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Débats sur le Christianisme

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DÉBATS
SUR
LE CHRISTIANISME.

La société est aujourd’hui à la fois inerte et active. Non-seulement elle se refuse à tout mouvement brusque, mais même elle est sans goût pour cette application aux affaires, constante et soutenue, qui constitue la vie politique. Elle assiste avec indifférence à la petitesse des choses et des hommes. Cependant, d’un autre côté, elle aime l’exercice de la pensée, le développement des théories et l’émotion des idées. Elle veut être éclairée et remuée ; les élans de la spéculation, de l’éloquence et de la poésie la trouvent avide et curieuse ; non-seulement elle permet à l’écrivain l’audace et l’innovation, mais elle l’y sollicite et l’y pousse ; elle méprisera quiconque écrit et parle sans oser : les répétitions des pensées éprouvées et connues lui sont fastidieusement amères.

Du nouveau ! voilà sa soif et son cri. Du nouveau ! et pourquoi ? pour s’en servir plus tard. Le siècle nous semble distribuer son temps avec méthode ; aujourd’hui, conflit des théories les plus discordantes ; plus tard, élection des idées les plus édifiantes et les plus fécondes ; plus tard encore, application de la vérité reconnue. Est-ce donc là désespérer et mourir ?

Là où la politique et la religion sont continuellement agitées par des abstractions ardentes, il n’y a point de germes de mort. Il est vrai qu’à Byzance la société dissertait infiniment sur la théologie avant d’expirer ; mais elle tourmentait les subtilités d’une lettre morte, et n’était pas travaillée par les divinations de l’avenir. Or l’avenir d’une société est certain par cela seul qu’il est conçu et désiré par elle. L’avenir du monde, l’inépuisable grandeur de Dieu et l’immortalité de notre essence divine n’ont pas d’autre autorité et d’autre fondement que l’idée même et le désir que nous en avons.

Dans tous les camps, dans toutes les opinions et dans toutes les sectes, on remue les problèmes de la religion et de la politique, et la pensée ne sépare pas le thème religieux du thème social. Nous gravitons lentement vers une unité nouvelle de la politique et de la religion, unité qui servait de fondement aux sociétés antiques et à la société du moyen-âge, unité détruite depuis trois siècles par une décomposition nécessaire, mais qui demande une autre expression à la réflexion et à la science de l’humanité. Les indices de ce monument sont irrécusables. Soit pour retourner en arrière, soit pour s’élancer vers l’avenir, les théories développées unissent toujours la religion et la politique ; il est impossible à l’homme de ne pas s’attacher à la terre ; il ne peut davantage oublier le ciel ; et si l’entraînement du christianisme a été, dans sa sainte partialité, de sacrifier la terrestre existence à l’autre vie, l’humanité mieux avisée, et réfléchissant davantage, associe aujourd’hui à la conquête de l’idéal la poursuite du positif et du bonheur.

Même parmi ceux qui défendent la lettre et la théologie du christianisme, la plupart sont préoccupés des intérêts matériels, et pensent qu’en environnant d’un zèle fastueux l’ancienne religion, ils conserveront mieux l’ancienne société. Cette préoccupation est sensible dans les publications de la Gazette de France. Les publicistes qui rédigent ce journal se sont proposé constamment de soutenir l’ancienne monarchie par le christianisme, et le christianisme par l’ancienne monarchie. Par une conséquence naturelle, la philosophie moderne et la révolution française ont été l’objet de leurs constantes agressions.

La Gazette de France a été, durant la restauration, l’organe d’un système ou plutôt d’un homme politique, M. de Villèle. Quand, après les folies de la chambre de 1815, l’autorité royale entre les mains de Louis xviii eut été contrainte, sous peine de périr encore, de dériver vers l’opposition libérale, les royalistes sentirent la nécessité d’une conduite plus sage et plus contenue, qui pût leur rendre le pouvoir et la direction de la société. Ils consentirent à se discipliner et à reconnaître un chef. M. de Villèle mena le parti royaliste, et força les ennemis du régime parlementaire à en prendre les habitudes. L’ancien député de la Haute-Garonne n’apporta dans la vie politique d’autre système que le désir du succès ; il voulait conquérir l’influence et l’autorité pour lui et pour les siens, satisfaire les intérêts positifs du côté droit de la société française, et, dans le dessein de cette satisfaction, entraîner la France en arrière jusqu’au point nécessaire. Il fut contre-révolutionnaire avec modération et habileté, donna au pays, par son administration, des prospérités matérielles, et lui demandait en échange le sacrifice de ses passions et de ses idées. Mais il lui fut plus facile de réduire l’intérêt de la dette publique que le cours du siècle.

