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Cours d’agriculture (Rozier)/VERGER

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Libairie d’éducation et des sciences et des arts (Tome dixièmep. 43-51).


VERGER.

Ce mot rappelé encore des lieux chers à nos aïeux, qui ont été souvent célébrés par nos poètes. Aux uns, ils fournissoient des fruits nouveaux et délicieux, et aux autres, de doux souvenirs et des scènes d’amour. C’étoit dans les vergers que se faisoient les promenades de la belle saison ; que la jeunesse prenoit ses ébats ; que les familles et les amis se réunissoient pour célébrer des mariages, des naissances, ou quelques grands événemens qui intéressoient les parens, les ministres du culte, ou les magistrats. Le culte des anciens, pour les jardins, sembloit se reproduire dans les Gaules sous d’autres formes ; et si on n’y voyoit pas, comme à Rome, la statue d’Esculape et celle du dieu des jardins, d’autres dieux, plus chers et plus dignes des hommages divins, en étoient les gardiens et les protecteurs : la gaîté et la liberté ; la cueillette des fruits étoit une véritable fête ; les vergers, en un mot, étoient le luxe de nos aïeux, avant que l’art ou la mode des jardins symétriques fût connu, et sur-tout avant que les villes, si rapidement formées et agrandies au dix-septième et dix-huitième siècles, eussent fait perdre les charmes et la simplicité de la vie champêtre.

Les vergers cependant ne remontent pas à une époque bien éloignée. Les Romains, après leur invasion des Gaules, avoient bien introduit quelques arbres étrangers aux climats de ces contrées ; ils étoient même venus à bout d’en naturaliser avec succès ; mais, à peine les empereurs de Rome cessèrent-ils de gouverner exclusivement, ces essais des Romains cultivateurs disparurent, ou ils furent tellement inconnus, qu’il ne resta aucune trace de ces bienfaits.

Les Francs et les nations barbares qui ravagèrent les Gaules, jetèrent par-tout l’épouvante et la terreur ; les guerres civiles ensuite, les persécutions politiques et religieuses, prolongèrent la misère, l’ignorance et l’effroi des peuples.

Sous les premiers rois de France, les arbres fruitiers étoient encore très-rares ; et on a toujours cité, comme une chose curieuse, le verger que Charlemagne possédoit à Paris, dans lequel étoient des sorbiers, noisetiers, châtaigniers, pruniers, pommiers et poiriers. Il n’y avoit alors que le roi qui possédât une telle réunion d’arbres ; et on ne doute plus de leur rareté quand on se rappelle que Venance, évêque, étant à Tours, envoya, en 606, comme un présent mémorable, à sa mère et à ses sœurs qui étoient à Poitiers, des châtaignes et des prunes sauvages.

Le verger de Charles V, à l’endroit où est aujourd’hui le jardin des plantes de Paris, est aussi cité dans l’histoire comme une chose extraordinaire. Il étoit composé de cerisiers, pommiers et poiriers. On y attachoit tant de prix, que dans l’inventaire de son palais, on désigna le nombre de chaque espèce d’arbres. On peut donc dire que depuis l’invention des Francs, il s’est écoulé plus de dix siècles sans qu’il y ait eu de changemens considérables pour la culture des arbres à fruit.

La renaissance des lettres sous François I.er est aussi l’époque de la renaissance de la culture des arbres à fruit. Ce prince, en donnant aux arts une heureuse impulsion, ne dédaigna pas de s’occuper de la culture des arbres. Il en fit venir des pays étrangers ; il fit recueillir des renseignemens sur les diverses manières de les cultiver en Italie. Il encouragea les livres sur l’agriculture ; mais ceux qui écrivirent, comme ceux qui travaillèrent, au lieu de s’attacher à observer et à imiter la nature, se livrèrent à tous les écarts de l’imagination, et des plus absurdes préjugés : ils voulurent presqu’imiter les architectes de la cour, qui n’ornoient les maisons royales que par des monstres bien horribles, en donnant aux arbres des formes bizarres et extraordinaires, et ils recherchoient beaucoup moins les qualités du fruit, ou la quantité, que des couleurs ou des formes étranges.

