Aller au contenu

Cybèle, voyage extraordinaire dans l’avenir/12

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XII


Marius de ce coup-là revient véritablement à lui et sort enfin de l’étrange hallucination hypnotique dont il venait d’être le jouet — Martine la bonne gouvernante de la maison du notaire a bien de la peine à comprendre pourquoi Marius, la veille d’un si grand jour, a couché à la belle étoile. — La joie d’appartenir encore à ce monde inférieur tourne un peu la tête au fiancé de Jeanne et le rend suspect de dérangement d’esprit, même aux yeux de son ami Numa. — Un conte des Mille et une nuits. — Un bon et heureux mariage aux Martigues où se retrouvent tous les personnages réels de cette histoire et où l’on voit que tout est bien qui finit bien.


Or la secousse avait été telle que Marius s’était cette fois décidément réveillé pour tout de bon, ce qui s’appelle réveillé dans la vraie réalité de sa positive existence terrestre.

C’était bien dans un jardin qu’il se trouvait, mais le sien, dans sa maison des Martigues, et s’il ne s’en rendait pas compte tout d’abord, c’est que le lourd sommeil hypnotique auquel il s’était trouvé en proie la nuit entière, le tenait encore tout étourdi, et que le songe inouï dont il sortait à peine, avait trop fortement obsédé son cerveau pour pouvoir se dissiper instantanément. Aussi ne comprit-il pas tout de suite sa véritable situation et les paroles pleines de solitude qu’une voix bien connue pourtant, une vraie voix au timbre des Bouches-du-Rhône répétait auprès de lui en les accompagnant d’interjections inquiètes.

— Comment ! Est-ce Dieu possible ! Monsieur Marius ! Monsieur Marius ! Ah ! pécaïre, c’est ici que vous dormez !

Ainsi gémissait la bonne Martine qui n’ayant pas trouvé son jeune maître dans son lit demeuré intact où elle lui apportait comme de coutume le café matinal, courait depuis quelques instants à sa recherche toute bouleversée de cette disparition inexplicable.

— Déluge ! déluge ! Sauve qui peut ! redisait inconsciemment Marius dont les yeux baissés ne voyaient encore qu’en dedans et tardaient à s’ouvrir aux réalités du dehors, et tandis qu’une respiration haletante et des soubresauts nerveux le secouaient.

— Mais quel mauvais rêve le tient donc si fort que cela ? Réveillez-vous donc, Monsieur Marius !

— Où suis-je ? murmura enfin le jeune homme dont l’œil hagard rencontra le visage penché sur lui de l’excellente femme. C’est vous, Mirta ? Comment ne suis-je pas mort ?

— Que dit-il encore ? Ce n’est pas naturel cela. Il a pris du mal, le pauvre. Et un jour comme celui-ci. Bon Diou, quel malheur ! Bon Diou, quel malheur ! Venez vous mettre au lit, vous n’êtes pas bien, Monsieur Marius.

Et la bonne Martine toute troublée avait déjà les larmes aux yeux.

Cependant notre ami se remettait peu à peu, tournait curieusement sa tête de droite et de gauche, arrêtait son regard tantôt sur les fleurs et les arbustes qui l’entouraient tout humides de la posée nocturne, tantôt sur les murs de la maison silencieuse, puis sur le ciel pur où quelques vapeurs légères que dorait le soleil levant, promettaient une chaude et splendide journée d’été.

— C’est pourtant vrai, tout cela n’était qu’un songe et le songe d’une seule nuit Junie, Alcor, Namo… Gemma, Cybèle, la Nouvelle-France, le déluge, comment se peut-il que tant de choses, tant d’aventures étranges qui me sont encore si présentes, aient pu tenir en quelques heures seulement !

Puis comme inondé d’une félicité soudaine : Jeanne ! où est Jeanne ? Il faut que je la voie, que je lui parle sur-le-champ.

— Y pensez-vous, Monsieur Marius ? À cinq heures du matin ! Mademoiselle n’est pas encore levée.

