répétée pour le champ labouré à grands intervalles, mais dans les circonstances convenables, & on verra que le produit réel, déduction faite de toutes dépenses, sera au moins au pair par les deux méthodes. Admettons que celui de la première soit supérieur & très-supérieur, il ne prouvera rien, sinon que la terre de ce champ a été forcée, & que la végétation des bleds l’a épuisée. Il est aisé de le prouver, en répétant plusieurs années de suite les mêmes opérations sur chaque champ, & l’on verra que peu-à-peu le premier s’appauvrira & le second s’enrichira : cela est si vrai, que les partisans les plus zélés du système de M. Tull, ont ouvert les yeux, & qu’ils ont vu enfin que la dépense excédoit le produit. Il n’est donc pas surprenant d’entendre dire que la terre s’appauvrit : cela est vrai, lorsque l’on travaille mal, lorsque l’on force son évaporation, & sur-tout quand on croit suppléer les engrais par des labours multipliés. Les avantages réels des engrais, consistent dans la substance huileuse & graisseuse qu’ils fournissent à la terre, & qui devient savonneuse, en s’unissant avec les sels & l’eau ; dans cet état, elle forme la matière de la sève, ainsi qu’il a déjà été dit si souvent dans le cours de cet ouvrage. Mais un avantage bien réel encore que la terre tire d’eux, c’est l’absorption de leur air fixe, surabondant, qui se dégage lors de leur décomposition, ou lors de leur conversion en matériaux de la sève. Une partie de cet air est pompé par les racines avec la sève, & l’autre est réabsorbée par les feuilles à mesure qu’elle s’échappe de la terre. L’exemple du vase mis sous le récipient dont on a parlé, suffit pour le prouver. (Voyez encore les trois expériences citées tome I, page 481, au mot Amendement). Il me paroît bien difficile de se refuser à ce genre de preuves.

Il ne me reste plus qu’à examiner si les labours profonds & très profonds, méritent les éloges que leur ont donné plusieurs auteurs.

On a déjà vu que le bon agriculteur proportionnoit la profondeur des labours, suivant l’épaisseur de la couche supérieure & sa qualité, & suivant celle de l’inférieure, &c. &c. Si la terre est bonne, à quoi serviront des labours plus profonds que le point auquel doit s’étendre l’extrémité des racines ? À rien quant au besoin réel, & à beaucoup quant à la perte des principes par l’évaporation. Si le sol est depuis long-temps simplement égratigné par de petits labours, il est clair que cette couche de terre, sans cesse remuée, est appauvrie, & qu’il convient de la mélanger avec l’inférieure, mais non pas en une quantité disproportionnée, excepté dans les labours d’hivernage. Pendant les labours de division ou les derniers, elle n’auroit pas le temps de s’imprégner des effets des météores. Les profonds, & très-profonds labours écrasent les bêtes de fatigue, donnent de belles récoltes pendant quelque temps, & finissent par ruiner le sol, à moins qu’on ne répare ses pertes en multipliant les engrais. Dans un champ mal travaillé de longue main, un labour de six à huit pouces de profondeur réelle, est plus que suffisant. S’il survient de grosses pluies, pour peu que ce champ ait de pente, une grande partie de la terre est entraînée : voilà comment s’abaissent successivement les coteaux, & les plaines s’enrichissent à leurs dépens. Dans ce cas, on appauvrit la terre matrice, c’est une perte réelle, puisque l’humus qui a été dissout & entraîné par l’eau, fournit lui seul la charpente des plantes.

Dans un terrein de qualité médiocre, ou sabloneux, ces profonds labours sont désastreux ; ils facilitent l’évaporation du peu d’air fixe qu’ils contiennent.