Tout en soutenant l’administration de M. de Villèle, les publicistes de la Gazette de France cherchèrent après coup des fondemens théoriques au triomphe de leur parti. Ils recomposèrent dans le passé une ancienne constitution de la monarchie, qu’ils présentèrent comme le type éternel de notre société : ils écrivirent que le devoir des hommes d’état était de ramener la France à ce modèle indélébile, autant que les travers du siècle le permettraient.

Sous le titre de la Restauration de la société française, les écrivains de la Gazette de France, ayant pour interprète M. de Lourdoueix, ont esquissé un plan de sociabilité qu’ils ont établi sur cinq principes :

Le principe territorial,
Le principe chrétien,
Le principe municipal,
Le principe monarchique,
Le principe de liberté politique.

Or, à prendre ces cinq principes les uns après les autres, on peut en consentir facilement la réalité, nous tombons d’accord que notre France a été admirablement formée par la nature dans sa structure et ses limites, et qu’ayant pour barrière le Rhin, les Alpes et les Pyrénées, elle est bien assise en Europe.

Nous convenons aussi que la France est chrétienne dans son culte et sa manière de concevoir et d’adorer Dieu, et que le christianisme a développé dans notre patrie la liberté civile et l’égalité morale.

Les libertés municipales sont inhérentes à la vie même de la nation ; elles constituent, pour ainsi parler, le ménage de l’état, et peuvent se concilier avec l’unité politique.

Jusqu’ici l’unité sociale a eu pour expression la monarchie, et nous ne faisons nulle difficulté de reconnaître les mérites et les titres de l’ancienne royauté.

Sans doute le principe de la liberté politique ne sera pas repoussé par nous, et nous ne rejetterons pas la concession, faite par les écrivains royalistes, du droit de la nation de travailler à la création de ses propres lois.

Sur quoi reposent donc les dissentimens profonds qui nous séparent des publicistes de la Gazette de France ? Sur le principe souverain et idéal qui prime ces principes réels et historiques. Nous n’ignorons pas que ces publicistes ont écrit qu’il ne fallait pas chercher dans un principe unique la base des sociétés politiques et de la souveraineté ; mais ou ils se font illusion à eux-mêmes, ou ils se sont proposé de la faire aux autres. À leur insu, ou malgré leur dissimulation, ils ont pour principe souverain le dogme du pouvoir monarchique établi par Dieu même sur les sociétés de la terre ; leur politique est toujours celle que Bossuet tirait de l’Écriture sainte. En vain ils associent au principe monarchique quatre autres principes : de ces quatre, le principe chrétien se confond dans leur esprit avec le principe monarchique ; et les principes du territoire, de la municipalité et de la liberté politique, ne peuvent être que les satellites du principe chrétien-monarchique. Voilà la vérité.

Et pourquoi combattons-nous les écrivains royalistes ? C’est parce qu’un autre principe nous soutient et nous édifie, à savoir le principe de la souveraineté du peuple et de l’esprit humain. Nous disons : La raison de l’humanité se développe par des phases successives ; à mesure que les siècles s’écoulent, plus d’hommes arrivent à l’intelligence des choses humaines ; le développement social doit suivre le développement intellectuel, et si l’homme est souverain par la science, le peuple le devient tous les jours par la même loi. La souveraineté du peuple n’est autre que la souveraineté de l’esprit humain répartie entre une majorité qui s’éclaire tous les jours et qui s’augmente en s’éclairant.

Et quelle est la conséquence, si ce n’est que les sociétés humaines ont le droit de se développer et de changer leurs formes extérieures, c’est-à-dire leurs gouvernemens ? car si les sociétés sont douées de la force d’agir et de se développer dans toutes les grandes directions de la nature humaine, évidemment elles en ont le droit.

Le droit humain de la société est donc supérieur à toutes les formes historiques ; il est supérieur parce qu’il est infini, il est infini parce qu’il est l’esprit même.

C’est donc dans un idéalisme vivant et social que nous puisons notre politique et notre méthode d’entendre l’histoire du genre humain. De même nos adversaires ont une source d’où ils tirent leurs prétentions et leurs maximes pour la restauration du passé ; comme nous, ils ont une doctrine une ; comme nous, un principe souverain.

