Cours d’agriculture (Rozier)/ORGE (supplément)

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ORGE. Quoique la substitution de ce grain au riz soit connue et adoptée depuis long-temps, elle a dernièrement été proposée au gouvernement pour les établissemens publics : cette proposition nous a paru présenter un degré d’utilité assez évident, pour mériter une attention particulière ; mais, avant d’indiquer la préparation que demande l’orge mondé, pour l’assimiler au riz crevé, nous avons pensé qu’il falloit placer ces deux grains dans les mêmes circonstances, c’est-à-dire, les soumettre l’un et l’autre à une même opération, pour juger ensuite lequel des deux absorbe une plus grande quantité de fluide pendant la cuisson, et le degré de consistance et de pesanteur qu’ils conservent respectivement dans l’état chaud et après le refroidissement.

J’observe que je n’ai rien oublié pour apprécier à sa juste valeur la préparation qui consiste à perler l’orge, préparation qui, jusqu’à présent, n’est exécutée que chez l’étranger, et qu’il paroît possible de pratiquer en France, avec d’autant plus de succès, que le grain dont il s’agit est cultivé sur le sol de tous les départemens de l’empire, et forme souvent l’unique ressource alimentaire de plusieurs de leurs habitans.

Résultat des expériences comparatives sur la cuisson de l’orge et du riz, pris dans différens états.
Orge mondé.
liv. onc. heur. min.
Quantité » 8 » »
Eau employée dans la cuisson 4 8 » »
Temps qu’elle a duré » » 1 30
Sa pesanteur dans cet état 5 6 » »
Orge concassée.
Quantité » 8 » »
Eau employée dans la cuisson 3 8 » »
Temps qu’elle a duré » » » 45
Sa pesanteur dans cet état 3 7 » »
Orge en farine.
Quantité » 8 » »
Eau employée dans la cuisson 3 8 » »
Temps qu’elle a duré » » » 30
Sa pesanteur dans cet état 5 7 » »
Riz entier.
Quantité » 8 » »
Eau employée dans la cuisson 3 8 » »
Temps qu’elle a duré » » » 45
Sa pesanteur dans cet état 2 12 » »
Riz concassé.
Quantité » 8 » »
Eau employée dans la cuisson 3 8 » »
Temps qu’elle a duré » » » 36
Sa pesanteur dans cet état 2 15 » »
Riz en farine.
Quantité » 8 » »
Eau employée dans la cuisson 3 8 » »
Temps qu’elle a duré » » » 50
Sa pesanteur dans cet état 3 4 » »

Ces expériences, repétées plusieurs fois, ont toujours présenté les mêmes résultats ; elles confirment l’observation des brasseurs, qui nous apprennent que, de tous les grains qu’ils traitent, il n’y en a point qui consomme plus d’eau au trempoir, qui se renfle davantage, et ait une saveur plus sucrée que l’orge ; mais la cuisson qui s’opère sur les grains entiers, et celle qu’ils subissent lorsqu’ils sont plus ou moins divisés, n’offrent pas de différences assez sensibles pour s’y arrêter. Je crois avoir seulement observé que les premiers ont une saveur plus marquée, et donnent plus de corps à l’aliment.