Il resta un moment comme en extase, contemplant de loin la petite fenêtre close de la demeure voisine où reposait en ce moment sa Jeanne bien-aimée, puis se dressant brusquement :

— Chère Martine, s’écria-t-il en embrassant furieusement la bonne gouvernante, je suis trop heureux. Si tu savais ! Ah ! Monsieur Cam, vous m’en avez fait voir de dures !

— Puis apercevant le brave Houzard qui, réveillé à son tour, lui faisait fête :

— Et toi aussi, mon bon chien, tu es là ? Tu ne te doutes pas du voyage que nous venons de faire ensemble.

La digne femme qui avait commencé à se rassurer se sentit reprise par une sérieuse inquiétude. Non, cela n’était pas naturel. Et en un tel jour ! Et la pauvre Martine se mit cette fois à pleurer à chaudes larmes.

— Allons, allons, ma chère, es-tu folle ? Que te prend-t-il donc à présent ? Oui, je vois bien que tu ne comprends pas trop, que tu me prends pour un insensé. Mais rassure-toi, ce n’est que l’effet de l’immense bonheur réel que je retrouve à la place d’un malheur imaginaire. Dieu ! Que cette verdure qui m’entoure, que ce ciel bleu qui resplendit là-haut, que cette mer qui scintille à l’horizon, que tout cela est beau ! Et c’est aujourd’hui même le grand jour ! Allons, vite, hâtons-nous de nous préparer.


Dans la maison Honorat, il ne tarda pas non plus à y avoir une animation plus matinale et plus grande que d’habitude. La mère et la fille après s’être embrassées dès le réveil avec une tendre effusion se mirent à leur toilette, ce qui en un tel jour n’était pas une petite affaire. En ces grandes circonstances on a beau avoir été prévoyantes, il y a toujours au dernier moment quelque imprévu auquel il faut parer et le temps s’écoule, et l’on tremble de n’être pas prêtes pour l’heure solennelle. Heureusement des amies actives étaient accourues à l’aide de ces dames, à commencer par mademoiselle Renée, l’institutrice d’autrefois et la fidèle compagne de toujours. Quant à Numa qui se sentait de trop au milieu de tout ce va-et-vient féminin, il sortit fumer une cigarette en faisant le grand tour par les rues de sa chère petite ville natale, pour se rendre ensuite chez son ami Marius où il était précisément attendu avec grande impatience par Martine qui n’en revenait pas du dérangement d’habitudes et des incohérences de langage de son jeune maître. Encore tout émue elle fit part à l’ami de Marius de ce qui venait d’arriver et de la vague crainte dont elle ne pouvait se défendre.

— Pour sûr, monsieur Marius a quelque chose, répétait sans cesse l’excellente femme.

Mais elle se tut aussitôt en entendant s’ouvrir une porte et descendre précipitamment celui de qui elle parlait. Le jeune homme était déjà tout habillé de gala et absolument prêt bien qu’il fut encore beaucoup trop tôt.

— Ah ! cher, cher ami, c’est bien toi cette fois-ci ! Te voilà donc réellement, s’écria-t-il en se jetant à corps perdu dans les bras du jeune officier. Puis, comme apparaissait sur le seuil de son appartement le vieux notaire, le grave monsieur Foulane, Marius se reprit pour aller vivement à son père et lui prodiguer des effusions nouvelles comme si l’on se revoyait soudain après des années de séparation.

— En effet, il a quelque chose qui n’est pas naturel, Marius, se disait tout inquiet à son tour le frère de Jeanne. N’est-ce que le bonheur qui lui tourne en ce moment la tête ?… Serait-ce quelque ébranlement… Je ne suis pas tranquille !

Et tandis que la bonne Martine échangeait avec lui des regards chargés d’inquiétude, il alla passer son bras sous celui de Marius et l’entraîna doucement vers la grande allée du jardin.

— Viens, mon cher, causons un peu, nous en avons bien le temps, puisqu’il n’est pas encore sept heures et que nous ne sommes convoqués que pour midi. Peste ! sais-tu que tu es vraiment matinal ! Comment ! Déjà sous les armes, cravaté, ganté. Pourquoi tant de hâte superflue ?