Que signifie cette vaste publication sous le titre de Raison du christianisme, dans laquelle M. de Genoude se complaît à compulser et à recueillir tous les témoignages tracés par les écrivains en faveur du christianisme ? À cet éloge nous répondrions volontiers comme faisait Alcibiade à ce rhéteur qui entonnait le panégyrique d’Homère : Tu le loues ! eh ! qui le blâme ? Le christianisme est une belle et grande chose : eh ! bon Dieu ! qui le nie ? Qui, dans notre siècle, méconnaît les mérites et la beauté de la religion dont Jésus-Christ est le père ? Le passé du christianisme est glorieux ; mais est-il éternel comme la vérité absolue ? Voilà la question.

Les écrivains de la Gazette de France croient à l’éternelle divinité du christianisme, et voilà pourquoi ils veulent en faire le fondement de leur politique. Nous, au milieu de notre respect pour le christianisme, nous plaçons au-dessus de lui le génie même de l’humanité ; et voilà pourquoi nous prenons pour fondement de notre politique la souveraineté de l’esprit humain et du peuple, interprète toujours grandissant de l’esprit humain.

L’ingénieuse polémique que les écrivains de la Gazette de France renouvellent chaque jour contre l’école doctrinaire n’entame en aucune façon la cause de la philosophie moderne et de la révolution française : nous concédons volontiers que les hommes politiques appelés doctrinaires ont commis une étrange inconséquence en désertant la légitimité historique. Mais dans le fond des choses les écrivains royalistes de la Gazette n’ont pas fait de modifications progressives à leurs anciennes opinions. Ils veulent toujours incorporer l’unité sociale dans la monarchie, et incorporer la monarchie dans la dynastie proscrite. Ils veulent encore rendre l’esprit moderne immobile dans les traditions du christianisme, telles qu’elles ont été rédigées par la plume de Bossuet. Ils n’ont donc fait aucune avance véritable au génie du siècle, et pendant que la société chemine, ils sont restés à la même place.

Cependant sur un autre point nous devons remarquer quelques efforts pour renouveler l’apologie et l’enseignement du christianisme. M. Bautain a publié récemment une correspondance religieuse avec ses disciples. Par elle, le public a pu pénétrer dans les secrets du prosélytisme exercé par le prêtre et le professeur. M. Bautain a pris pour règle de conduite et de méthode dans l’enseignement du christianisme cette maxime d’Anselme : Sicut rectus ordo exigit, ut profunda christianœ fidei credamus, priusquam ea prœsumamus ratione discutere ; ita negligentia mihi videtur si, postquam confirmati sumus in fide, non studemus quod credimus intelligere. — « Comme l’ordre véritable exige qu’on croie les vérités fondamentales de la foi chrétienne, avant de se permettre de les discuter par la raison ; ainsi, il y aurait, ce me semble, de la négligence à ne pas tâcher d’acquérir l’intelligence de ce qu’on croit, après qu’on s’est affermi dans la foi. »

La méthode du prêtre platonicien est donc d’abattre la raison et le raisonnement, d’affecter l’ame, d’émouvoir et de chatouiller sa sensibilité, de profiter de son trouble pour la précipiter dans la foi ; puis, la foi ayant changé l’état de l’âme et de l’esprit, de donner à l’esprit devenu docile une satisfaction théorique par une explication rationnelle du système chrétien. Ainsi mépris de la raison, excitation de l’ame et joug de la foi, élévation de l’intelligence admise à comprendre un dogme imposé.

Cette méthode a paru hérétique à l’orthodoxie de l’église officielle. M. l’évêque de Strasbourg a pris la défense de la raison contre le prêtre platonicien ; il paraît que le vénérable prélat ne connaît point les démonstrations de Kant et de Platon sur l’impossibilité d’édifier certaines vérités par le seul raisonnement qui peut prêter son secours à toutes les opinions humaines, à l’erreur aussi bien qu’à la vérité. M. Bautain a donc été condamné par son supérieur immédiat. Rome a été plus discrète, et s’est abstenue d’une improbation positive.

Trois résultats nous semblent ressortir de la correspondance religieuse publiée par M. Bautain. Des juifs se sont convertis au christianisme ; c’est bien. Mieux vaut être chrétien que juif ; l’esprit et l’ame sont plus développés par l’adhésion au Nouveau Testament que par le culte exclusif de l’Ancien. Les Israélites qui se convertissent à l’Évangile ressemblent à des retardataires qui, dans la marche du genre humain, pressent enfin le pas pour rejoindre le gros de l’armée.