On ne peut se faire une idée du vil ramas d’idées superstitieuses et absurdes qui sont consignées dans les livres de ces temps, sur-tout pour les résultats des greffes.

Olivier de Serres, le patriarche de l’agriculture française, qui cultivoit avec succès ses terres, et beaucoup d’arbres à fruit dans une contrée méridionale, ne se laissa point égarer par les écrivains ignorans, suivant la cour, et c’est peut-être aux sottises qu’ils firent imprimer, que nous devons le Théâtre d’Agriculture de ce célèbre cultivateur, ouvrage qu’on ne peut trop méditer, et qui sera toujours un monument cher à la nation française ; mais dans ce temps, (comme de nos jours) l’ouvrage le plus utile, le plus sensé, ne fut pas celui qui eut la vogue. Les prières, les influences des astres, les secrets, les saints, la lune, formèrent la science des jardiniers de ces temps ; et, ce qui est inconcevable, c’est que l’auteur de la Maison Rustique, ensuite, recueillit et transmit une grande partie de ces secrets

Il est cependant un autre agronome, presqu’ignoré, et auquel peut-être on doit plus d’obligation, pour l’extension de la culture des arbres à fruits, qu’à Olivier de Serres même, c’est le cardinal du Bellai, évêque du Mans. Il se retira dans son diocèse, et se livra, avec une sorte de passion, à la culture des arbres : il fit venir de l’étranger, et sur-tout de l’Italie, des arbres et plantes qu’il cultivoit dans son jardin. Il y avoit établi des pépinières ; il distribuoit des plantes, des graines ou des greffes à ceux qui en désiroient. Ce n’étoit pas de sa part une fantaisie, ou le besoin de s’occuper, pour oublier les grandeurs ou les faveurs de la cour ; il soignoit lui-même tous les arbres nouveaux venus ; il travailloit à varier et multiplier les manières de greffer ; c’est lui qui, le premier, pour conserver des pêchers que les fourmis attaquoient toujours, fit bouillir et tamiser les terres, afin de faire périr tous les œufs de ces insectes, qui pouvoient être dans la terre qu’il mettoit en caisse.

Il étoit en relation intime avec le médecin Belon, homme vraiment passionné pour les progrès de l’agriculture et de la botanique. Ce fut dans ce dessein qu’il fit un voyage eu Syrie, en Égypte, et en Perse, d’où il rapporta des plantes et arbres précieux. Il fut, dans le seizième siècle, ce qu’a été de nos jours le vertueux et célèbre Poivre. Les jardins du cardinal du Bellai étoient la pépinière et le dépôt précieux de ses envois. De tels hommes, dans un pays où on apprécie les bienfaits ne devroient-ils pas avoir des statues !

C’est aux bienfaits de du Bellai et de Belon que les provinces du Maine, de l’Anjou, et de la Touraine ont dû le bonheur d’être les premières de France qui ont eu des arbres à fruits de toute espèce. Déjà la Touraine qui, depuis Grégoire (de Tours) avoit possédé plusieurs romains, ou italiens éclairés, et qui avoit eu constamment dans son voisinage des maisons royales, avoit déjà éprouvé d’heureux progrès par la culture des arbres à fruit ; mais c’est aux travaux, au zèle de du Bellai, au civisme ardent de Belon, qu’elle est redevable de l’immensité d’arbres à fruit de toutes espèces qui couvrirent son sol, et qui lui méritèrent le beau surnom d’être le jardin de la France.

Ce n’étoit encore dans ces riches contrées que des vergers dont le nombre, les sites et les espèces d’arbres présentoient un aspect ravissant ; l’observation des abris, sans être réduite en méthode, existoit déjà : les arbres printaniers et délicats étoient toujours comme on les voit encore aujourd’hui à l’abri du Nord par d’autres arbres plus grands et plus tardifs, et c’est véritablement de la Touraine et de l’Anjou que se sont répandus dans le reste de la France tous les arbres à fruits qui furent plantés en vergers.