— Pas possible ! Il est encore sitôt que cela ? répond tout surpris l’empressé jeune homme qui n’avait pas songé à regarder sa montre et qui les heures avaient dû paraître hors de leur mesure habituelle.

— Voyons, Marius, regarde-moi bien, tout à fait en face, ton regard droit sur le mien.

Et comme ce muet examen se prolongeait, et qu’une vive anxiété se peignait sur les traits de Numa, Marius eut bien vite fait de comprendre, et tout à coup éclatant d’un rire bien sain et bien franc.

— Ha ! toi aussi décidément il faut véritablement croire que j’ai l’air un peu détraqué ce matin. Mais rassure-toi, mon ami, je ne suis fou que de bonheur, et si j’ai pu te paraître assez excentrique de même qu’à cette brave et digne Martine, c’est que, vois-tu, je sors d’une aventure peu ordinaire qui m’a, j’en conviens, mis l’esprit sens dessus dessous. Et pourtant il ne s’agit que d’un songe tout simplement. Mais d’un songe comme on n’en a pas tous les jours.

Et comme le visage de l’officier laissait encore percer quelque indécision :

— Voyons, mon cher Numa, ce n’est pas à toi qu’il faut apprendre tout ce que peut faire d’un homme une action hypnotique profondément subie. De toute cette nuit je ne me suis pas appartenu, et endormi sur ce banc que tu vois là, j’ai vécu d’une vie tout autre ; j’ai souffert, j’ai appris, j’ai voyagé. Oh ! voyagé surtout ! J’ai comme changé d’existence et avec une telle apparence de réalité que les moindres détails de mes tribulations imaginaires me sont encore aussi présents que s’ils n’eussent pas été une simple illusion. D’ailleurs je te conterai bientôt tout cela. À mon tour, j’en ai connu et visité des peuples curieux et des contrées lointaines et je pourrai désormais faire assaut avec toi de récits intéressants et peu ordinaires, je te le promets. Et tant d’événements déroulés en un temps aussi court, voilà qui n’est pas moins merveilleux que tout le reste. Tiens, te rappelles-tu ce joli conte des Mille et une nuits, celui de ce sultan auquel un magicien présenta un vase enchanté en l’engageant à y plonger un instant son visage ? À peine le sultan eut-il fait ce que lui conseillait le magicien qu’une vie nouvelle commença pour lui. De sultan il devint bientôt l’homme le plus infortuné de ses États, eut cent aventures plus funestes les unes que les autres et qui allaient se terminer par le dernier supplice, lorsqu’ayant relevé la tête au-dessus du vase enchanté, il se retrouva tel qu’auparavant. La longue et malheureuse existence qu’il venait de vivre n’avait duré qu’une minute. Eh bien, c’est quelque chose d’assez comparable à cela qui m’est arrivé : J’ai vécu en une seule nuit toute une existence des plus extraordinaires qui n’avait de commun avec ma vie réelle que ma personnalité restée à peu près intacte, et aussi les visages des étranges personnes que j’ai connues là-bas et qui, par une singulière bizarrerie, se trouvaient être de ceux qu’ici je connais aussi le mieux : le tien, par exemple, mon cher Numa, car tu étais également dans cet autre monde mon ami le meilleur. Et encore un autre visage, mais celui-là… et Marius s’arrêta parce qu’un tremblant soupir semblant venir de fort loin venait lui couper la parole.

— Ah ! reprit bientôt le jeune homme, je n’ai pas été heureux dans cette seconde existence, je te le jure ! Aussi mon retour dans la douce réalité d’un jour de félicité comme celui-ci, m’a-t-il ravi d’une joie folle dont tu as vu des marques peut-être un peu singulières. Le bonheur n’est-il pas fait surtout de souffrances et de chagrins évités, fussent-ils chimériques ? Voyons, es-tu rassuré maintenant ?