Il est clair aussi, par la nouvelle publication, que l’enseignement officiel de l’église est désormais impuissant à conquérir de nouveaux croyans. En effet, rien de plus fastidieux et de plus inutile pour la nourriture de l’esprit et de l’ame que la théologie scolastique enseignée dans nos séminaires. Aussi tout ce qui a un peu de force et d’intelligence s’en écarte, et pour mieux défendre le christianisme, on abjure l’orthodoxie ecclésiastique.

Enfin M. Bautain a démontré par sa correspondance qu’il y avait au fond du christianisme un beau système rationnel. Nous remercions le prêtre professeur de cette démonstration, car elle tourne tout-à-fait au profit de la philosophie. Si le christianisme peut être expliqué philosophiquement, il n’est donc autre chose qu’une phase de la philosophie même de l’esprit humain. Oui, il y a dans le christianisme un faisceau de traditions et de croyances inhérentes à l’humanité et à son histoire ; il y a vérité, mais non pas toute vérité, parce que le christianisme est dans le temps. Il est donc possible de façonner avec le christianisme un système philosophique complet sous le rapport de l’art et de la méthode ; il est doux et commode d’embrasser cette image artificiellement élevée, comme l’image même de la vérité ; il est plus grand de la laisser derrière soi pour marcher à des régions inconnues.

Voilà ce que n’ont pas compris les jeunes hommes qui, après avoir vu tomber les illusions et les formes du saint-simonisme, se sont rejetés en arrière avec terreur dans les anciennes croyances. Nous avons sous les yeux un écrit : Retour au christianisme de la part d’un saint-simonien, par Alphonse Dory. L’écrit a peu de force, mais il témoigne d’une disposition d’ame commune à plusieurs. Parce que la religion improvisée du saint-simonisme n’a pu tenir, parce que des fragmens d’opinions et de systèmes mal associés ensemble se sont disjoints et séparés, plusieurs ont conclu que dans les conceptions, les désirs et les pressentimens de la philosophie moderne, tout était faux, et ils n’ont fait qu’un bond de l’apostolat novateur dans la sacristie. Enfans !

Au surplus ces chutes sont ordinaires, quand la tête est faible, car alors on ne peut soutenir la contemplation des choses humaines dans leur sévère réalité ; on est épouvanté de trouver si laborieuse la conquête du vrai, et cet effroi vous fait embrasser avec fureur l’autel des vieilles divinités. Un quiétiste disait : J’aime mieux prier Dieu dans mon fauteuil qu’à genoux ; je prie mieux, et c’est plus commode. Combien, dans le travail des idées, préfèrent aussi le fauteuil à une marche persévérante ! On s’assied dans un petit coin, on s’y tapit, on s’y arrange ; on s’y ménage un demi-jour sur tous les points ; on se défend contre les clartés importunes et les lueurs trop vives, on se nourrit, on se rassasie avec le connu ; on se sauve des soupçons douloureux et des émotions cuisantes que peut jeter dans l’ame l’avenir du monde et de la vérité.

Au milieu des luttes des vieilles croyances et des idées nouvelles, il faut relever quelques réminiscences de l’école du xviiie siècle, dernier écho d’une grande époque. L’été dernier, M. Reghellini, de Schio, a publié un Examen du mosaïsme et du christianisme. Ce livre n’est pas ordinaire ; et dans sa structure anarchique, il réclame l’attention de ceux qui se livrent à l’étude de la religion chrétienne. Il n’est pas facile de démêler le but de l’auteur, car s’il a une immense lecture, il possède peu de jugement ; il n’est pas doué du sens critique des choses humaines.

M. Reghellini ne s’est pas fait une idée juste et grande de la place qu’occupe la religion dans les conceptions et les destinées de l’homme ; il semble, à le lire, que la religion dans son essence, et puis tel ou tel culte, aurait pu être, comme n’être pas. On ne voit pas non plus s’il estime que l’établissement du christianisme ait été un bien et un progrès pour le monde ; la grandeur de la loi mosaïque n’est pas relevée par sa plume ; et dans le dédale des faits qu’il accumule, le fil fatal qui doit vous conduire dans l’histoire de l’humanité se rompt à chaque pas.

Nous avons aussi un reproche grave à ne pas épargner à l’auteur ; il a méconnu la sainteté du fondateur du christianisme, et sans appuyer davantage sur ce point, il n’a pas compris que la chasteté a été l’arme de Jésus-Christ, comme la licence des mœurs celle de César et d’Alexandre.