Il étoit réservé au siècle de Louis XIV de faire sur-tout une révolution. Le célèbre Laquintinie, sans abjurer tout-à-fait les erreurs ou le goût du siècle précédent, pour la direction des formes, les secrets à employer et l’influence des astres, créa l’art du jardin symétrique, et bientôt la cour donna le ton aux campagnes ; les vergers n’étant plus de mode, furent bientôt abandonnés, et s’il s’en forma, ce ne fut plus que dans les métairies ou dans des lieux inaccessibles à l’influence des novateurs.

Je suis bien éloigné de donner une préférence exclusive aux vergers sur les jardins. J’admire les effets de l’art par lequel, malgré les rigueurs et l’inconstance des saisons, on jouit de fruits exquis et variés ; c’est un véritable triompha de l’homme que de savoir devancer ou retarder la marche de la nature, de répartir une heureuse abondance de fruits, en proportion des arbres, et de faire croître avec succès des arbres le long des murs, en réunissant tant d’utilité à tant d’agrément ; c’est encore une belle conception que de savoir tellement maîtriser les élans de la sève, que de pouvoir à son gré en déterminer les formes selon les lieux et en arrêter de même la croissance. L’homme qui observe les lois de la nature sera toujours étonné de voir croître et prospérer certains arbres dont la hauteur ne surpasse pas celle de beaucoup de plantes légumineuses au milieu desquelles ils croissent.

Mais j’exprimerai de justes regrets sur la proscription des vergers, puisque c’est par cette seule manière qu’on peut avoir de grands arbres à fruit, dont l’utilité est aussi à considérer. Les arbres des vergers sans doute ne donnent pas des fruits aussi perfectionnés que ceux des espaliers, pour lesquels l’art semble avoir assujetti la nature à donner en perfection de fruits, ce qu’ils perdent en développement de la sève : mais ils sont moins sujets aux rigueurs des saisons, parce qu’ils sont plus tardifs ; les espaliers durent peu : les vergers peuvent durer un siècle et davantage ; les premiers sont plus sujets aux maladies, aux accidens, en cela, au moins, l’art paye un tribut à la nature ; les seconds, bien soignés dans leur jeunesse, croissent en massif, se servent mutuellement d’abri contre les vents, les pluies, les froids et les orages, sont vigoureux, bravent les saisons, les insectes et les plantes parasites.

Je ne veux point par un sentiment de prédilection pour les vergers, donner une préférence positive pour le goût, la beauté, les formes et l’éclat, aux fruits des arbres en verger ; mais au moins on avouera que quand on les laisse parvenir à un juste point de maturité, que quand on prend quelque précaution pour les cueillir, ils sont aussi très-bons, souvent même ils ne le cèdent pas pour la beauté de la couleur ; quant à la durée, elle est incontestablement en faveur des arbres en plein vent, sur-tout pour les pommiers et poiriers pour lesquels l’aspect du midi n’est pas favorable à la durée de leurs fruits.

Il en existe cependant encore des vergers, et leur vue réjouit toujours ceux qui attachent du prix à la multiplication des arbres à fruits ; quels plus beaux paysages peut-on voir que ceux qu’offrent les vergers de la ci-devant Normandie ou ils sont communs et encore bien étendus ? Il en existe aussi dans les départemens du centre, surtout dans ceux de l’Allier, du Cher, du Puy-de-Dôme et Cantal : c’est des vergers de ces derniers qu’il descend chaque année des batteaux de pommes, les dernières qui se vendent à Paris. On en voit quelques-uns encore dans d’autres départemens, mais les propriétaires riches et aisés ne s’en occupent pas, ils les laissent dépérir ou ruiner par leurs colons. Beaucoup de propriétaires à qui on ne peut refuser le nom de bourgeois, espèces d’hommes mettant leur gloire à ne rien faire en agriculture, et souvent à empêcher les autres de faire, ces individus, dis-je, ne s’occupent que de quelques arbres en espaliers pour lesquels ils dépendent d’un jardinier bannal et quelquefois très-ignorant, et ce qui est presque comique, c’est que dans l’opinion de ces espèces de propriétaires, les espaliers sont pour eux des signes de luxe et de bourgeoisie, et ils abandonnent les arbres à haute tige à leurs métayers.