Tout cela fut dit d’un ton si vrai et si naturel que Numa fut tout à fait rasséréné et riant à son tour de bon cœur du doute qui l’avait effleuré un moment, il serra avec effusion les mains de celui qu’il allait tout à l’heure plus que jamais pouvoir appeler son frère.


Cependant le temps se passait, des roulements de voitures se faisaient entendre dans la rue, des invités se présentaient, des compliments s’échangeaient. Avant l’heure, la jolie mairie des Martigues se trouva envahie par une nombreuse réunion de beau monde en grande toilette.

À midi précis arrivait la voiture de l’épousée d’où descendait la blanche, la divine Jeanne aussitôt entourée, admirée, accompagnée à la salle d’honneur où Marius déjà rendu eut à se contenir pour ne pas faire quelque nouvelle folie, à la radieuse apparition de la plus ravissante des fiancées.

Devant monsieur le maire, vieil ami de la famille, et tout souriant sans pourtant cesser d’être aussi solennel que le commandait la circonstance, furent enfin prononcés deux oui véritablement débordants de conviction et d’ineffables promesses.

À l’église, même affluence et plus encore de solennité. Devant l’autel flamboyant, dans la fumée de l’encens qui du chœur s’épandait de tous côtés, sous les vieilles voûtes ogivales où retentissaient les accords des grandes orgues, se célébra une messe de mariage qui remplit toutes les âmes de la plus pure et la plus douce émotion.

Et le soir, dans la maison du notaire, ceux qui virent Marius comme transfiguré avec sa Jeanne à son bras, traverser le vieux salon tout rajeuni et disposé en salle de bal, virent certainement l’image la plus accomplie de la félicité humaine.

Dans un coin de ce salon, un invité tard venu et qui paraissait absorbé depuis un long moment dans un entretien fort attachant sans doute, avec la sérieuse mademoiselle Renée, ne s’aperçut de la présence des nouveaux époux que lorsqu’ils arrivaient tout près de lui. Il se leva vivement et s’avança la main tendue pour serrer celle de l’heureux Marius.

— C’est donc vous, enfin, cher Al…, cher monsieur Coral ? Vous ne sauriez croire combien je sentais que vous me manquiez, s’écria notre ami dans un impétueux élan, en serrant dans ses bras le brave professeur un peu décontenancé par de si excessives démonstrations.

Puis tout à coup les traits de Marius se contractèrent, et il serra avec force le bras de Jeanne toute surprise de ce brusque revirement. C’est qu’il venait d’entrevoir, regardant du dehors par une fenêtre ouverte, son inconscient bourreau de Cybèle, monsieur Camoin, le juge de paix, qui passait par là et qui venait de céder à l’amère curiosité de voir la radieuse Jeanne au bras de son heureux rival.

— Qu’avez-vous mon ami ? questionna l’enfant,

— Ah ! ma Jeanne, ma Junie, si tu savais ?

— Junie ? qu’est cela ?

— On étouffe ici, sortons un moment respirer l’air de la nuit. Oh ! viens, ma chère âme, que je te dise combien j’ai été fou et combien je t’aime !

L’orchestre venait de reprendre ses joyeux accords qui s’affaiblissaient maintenant à mesure que les amoureux s’avançaient dans l’ombre des allées du jardin.

Tiens, regarde là-haut. Dans ce ciel étoilé se dessine presque au dessus de notre tête un diadème scintillant où grille d’un éclat particulier la belle Gemma. Gemma est un soleil comme le nôtre, et qui éclaire et réchauffe une terre toute semblable à celle-ci, où vit cette Junie, image trompeuse de ma Jeanne adorée. Mais Gemma possède un terrible et mystérieux pouvoir. Elle attire à elle les imprudents qui lui abandonnent trop longtemps leurs regards. Détournes-en ta vue, ma bien-aimée !

Et de peur que sa Jeanne ne comprît pas assez vite le danger, Marius, éperdu d’amour, attirait à lui cette tête si chère et déposait sur les yeux déjà humides de l’enfant tout émue, de longs baisers altérés qui n’étaient que le premier pas d’un nouveau voyage céleste aussi lointain et beaucoup plus heureux que celui dont il revenait.