Les terreins tenaces, argilleux, crayeux, sont les seuls qui exigent de profonds labours ; mais on ne doit venir à une grande profondeur que petit à petit. En effet, à quoi servira une masse d’argille ou de craie qu’on amènera à la surface, & dont le volume sera du double de celui de la terre que les météores, les labours & les engrais ont rendue végétale ? Ici, toute proportion est rompue, le mauvais domine sur le médiocre, le médiocre sur le bon ; une chétive récolte sera la récompense d’un travail fait à contre-sens. Je conviens cependant qu’à la longue, & en soutenant toujours la même profondeur des labours, on parviendra à améliorer la masse de terre soulevée. Il auroit mieux valu le faire petit à petit, on auroit eu chaque fois des récoltes passables.

On auroit tort de conclure que je suis ennemi des profonds labours ; au contraire, je persiste à dire qu’ils font excellens ou très-nuisibles, suivant les circonstances ; enfin, que les labours avant & après l’hiver doivent nécessairement être de six à huit pouces de profondeur, lorsque le local le permet. Cette profondeur ramène, à une juste proportion, la terre neuve sur la superficie ; elle a le temps de se combiner intimement avec l’ancienne, de s’imprégner du sel aérien, de la lumière du soleil, &c. enfin la profondeur de ces premiers labours, facilite le travail des derniers.

Des écrivains engagent à faire des labours francs, d’un pied de profondeur, d’un seul coup, & ils en parlent comme d’une chose très-facile. Je suis fâché de ne pas avoir leurs yeux, & d’ignorer leurs moyens. Mes charrues sont fortes ; bien montées, tirées par de bons bœufs, & malgré cela, j’ai vainement tenté, même en mettant trois paires de bœufs, de parvenir à cette profondeur, je ne dis pas dans des terreins tenaces, comme l’argille, &c. mais dans de bons fonds ordinaires. L’on peut dire que leur plume sillonne mieux que leur charrue. Si on prend pour un pied de profondeur depuis le sommet de la terre remuée & montée sur le bord du sillon, jusqu’à sa base réelle, il n’est pas étonnant que l’on compte un pied ; mais ce n’est pas ainsi qu’on doit calculer, il s’agit de la profondeur réelle & intrinsèque du sillon, non comprise la hauteur de ses bords, puisque cette hauteur dépend du plus ou du moins, 1°. de la manière dont le laboureur tient sa charrue ; 2°. de l’écartement ou du rapprochement de l’oreille au versoir contre le corps de la charrue ; 3°. enfin de la longueur & hauteur que l’on donne à ce versoir. Je regarde donc toujours comme très-difficile ou comme impossible l’exécution de ces labours francs de douze pouces de profondeur. Admettons les possibles ; à quoi serviront-ils ? À trop ramener de terre-vierge sur la superficie, & à la longue, à épuiser le champ. Des exceptions particulières ne détruisent pas cette assertion générale. Afin d’éviter les répétitions, voyez ce qui est dit dans le premier chapitre de la quatrième partie de l’article Charrue, sur leur attelage, la manière de les conduire, & d’exécuter les différens labours pour lesquels on les emploie. Tome III, page 131.


CHAPITRE III.

Est-il plus avantageux de labourer avec des bœufs, ou avec des chevaux, ou avec des mules.


La solution de ce problème est facile, si on se dépouille de bonne foi de toute prévention contractée par l’habitude, ou si l’on voit & l’on examine les choses sans partialité.

Il est démontré en mécanique que l’homme ou l’animal quelconque, ne tire qu’en raison de son poids ou de sa masse : premier principe.

Il est encore démontré que la force de l’animal diminue, s’il n’est pas bien proportionné, & que plus il sera monté haut sur ses jambes, moins sa masse aura de force, attendu la foiblesse ou la disproportion des points d’appui : second principe ; d’où il seroit aisé d’en déduire plusieurs autres, & que le lecteur peut aisément supposer.

Prenons actuellement un bœuf & un cheval bien conformés, & de poids égaux ; je dis que le bœuf tirera plus que le cheval, parce qu’il est moins monté haut en jambes, parce que que ses membres sont plus ramassés, enfin parce qu’il tire du poids de tout son corps, puisque le joug est attaché à ses cornes, tandis que le cheval ne tire que par les épaules, soit avec un collier, soit avec un poitrail.