On voit dans beaucoup de pays cependant élever des arbres à fruit ; mais presque par-tout on les plante en allées, cette forme paroît commandée pour les routes, mais les arbres en sont bien plus sujets aux accidens des intempéries : en massif, ils se préserveroient beaucoup mieux, c’est une vérité que tous les départemens de la ci-devant Normandie n’éprouvent que trop souvent ; l’idée des vergers ailleurs est presque disparue : elle n’est presque plus qu’une idée romantique et pastorale.

On auroit dû espérer cependant en voyant se former tant de jardins anglais, qu’on formeroit aussi des massifs d’arbres à fruit, et qu’à côté des chaumières ou villages postiches on feroit voir ou appercevoir des vergers réels ; mais on a préféré des arbres étrangers, stériles en fruits, et si je ne craignois le sarcasme, je dirois des arbres stériles en beauté : on a été plus flatté d’avoir à apprendre au vulgaire des curieux le nom baroque ou scientifique de certains arbres, que d’avoir à montrer de belles pommes ou de belles poires qui, pour certains connoisseurs en jardins anglois, auroient fait décrier toutes les autres beautés possibles… Des pommiers…, des poiriers dans un jardin anglois ! La moindre épithète du maître eût été celle de normand, mais ils n’auront pas à en craindre quand ils les peupleront de toutes sortes de pins, ifs, de rhododendrons et surtout de cèdres du Liban et de platanes.

Ce qui est affligeant pour le bon citoyen, pour le véritable agriculteur, c’est que, de toutes parts, les vergers existans disparoissent ; des acquéreurs nationaux dans des départemens de l’ouest et de la Seine-Inférieure ont eu la cupidité d’abattre des vergers, d’enlever les plus beaux ornemens des habitations et les abris nécessaires contre les vents de mer, de détruire enfin des arbres qui, par leur utilité, sembloient plutôt appartenir à la patrie qu’à des citoyens. Le petit nombre de vergers qui existent, est abandonné à des colons ; par-tout, on se conduit comme s’il n’y avoit à espérer des fruits que des arbres mis en espalier : où on en voit encore quelques uns, ils sont abandonnés (la ci-devant Normandie exceptée) au parcours des bestiaux, particulièrement aux veaux ; c’est-là qu’on les dispose à sortir pour les accoutumer à aller paître dans les champs ; les ronces, les épines couvrent la plus grande partie du terrain, au-dessous sont des massifs de drageons sauvages, dessus, des forêts de gui absorbent les sucs végétatifs, la mousse en couvre le tronc et les branches, et si, à l’automne, les fruits ne tombent pas d’eux-mêmes en secouant, on les abat à coup de perche. Quoiqu’on doive peu espérer un meilleur régime, c’est-à-dire un retour raisonné de la part des propriétaires pour former des vergers, je vais tâcher de dire ce que je crois le plus utile pour en avoir.

Les vergers étant l’ornement des habitations, c’est auprès d’elles qu’il convient de les placer, tant pour l’agrément qu’ils peuvent procurer, que pour l’utilité qu’ils peuvent avoir pour d’autres usages économiques.

L’exposition n’est pas une chose indifférente ; mais, si le désir d’avoir un jardin concourt avec celui d’un verger, on peut sans hésiter le placer au nord. Nous connoissons aujourd’hui les espèces qui s’élèvent très-haut, celles qui sont tardives, celles même qui résistent mieux au froid et aux vents, ce sont de ces arbres qu’il faut mettre en première ligne au nord.

La forme en quinconce est toujours la plus agréable et la plus utile ; ainsi disposés, les arbres se défendent mutuellement ; les racines ont une portion de terrain plus considérable ; les branches se nuisent moins par le contact ou par l’ombre. L’éloge de celle symétrie est par-tout : je m’abstiens donc de la décrire ou de la louer.

Il importe beaucoup de varier les espèces de fruits, soit qu’on destine son verger pour faire du cidre ou pour avoir des fruits bons à manger ; les arbres à haute tige donnent rarement du fruit pendant deux années de suite, abstraction même des intempéries ; ces faits très-ordinaires et par-tout observés ne sont pas à la vérité bien connus dans leur cause ; mais en attendant que quelque agronome physicien nous éclaire, il faut s’en tenir aux effets et agir en conséquence.