Mais, si le riz paroît réunir à l’avantage de crever facilement, celui de former, dans toutes ses parties, un aliment également consistant, l’orge au contraire se laisse plus difficilement pénétrer par l’eau, et absorbe davantage. L’eau, en formant un mucilage avec la portion de farine qui s’échappe de l’intérieur du grain, perd d’autant plus de son énergie, qu’elle en est plus saturée ; l’orge ainsi gonflée, s’écrase entre les doigts à l’aide d’une légère pression, et garde assez de consistance pour nécessiter une mastication longue, vu que chaque grain se trouve plus enveloppé d’une bouillie épaisse, plus muqueuse que celle du riz. Peut-être cette différence est-elle à l’avantage de l’orge, qui est forcée, par ce moyen, de s’imprégner des sucs salivaires, et d’acquérir dans la bouche une modification qui la dispose favorablement au travail de la digestion. Quelque facile que soit l’opération d’amener le riz, à l’état de riz crevé, la plupart des cuisiniers, d’un certain ordre, s’y prennent mal pour l’exécuter ; ils emploient trop de chaleur, une surabondance d’eau, et se servent d’un vase sans couvercle ; d’où il suit que le fluide, réduit en vapeur, s’échappe sans avoir opéré la plénitude de ses effets ; tandis que quand il est fermé, et que la chaleur est médiocre, cette vapeur, refoulée sur le grain, en pénètre insensiblement toutes les parties, et leur fait occuper plus de place, en quoi consiste ce qu’on appelle improprement riz crevé. Mais le grain, dans cet état de ramollissement et de gonflement, n’est pas encore cuit ; il faut que l’eau, qui le pénètre de toutes parts, s’y combine au moyen d’une chaleur douce et soutenue. Cette combinaison devient importante pour produire l’effet alimentaire. C’est ainsi que les substances farineuses, évidemment fades, acquièrent de la saveur sans addition d’aucun assaisonnement étranger. Nous avons déjà vu que le riz se gonfle plus facilement que l’orge, et qu’il exige moins de temps pour crever : mais une remarque essentielle, c’est que malgré son état sec et corné, il n’absorbe pas autant d’eau pendant la cuisson. Ces différences, à la vérité, sont trop légères pour ne pas suivre, dans la préparation de l’un et l’autre grain, le même procédé : il consiste à prendre l’orge mondé, qu’on a eu soin d’éplucher, comme le riz, pour en ôter les petites pailles ou la portion d’écorce que le moulin auroit pu laisser ; on le lave à l’eau chaude, puis on le met dans un vase couvert, avec un peu de véhicule quelconque, soit du lait ou du bouillon ; on expose le vase à une douce chaleur, on renouvelle le véhicule. Quand l’orge est crevée, on y en ajoute pour la cuire plus ou moins long-temps : on la mange ainsi ; et quand on veut la passer à travers un linge ou un tamis, ans cet état liquide, c’est le clair d’orge, comparable à la crème de riz.

Quoiqu’il n’existe pas encore une suite d’expériences assez concluantes pour établir le degré de nutrition du riz, comparé à celui de l’orge mondé, il n’est pas douteux que ces deux grains se comportant à peu près de la même manière, relativement à la quantité d’eau qu’ils absorbent, et à la consistance qu’ils acquièrent avant et après leur cuisson, la différence, à cet égard, ne doive être que peu de chose. D’ailleurs, lorsqu’il s’agit de déterminer positivement si un aliment remplit et nourrit davantage que l’autre, il faut un concours de circonstances, sans lesquelles on ne peut présenter que des données approximatives ; et tous ceux qui se sont hasardés à assurer que cette question étoit facile, ne l’ont pu résoudre.

Cependant, s’il falloit désigner, dans le nombre des faits publiés en faveur de l’intensité de nourriture que fournit l’orge mondé, apprêté comme le riz, je citerois, entr’autres, les expériences de Desmarets, qui s’est convaincu, plus d’une fois, que trois livres suffisoient à la subsistance de trois personnes par jour, sans aucune autre espèce d’aliment, et que la même quantité, réduite en farine, sous forme de bouillie ou de pain, est bien éloignée d’opérer autant d’effet, sur-tout dans les circonstances où le riz est prescrit comme aliment médicamenteux.

Dans tous les cas où le riz est distribué aux troupes, l’orge mondé pourroit également le remplacer, puisque ces deux grains forment à part un aliment qui ne diffère en aucune manière l’un de l’autre. Il seroit possible d’en approvisionner les places fortes où l’on auroit à craindre un siège ou un blocus, et de ne pas recourir à une denrée exotique, souvent fort chère, et qui contracte facilement, dans un lieu peu aéré et humide, l’odeur et le goût de poussière.

Un usage plus fréquent de l’orge mondé diminuera, dans les villes, la consommation du pain, et deviendra, pour les habitans des campagnes, une amélioration sensible dans la qualité de leur aliment principal.

Ce grain ne doit pas moins se conserver, dépouillé en partie de son écorce, comme nous l’avons recommandé, étant exposé à l’air, pour lui faire perdre l’humidité étrangère à sa constitution. Cette partie organique, le germe, qui semble se revivifier au retour du printemps, n’est plus à appréhender dans ses effets ; elle est absolument détruite au moulin. La farine, à la vérité, moins enveloppée dans l’orge mondé, offre plus d’attraits aux insectes ; mais alors il faut renfermer ce grain dans des sacs, les placer éloignés des murs, et dans l’endroit le plus frais du bâtiment.