Il y a deux manières de faire cette expérience ; la première, de mettre l’un après l’autre chaque animal, par exemple, dans la grande roue d’une machine appellée grue : on verra alors qu’ils soulèveront le même fardeau, parce qu’ici ils n’agissent que comme masse. Dans la seconde, attelez-les successivement à une corde attachée à une poutre ou à un fardeau quelconque à tirer. Ici le bœuf aura l’avantage sur le cheval, parce qu’il est plus ramassé dans ses membres, plus court jointé, & ses points d’appui plus forts. Cependant on doit observer que les bœufs sont accoutumés à tirer deux à deux, au lieu que le cheval tire souvent seul ; il faut donc, pour rendre l’expérience concluante, supposer deux bœufs & deux chevaux égaux & bien proportionnés dans leur genre. Ce que je dis du bœuf & du cheval s’applique aux mules & aux mulets.

Voyons actuellement quels sont les animaux les moins coûteux pour l’achat & pour l’entretien.

On a dans tout le royaume en général une belle paire de bœufs de 5 à 6 ans pour 400 liv. ; une paire de mules de même âge, sans être de qualité première, coûte 1000 à 1200 1. Le prix d’une paire de chevaux est à-peu-près le même : donc pour la même somme j’aurai trois paires de bœufs.

Il faut à présent estimer le prix d’achat des harnois des chevaux, & leur entretien, & le comparer avec celui d’un joug & de la longue courroi qui sert à l’assujettir aux cornes de l’animal. Je demande de quel côté est l’économie ?

Le cheval, le mulet, demandent à être ferrés ; nouvelle dépense. Le bœuf n’a pas besoin du maréchal. Je sais cependant que dans certaines provinces du royaume, on ferre les bœufs. Cette précaution est tout au moins inutile. Par-tout ailleurs l’animal est sans fer ; & on objecteroit en vain la différence des sols, des climats, &c.

La nourriture du bœuf est peu coûteuse ; de la paille & quelque peu de soin lui suffisent chaque jour vers le midi, & les jours fériés il va pâturer dans les prés, dans les champs, & cette nourriture accessoire économise les provisions de la maison. Le mulet, le cheval au contraire exigent des repas réglés, toujours du fourrage, de la paille, & sur-tout de l’avoine. Il est donc clair que la dépense pour la nourriture, est d’un tiers plus forte pour ces animaux que pour le bœuf. Voilà trois économies réunies ; maréchal, bourrelier & nourriture ; que l’on calcule actuellement à combien elles montent à la fin de l’année dans une grande métairie !

Si j’avois à choisir entre le cheval & le mulet ou la mule, je préférerais ces derniers, parce qu’ils sont moins sujets à de grandes maladies, & demandent rarement les soins du maréchal : de là est venu le proverbe, il est coûteux comme un cheval à l’écurie.

Je connois les objections que l’on fait communément contre le service des bœufs, & je les réduis à deux principales. Ils sont moins expéditifs au travail, & on risque de les perdre par une épizootie.

Je conviens en général que les bœufs ont un pas tardif & lent ; mais est-ce leur faute ? Non, sans doute ; elle tient plus à la paresse du premier conducteur, qu’à l’impuissance de l’animal : ceci paroîtra peut-être un paradoxe ; un seul point de fait prouve ce que j’avance. Au Pérou & au Brésil, où l’on a transporté cette race de l’Europe, où elle est si multipliée aujourd’hui, que souvent on tue un bœuf pour le seul plaisir d’en manger la langue, on y fait des courses de trois ou quatre lieues, monté sur ces animaux, aussi vite & en aussi peu de temps, qu’avec les chevaux de poste en France. Il ne s’agit pas ici d’examiner si ces bœufs au galop ont les allures & la souplesse du cheval, il suffit de prouver qu’ils sont susceptibles d’aller vite, & très-vîte ; & j’ajoute que j’en ai depuis deux ans une paire qui marche aussi vite qu’une paire de chevaux ou de mules, sans être plus fatigués que ceux qui vont plus lentement. Tout dépend du premier conducteur que l’on a donné à l’animal, & je réponds du fait d’après mon expérience. Le cultivateur peut donc acheter des bœufs qui n’aient pas encore labouré, & les mettre peu à peu au pas qu’il désire. Il ne sera pas difficile d’y parvenir ; mais la difficulté extrême sera de soumettre à cette marche preste, le laboureur, sur-tout dans les pays où la coutume est établie de labourer avec des bœufs. Dans les provinces où la culture se fait avec des chevaux, la chose est facile, parce que le valet est accoutumé à marcher plus vite.

