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Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/17

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Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 186-188).


CHAPITRE XVII

DE L’AMITIÉ, ET PRINCIPALEMENT DE LA MAUVAISE ET FRIVOLE


L’amour tient le premier rang entre les passions de l’âme : c’est le roi de tous les mouvements du cœur, il convertit tout le reste à soi et nous rend tels que ce qu’il aime. Prenez donc bien garde, ma Philothée, de n’en point avoir de mauvais, car tout aussitôt vous seriez toute mauvaise. Or l’amitié est le plus dangereux amour de tous, parce que les autres amours peuvent être sans communication, mais l’amitié étant totalement fondée sur icelle, on ne peut presque l’avoir avec une personne sans participer à ses qualités.

Tout amour n’est pas amitié ; car, 1. on peut aimer sans être aimé, et lors il y a de l’amour, mais non pas de l’amitié, d’autant que l’amitié est un amour mutuel, et s’il n’est pas mutuel ce n’est pas amitié. 2. Et ne suffit pas qu’il soit mutuel, mais il faut que les parties qui s’entr’aiment sachent leur réciproque affection, car si elles l’ignorent elles auront de l’amour, mais non pas l’amitié. 3. Il faut avec cela qu’il y ait entre elles quelque sorte de communication qui soit le fondement de l’amitié.

Selon la diversité des communications l’amitié est aussi diverse, et les communications sont différentes selon la différence des biens qu’on s’entrecommunique : si ce sont des biens faux et vains, l’amitié est fausse et vaine, si ce sont de vrais biens, l’amitié est vraie ; et plus excellents seront les biens, plus excellente sera l’amitié. Car, comme le miel est plus excellent quand il se cueille ès fleurons des fleurs plus exquises[1], ainsi l’amour fondé sur une plus exquise communication est le plus excellent ; et comme il y a du miel en Héraclée du Pont, qui est vénéneux et fait devenir insensés ceux qui le mangent, parce qu’il est recueilli sur l’aconit qui est abondant en cette région-là, ainsi l’amitié fondée sur la communication des faux et vicieux biens est toute fausse et mauvaise.

La communion des voluptés charnelles est une mutuelle propension et amorce brutale, laquelle ne peut non plus porter le nom d’amitié entre les hommes, que celles des ânes et chevaux pour semblables effets ; et s’il n’y avait nulle autre communication au mariage, il n’y aurait non plus nulle amitié ; mais, parce qu’outre celle-là il y a en icelui la communication de la vie, de l’industrie, des biens, des affections et d’une indissoluble fidélité, c’est pourquoi l’amitié du mariage est une vraie amitié et sainte.

L’amitié fondée sur la communication des plaisirs sensuels est toute grossière, et indigne du nom d’amitié, comme aussi celle qui est fondée sur des vertus frivoles et vaines, parce que ces vertus dépendent aussi des sens. J’appelle plaisirs sensuels ceux qui s’attachent immédiatement et principalement aux sens extérieurs, comme le plaisir de voir la beauté, d’ouïr une douce voix, de toucher et semblables. J’appelle vertus frivoles certaines habilités et qualités vaines que les faibles esprits appellent vertus et perfections. Oyez parler la plupart des filles, des femmes et des jeunes gens, ils ne se feindront nullement de dire : un tel gentilhomme est fort vertueux, il a beaucoup de perfections, car il danse bien, il joue bien à toutes sortes de jeux, il s’habille bien, il chante bien, il cajole bien, il a bonne mine ; et les charlatans tiennent pour les plus vertueux d’entre eux ceux qui sont les plus grands bouffons. Or, comme tout cela regarde les sens, aussi les amitiés qui en proviennent s’appellent sensuelles, vaines et frivoles, et méritent plutôt le nom de folâtrerie que d’amitié. Ce sont ordinairement les amitiés des jeunes gens, qui se tiennent aux moustaches, aux cheveux, aux œillades, aux habits, à la morgue, à la babillerie : amitiés dignes de l’âge des amants, qui n’ont encore aucune vertu qu’en bourre ni nul jugement qu’en bouton ; aussi telles amitiés ne sont que passagères et fondent comme la neige au soleil.

  1. Les plus exquises.