Mais, dira-t-on, dès que l’orge mondé sera devenu d’une consommation générale, le prix auquel on se propose de le donner ne manquera pas d’augmenter, et alors il se rapprochera de celui du riz : l’expérience prouve absolument tout le contraire. Une denrée quelconque n’est jamais à bon compte dans un pays, qu’autant que l’usage en a fait un besoin journalier, parce qu’alors tous les genres d’industrie se portent sur cet objet, et que la concurrence fait le reste.

Le prix ordinaire de l’orge suit communément le cours des autres grains : quand le blé est à vingt-quatre francs le setier, la même mesure d’orge vaut à peu près la moitié. Voici ce que coûtoient, il y a quelques années, chez les détailleurs de Paris, l’orge et le riz :

liv. sous.
Prix de l’orge mondé, la livre » 5
perlé, idem » 16
en farine, idem 1 5
Prix du riz entier, idem 1 »
en farine, idem 1 4

Or, en supposant que, pour amener ce dernier grain à l’état d’orge mondé, les frais de main-d’œuvre et le déchet soient plus considérables que ceux de la moulure, à raison de la soustraction d’une portion de farine et du temps plus long pour l’opérer, il n’est guères possible d’imaginer que les 25 francs, auxquels le prix du quintal est porté, ne diminuent encore par la suite, lorsque la culture de l’orge aura reçu de l’extension, et que les moyens pour l’ouvrager, s’il est permis de s’exprimer ainsi, seront perfectionnés et multipliés.

Cependant, en applaudissant aux avantages de l’orge mondé, nous sommes bien éloignés d’en proposer l’emploi à l’entière exclusion du riz ; mais nous observons que, quand il s’agit de grands établissemens, où il se fait une consommation considérable de cet aliment, on ne sauroit trop mettre à profit les ressources de l’économie, puisque souvent c’est en épargnant les dépenses répétées, minutieuses en apparence, qu’on parvient à satisfaire à tous les besoins, et à soulager tous les maux. Eh ! pourroit-on être indifférent au moyen de tarir une source par laquelle s’échappe notre numéraire, pour aller enrichir les étrangers !

Supposons, en terminant, que l’expérience de nos voisins et l’analyse n’admettent aucune différence entre le riz et l’orge mondé, soit pour l’agrément de la nourriture et son intensité, soit pour ses effets diététiques, soit enfin pour son prix, on ne peut se dissimuler qu’il y auroit toujours des avantages sensibles à préférer l’emploi d’un grain, qui croît parmi nous, et qu’il est si facile de Se procurer par-tout, sans que sa culture puisse jamais entraîner les inconvéniens qui sont les suites inévitables de celle du riz.

Ce sont ces vérités qui ont frappé le Conseil de santé des armées, et, dans un rapport qu’il a fait au gouvernement sur l’orge mondé, apprêté sous forme de riz crevé, il a déterminé le ministre de la guerre à en autoriser l’usage graduellement, et concurremment avec ce dernier grain, dans les hôpitaux militaires de Paris et de St-Denis.

Les mêmes mesures de prudence ont dirigé l’École de Médecine de Paris, consultée par le ministre de l’intérieur sur l’usage de l’orge mondé pour les hospices de cette ville ; mais, convaincue que, quand il s’agit de prononcer sur la qualité nutritive de telle ou telle substance, destinée à remplacer des alimens avec lesquels les organes sont familiarisés, on ne sauroit être trop circonspect, elle a proposé d’administrer l’orge mondé à différentes personnes, et principalement celles que l’École reçoit dans son hospice. C’est alors qu’on pourra juger, d’après les effets, de tous les avantages de sa substitution au riz.

En attendant, les éloges donnés, de toute antiquité, à l’orge, ne permettent plus de douter de sa salubrité, sous quelque forme qu’on en fasse usage, soit en santé, soit en maladie. Chamousset, ce philanthrope dont le nom rappelle toutes les vertus patriotiques, et particulièrement celles qui tiennent directement au bonheur des hommes, Chamousset n’a rien oublié pour agrandir le cercle des ressources qu’on peut trouver dans l’orge mondé, grué et perlé. Au reste, la proposition de substituer l’orge mondé au riz n’est point une innovation ; depuis longtemps, dans plusieurs de nos départemens qui confinent à l’Helvétie, cet usage est connu et adopté : on le mange crevé et cuit, avec différens véhicules ; souvent on le prépare avec de la viande ; et c’est sur-tout de cette manière qu’il sert dans plusieurs fermes, où les ouvriers s’en trouvent fort bien. (Parm.)