S’il importe de différencier les fruits, il importe davantage de ne pas confondre toutes les espèces d’arbres, c’est-à-dire les pommiers avec les cerisiers ; les poiriers avec les pruniers ; les pêchers avec les châtaigniers. La règle rigoureuse seroit peut-être de ne mettre que d’une seule et même espèce. Cependant les poiriers, de distance en distance, s’accommodent bien avec les pommiers.

La distance entre les arbres doit être étendue, sur-tout si le terrain est fertile ; cependant elle doit varier en raison même des arbres. Le noyer veut plus d’espace que le pommier, le poirier moins que le pommier, le prunier moins que le poirier, le pêcher moins que le prunier. Presque tous ceux qui plantent des arbres avec quelque dessein d’ornement, pour jouir plutôt de leur ombre ou de leur massif, approchent trop les plans les uns des autres. Arrivés à un certain âge, ils se nuisent ; on ne peut se décider à en sacrifier, et on a des arbres qui se déforment ou qui languissent.

On ne peut trop recommander de clore les jardins destinés aux vergers, soit pour garantir les jeunes arbres contre le frottement et les dents des bestiaux, soit pour les préserver des coups de vent dans leur jeunesse. Un clos d’ailleurs inspire plus d’intérêt, et donne plus d’agrément. Un mur pourroit trop coûter ; il suffira de faire un large fossé, garni de deux rangs d’épines, et que le premier rang d’arbres soit sur la jettée même du fossé.

Il y a long-temps qu’on a reconnu la grande utilité de faire à l’avance les trous d’arbres, larges et profonds, si le sol est mauvais, sauf à le remplir de bonne terre, à la hauteur convenable. C’est une précaution essentielle, de laquelle dépend le succès et sur-tout la durée de l’arbre. Prendra-t-on des sujets dans les pépinières, ou des sauvageons ? C’est une chose controversée selon les intérêts ou les préjugés. Le désir de la jouissance fait souvent préférer les premières. Mais, sans élever ici une discussion sur ce sujet, je me bornerai à observer qu’on n’est jamais bien sûr des arbres qu’on prend en pépinière, dont l’existence en général, n’est que le résultat de spéculations. Cette considération, je me hâte de le dire, a des exceptions ; mais souvent les pépiniéristes les plus probes, sont dupes de leurs ouvriers, pour le choix des espèces et des qualités. Les arbres des pépiniéres sont des enfans gâtés et accoutumés aux soins ; ils sont rarement assez bien arrachés pour qu’il n’arrive pas aux uns ou aux autres des déchirures qui font languir l’arbre transplanté. En supposant qu’ils soient bien arrachés, le planteur n’a pas toujours le soin de rafraîchir et disposer les racines de la manière propre, et de disposer le sommet.

En plantant des sauvageons, au contraire, pris dans des bois ou forêts, sur un sol ingrat ou inculte, on est plus certain de la reprise ; soigné dans le terrain disposé, il développe une prompte végétation. On ne le greffe que quand il est bien repris ; n’ayant pas de déplacement à éprouver, il fournit aussitôt une abondante sève à la greffe.

Les arbres des pépinières en général, sont le produit des semis faits avec des pépins d’arbres déjà greffés, de génération en génération. Il semble qu’ils se ressentent plus des effets de la domesticité. Les sauvageons de bois, au contraire, ne sont venus que de pépins de fruits sauvages, dans lesquels la nature conserve encore tous les germes d’une grande croissance ; car si dans ses desseins, elle fait croître certains arbres pour donner des fruits, elle les fait croître aussi poux devenir grands et forts. C’est au surplus une observation généralement faite, que les arbres greffés sur place et sur sauvageons, viennent beaucoup plus gros que ceux des pépinières.

Si on a donc l’intention de former des vergers, il faut préférer les sauvageons ; si on ne veut avoir que des espaliers, il faut préférer les arbres des pépinières, autant pour le choix des fruits que pour les succès même de l’arbre : car j’ai vu souvent des sauvageons greffés pour espalier, trop s’emporter en sève, ne pas rapporter, et avoir besoin d’une main bien habile pour les mettre à fruit.