Mais, au milieu de l’érudition confuse de M. Reghellini, on distingue avec un peu d’effort et d’étude quelle était, dans les premiers temps où la doctrine du Christ parut, l’état de la société et du monde. Les formes de la démocratie antique étaient brisées ; le sentiment de l’humanité s’élevait avec peine, mais avec une succession lente qui ne pouvait rétrograder ; on pensait à la liberté, non plus du citoyen, mais de l’homme ; on voulait la revendiquer et l’étendre en la revendiquant. Aussi les tribuns ne manquaient pas dans les rangs du temple, et les libérateurs se produisaient. Le théâtre de ces apparitions fut surtout la Judée et l’Égypte, terres où pouvaient se rencontrer les traditions de l’Orient et les disciplines de l’Occident. Et puis les imaginations s’ébranlaient ; elles rêvaient une autre société, d’autres combinaisons et d’autres arrangemens dans la vie : on se proposait la communauté des biens, et même, il faut le dire, la communauté des femmes.

Sur la communauté des femmes dans les six premiers siècles de l’ère chrétienne, M. Reghellini a été infatigable dans ses recherches. C’est à regret, écrit l’auteur, que nous disons que, dans plusieurs conciles, il y a des traces de la communauté des femmes entre les chrétiens ; désordre qui avait lieu pendant la célébration des saints mystères. Il faut chercher dans le livre même tous les fragmens qui composent une peinture des mœurs des sectes chrétiennes.

De cette anarchie des six premiers siècles, des désirs populaires d’une liberté plus humaine, de l’ébranlement des imaginations, des recherches ardentes et irrégulières d’une nouvelle pratique sociale, est sortie la civilisation chrétienne qui constitua le moyen-âge. Ces temps avaient donc leur raison, puisqu’ils eurent leur effet. Tout cet enchaînement des intentions de Dieu, cette continuité des grandes lignes de l’histoire humaine à travers de spacieuses déviations, ont entièrement échappé à l’auteur de l’Examen du mosaïsme et du christianisme ; mais nous répétons que ceux qui veulent éclaircir pour eux-mêmes et pour d’autres les premiers temps du christianisme, doivent étudier M. Reghellini ; citations piquantes, chronique indigeste, érudition dont la candeur ne sait pas s’épargner les révélations scandaleuses, voilà qui suffit pour donner le courage d’une longue et laborieuse lecture.

Si M. Reghellini ne peut guère trouver aujourd’hui de suffrages sympathiques pour son adhésion exclusive aux manières de voir qui prévalaient dans le dernier siècle, que dirons-nous du Croyant détrompé et de son auteur ? M. Dubois avec sa polémique et ses argumens contre le christianisme vient soixante ans trop tard, et le public auquel il devait s’adresser est mort depuis long-temps. L’auteur n’a donc regardé ni écouté autour de lui ? S’il eût senti le génie de son siècle, il se fût abstenu d’écrire, ou lui eût envoyé d’autres accens.

Non, le xixe siècle ne prend pas la religion pour une fantaisie, une erreur, une peste, un fléau. Il voit dans la religion une conception nécessaire et une passion inextinguible de l’humanité. Nous ne sommes pas des athées, et nous ne voulons pas qu’on nous prêche la négation de Dieu. Nous sommes si peu affligés d’athéisme, que nous cherchons Dieu par toutes les voies ; son nom est dans toutes les bouches, sa conception dans toutes les intelligences. Le siècle s’exalte laborieusement pour s’élever à lui. L’auteur du Croyant détrompé aurait dû comprendre que, pour s’être détrompé des superstitions passagères, on ne se détrompe pas de l’éternelle vérité. Et comment veut-il que l’homme se détrompe de Dieu, sans se détromper de lui-même ? et n’est-ce pas la mort qu’il se donnerait, s’il parvenait à étouffer la divinité dans son cœur ?