J’ai voulu me convaincre par mes propres yeux de la différence qu’il y a entre la marche des mules avec celle des bœufs dans les premiers labours, ou labours de défoncement, Si j’ai vu que sur un sillon d’un quart-d’heure de marche, il n’y avoit pas six toises de différence. Je conviens qu’elle seroit plus considérable au troisième ou au quatrième labour, parce que les mules doivent avoir moins de peine que dans les premiers, attendu que leur masse est moins forte que celle des bœufs, & que c’est en raison des masses que réside la force pour tirer. J’invite le cultivateur, amateur de l’ouvrage bien fait, de comparer le sillon tracé par des bœufs, à celui fait avec des mules ou avec des chevaux ; il verra combien le premier est net, droit, sans inégalité, & plus profond que les autres. J’ai des chevaux, des mules & des bœufs, & je trouve une très-grande économie à me servir des derniers, sans parler de la supériorité de leur travail. Un point essentiel à observer lorsque l’on achette des bœufs, est de s’assurer de l’endroit où ils ont été élevés. Par exemple, des bœufs nés & nourris sur les montagnes & dans les lieux élevés de l’Auvergne, du Limosin, &c. sont en général très-peu propres aux pays de plaine, & ils ont beaucoup de peine à s’y accoutumer, soit à cause du changement de nourriture, soit à cause de la différence du climat, &c. S’ils ont été élevés dans des endroits secs naturellement, & par le sol, & par le climat, ils dégénéreront dans les lieux bas & humides, ainsi de suite, lorsqu’il se trouve une disproportion marquée. Peut-on se figurer que les bœufs vigoureux, par exemple de la Camargue, fussent d’un grand secours dans nos provinces du nord ? Ils pâtiront, languiront, & souffriront jusqu’à ce qu’ils soient acclimatés. On ne fait point assez ces réflexions, lorsque l’on achette le bétail dans les foires. On se contente d’observer s’il est en bon état, jeune & bien proportionné ; & on est tout étonné ensuite de le voir chez soi dépérir à vue d’œil ! On doit, autant qu’on le peut, se procurer le bétail né dans le voisinage : changeant d’écurie, il retrouve le même climat & la même nourriture. On dit que les bœufs ne réussissent pas dans nos provinces méridionales ; c’est une erreur : il y fait moins chaud qu’au Pérou, qu’au Brésil, qu’au Cap de Bonne-Espérance, où ces animaux ont si bien réussi. Il suffit de les faire boire trois fois par jour, & de les tenir à l’orge ou à l’avoine verte pendant deux semaines au printems. La cherté des chevaux & des mules commence à forcer les cultivateurs à revenir à la culture exécutée par les bœufs, ainsi qu’elle l’a été autrefois dans tout le royaume, sans exception d’aucune de ses provinces. C’est un point de fait qu’on ne sauroit nier.

Un auteur, très-estimable dans son ouvrage intitulé : Manuel d’Agriculture pour le Laboureur, dit : « Il y a une raison qui rend le cheval préférable au bœuf, c’est que, pour une charrue, il ne faut qu’un attelage de chevaux ; au lieu qu’il en faut deux de bœufs, dont l’un soit pour le travail de matinée, & l’autre pour celui de l’après-midi, toujours ainsi alternativement, afin que l’un des deux se repose : autrement le même attelage qui ne discontinueroit pas son travail, iroit extrêmement lentement, ce qui obligeroit d’en avoir deux pour bien faire aller une charrue ».