Je conseillerai encore à ceux qui voudront former des vergers, de tenir tout le terrain en état de labour, pendant au moins cinq à six années. Je n’ai pas besoin d’avertir que ce travail doit être fait avec une grande circonspection, et que le dessous des arbres doit être travaillé à main d’homme. On pourra semer quelques végétaux printaniers, pour dédommager des fruits. D’ailleurs la détriture des feuilles, la fraîcheur qu’elles concentreront, ne pourront que favoriser la végétation des arbres. Que ceux qui pourroient douter de la réalité des effets d’une telle pratique, examinent ou consultent ceux qui ont vu les noyers, pommiers, châtaigniers, mûriers, partout où on est en l’usage d’ensemencer les terres sur lesquelles ils croissent.

Quand les arbres du verger seront grands, quand ils auront plus de moyens par leur hauteur et leur ramification, de soutirer de l’atmosphère l’humide qui leur est propre, on pourra alors laisser le sol du verger se couvrir de gazon, et s’en servir pour faire paître quelques bestiaux.

Parmi les diverses plantes, cependant, qui pourroient former ce pâturage, je conseillerois d’en proscrire le trèfle, le sainfoin et surtout la luzerne, dont les racines fortes et profondes, et l’action même de leur végétation, absorberoient trop les sucs propres aux arbres. C’est une observation qui a déjà été faite par plusieurs cultivateurs, et que j’ai souvent eu occasion de remarquer. Il est inutile de recommander d’en proscrire les ronces et les épines, et j’ajouterai les orties, patiences, bardânes (noms botaniques), dont les racines sont très-funestes aux arbres.

Parmi les bestiaux, il en est aussi qu’il faut constamment proscrire : les chèvres et les bêtes à laine. Elles ne nuisent pas seulement par leur dent, quand elles peuvent atteindre les branches, mais encore par leurs émanations quand elles sont réunies en troupeaux. Je ne veux pas consigner ici un fait physique qui peut n’être pas fondé, et qui pourroit fortifier des erreurs et des préjugés. Mais cependant je dois dire qu’on attribue à la présence d’un troupeau de bêtes à laine, des effets très-contraires à la circulation de la sève.

Voici un fait dont j’ai été témoin : étant dans un bois taillis, où des ouvriers faisoient de l’écorce, un troupeau de bêtes à laine passa près d’eux : ils se mirent à jurer contre la bergère, et la menacèrent si elle revenoit ; et ils cessèrent d’écorcer leurs chênes jusqu’après trois à quatre heures d’intervalle (c’étoit à 11 heures du matin). Je voulus douter des effets dont ils se plaignoient ; ils essayèrent d’écorcer ; j’essayai moi-même, et il est de fait que l’écorce se levoit difficilement, et se déchiroit de proche en proche.

Est-ce mal-adresse de ma part ? est-ce adresse des ouvriers, pour justifier leur opinion ? est-ce l’effet d’un vent chaud survenu à l’instant même ? est-ce que les arbres n’avoient pas une assez grande partie d’écorce adhérente au tronc ? est-ce, enfin, parce que les arbres qu’ils écorçaient alors, avoient la sève obstruée par les effets de la gelée, dans les hivers précédens ? C’est ce que je ne pus vérifier, et ce à quoi, je l’avoue, je ne songeai pas. Mais c’est un fait généralement connu dans tous les pays où on fait de l’écorce.

Si les jardins où on met les arbres en espalier, en quenouille, etc., sont si utiles, pourquoi ne pas former aussi des vergers, qui, en donnant des fruits qui n’auroient rien coûté pour la main-d’œuvre du jardinier, pourroient encore servir à divers usages économiques très-précieux. S’il est agréable d’avoir des murs cachés par des arbres symétriquement ramifiés, pourroit-on être indifférent au spectacle ravissant que donneroient, deux fois dans l’année, les fleurs et les fruits de grands arbres, dont la verdure des feuilles feroit un heureux contraste avec celle de gazons qui seroient au pied, avec celle des haies, ou avec les murs et les palissades qui pourroient les clore ? Former des vergers, en un mot, c’est planter des arbres pour sa famille, ses enfans, pour la patrie.