Je ne nie pas que cette méthode existe dans certains cantons du royaume, puisque M. de la Salle de l’Etang en fait mention ; mais quoique j’aie parcouru presque l’étendue du royaume dans tous ses points, j’ose avancer que je ne l’ai vu suivie nulle part, & que par-tout les mêmes bœufs travaillent trois à quatre heures dans la matinée, suivant la saison, & autant dans l’après-midi. On ne les feroit travailler qu’une heure par jour, qu’ils n’en iront pas plus vite, & qu’ils marcheront toujours du même pas auquel leurs premiers conducteurs les auront accoutumés.

Il est bien démontré à mes yeux, & par ma propre expérience, que la dépense, soit pour l’entretien, soit pour la nourriture de deux paires de chevaux, équivaut, à très-peu de chose près, à celle de quatre paires de bœufs, & beaucoup au-delà à celle de trois paires ; sur-tout si l’on compte l’intérêt de la mise d’argent pour l’achat, & si l’on y ajoute la perte & la non-valeur que le temps amène sur le prix des chevaux, à mesure qu’ils vieillissent. Les bœufs au contraire, hors de service, sont mis à l’engrais, & on les vend ensuite presqu’aussi cher qu’ils ont coûté. Je ne crois pas qu’on puisse nier ces points de fait. Admettons actuellement que le travail de deux paires de chevaux égale celui de trois paires de bœufs, à cause de leur lenteur, il n’en sera pas moins vrai que le travail aura moins coûté, & qu’il sera mieux, & plus solidement, & plus profondément fait. Je demande encore de quel côté doit pencher la balance ? sur-tout si l’habitude & le préjugé n’ont aucune part dans la décision.

Les bœufs sont attaqués par les épizooties (Voyez ce mot), & souvent ces terribles maladies enlèvent tout le bétail d’un canton & d’une province. Telle est la seconde objection que l’on fait contre l’usage des bœufs. La clavettée ou petite-vérole, ou picotte, n’est-elle pas une maladie contagieuse pour les troupeaux ? La morve, le farcin, &c. ne sont-ils pas épizootiques pour les chevaux, pour les mules & les mulets ? Cependant ne se sert-on pas des uns & des autres ? & l’objection n’est-elle pas la même dans tous les cas ? Si le cultivateur a lu & médité attentivement ce qui est dit au mot Épizootie, il verra que rien n’est plus aisé que de garantir son bétail de la contagion générale, soit par des soins & des remèdes de précaution, soit par une rigoureuse séparation des animaux sains d’avec les animaux malades, & en empêchant que les personnes qui servent les uns, n’approchent des autres dans aucun cas. Les maréchaux sont, à l’égard du bétail, lorsqu’il règne une épizootie, ce que les médecins & les chirurgiens font à l’égard de la petite-vérole. Ils sortent de visiter un malade, après l’avoir touché, ou ses vêtemens ; ils s’imprègnent du venin contagieux, & le répandent par-tout où ils vont. Cela est si vrai que lorsque toute communication quelconque a été interdite, la maladie reste circonscrite dans le lieu même, & le voisinage en est exempt. Il en est ainsi de la peste, &c.

Personne n’ignore que le cheval (Voyez ce mot) est sujet à un très-grand nombre de maladies, tant intérieures qu’extérieure, tandis que le bœuf en est très-rarement attaqué, sur-tout pour les maladies extérieures. Il est donc clair que le bœuf mérite à tous égards la préférence sur le cheval, lorsqu’il s’agit de l’économie rurale. Il est également démontré, par l’expérience journalière, qu’il résiste beaucoup plus à la fatigue. J’aurai peine a convaincre de ces vérités un Flamand, un Picard, &c. parce qu’ils sont dans l’usage de se servir des chevaux ; mais je les invite à faire des expériences comparatives : elles prouveront plus que les discours, & c’est le seul moyen de dissiper l’illusion.