Voici un autre livre, intitulé le Berceau de la morale ou le Ladravisme, qui concorde davantage avec les sentimens qui agitent notre siècle. La lecture de cet ouvrage, dont l’auteur a voulu rester inconnu, n’est pas sans attraits. On y sent la force et l’originalité sous des formes étranges et bizarres. L’auteur a transgressé le christianisme pour chercher une autre manière de se représenter un dieu et une religion. On trouve dans cet écrit un matérialisme mystique plein d’enthousiasme et de chaleur. L’auteur hésite encore entre le panthéisme de la matière et le panthéisme de l’idée ; mais il est sincère, mais il est passionné et parfois éloquent. Voici une curieuse boutade sur Jean-Jacques. « Cet ours de Genève, qu’il fut ombrageux ! comme il cassait tout en se cabrant ! Dans sa colère, il se blessait lui-même. Il aimait mieux s’écorcher, s’enlever la peau dans un chemin d’épines, que de suivre la route des encyclopédistes. C’est par boutade contre Grimm peut-être que Rousseau a laissé vivre Dieu. Sans sa discorde avec les Holbachiens, qui sait s’il n’eût émancipé l’univers ? On a gagné l’ame et la Providence à sa mauvaise humeur ; le sanglier a relevé ces deux choses d’un coup de boutoir. » L’auteur veut parler ici du Dieu traditionnel que Jean-Jacques a défendu dans sa Profession de foi du Vicaire savoyard ; car, pour le Dieu ame de l’univers et de l’homme, dont l’humanité se renouvelle à elle-même l’image d’intervalle en intervalle, rien ne saurait l’abolir. L’écrivain inconnu qui a tracé l’ouvrage dont nous parlons ici, est lui-même rempli de la conscience de Dieu ; car il est pénétré de la puissance des idées. À chaque page éclate sa foi dans l’autorité de la raison et de la philosophie. Qu’il continue son œuvre avec plus de méthode et de recueillement ; qu’il supprime les formes puériles et bizarres qu’il donne parfois à sa pensée ; plus simple, plus réfléchi, plus consciencieux de lui-même, il méritera de se faire lire ; sa raison est étendue, son imagination paraît forte, et son style a déjà de notables germes de passion et de dialectique.

Il est impossible de montrer plus de bonne foi et de désintéressement que la personne qui a écrit l’ouvrage intitulé : Du pacte social et de la liberté politique considérée comme complément moral de l’homme. L’auteur a fait distribuer son livre à tous les pairs, à tous les députés, à tous les professeurs et à tous les journalistes. Ses intentions sont estimables ; il veut réconcilier tous les partis ; il a inventé une constitution où se trouvent le pouvoir exécutif, deux chambres et une cour suprême. L’auteur est un honnête homme.

« Les philosophes chrétiens de nos jours ressemblent aux anciens philosophes de la Grèce et de Rome, qui s’accrochaient à tous les faits et cherchaient partout de quoi étayer et soutenir l’édifice croulant du paganisme. Les idées chrétiennes sont aujourd’hui dans la même position : il n’y a pas moyen de les défendre. L’autorité des grands hommes qui ont cru à ces idées, et les faits mythologiques des autres peuples qui ont de la ressemblance avec elles, sont de bien pauvres raisons pour les faire revivre, ces idées. » Tel est le thème que s’attache à développer l’auteur ou les auteurs d’une Critique du christianisme, ou impuissance des idées juives et chrétiennes pour l’organisation morale et sociale de l’avenir. Ce livre se publie par livraisons ; sur huit qui doivent le composer, deux seulement ont paru.

On peut remarquer dans la Critique du christianisme une impulsion énergique vers de nouvelles idées et de nouvelles croyances, et l’impossibilité douloureuse qu’éprouvent l’ame et l’esprit de se reposer dans les traditions vieillies et les dogmes surannés.

Nous y avons trouvé encore un sentiment vif et sincère des droits de l’humanité. Le droit de l’homme est relevé sur sa base, sa fierté légitime reconnue, et le joug de l’humilité chrétienne franchement secoué.

Mais il y a des points sur lesquels nous ne saurions tomber d’accord avec la Critique. Ainsi nous ne saurions souscrire à cette proposition que le christianisme et le catholicisme sont deux mots qui expriment une seule chose ; que l’un nomme la doctrine du Christ, et que l’autre la caractérise, en disant qu’elle est universelle. « Les méthodistes ont beau faire et beau dire, lisons-nous dans la Critique, leur distinction entre le christianisme et le catholicisme est puérile et ridicule. » Nullement : cette distinction est au contraire dans la nature des choses. Elle était née dans l’histoire long-temps avant le xve et le xvie siècle. Le christianisme est une idée pure, et le catholicisme un établissement politique. Comme idée, le christianisme peut être remplacé par une autre conception de l’humanité, mais il demeure supérieur aux manifestations historiques que jusqu’à présent anima son génie.

Le sentiment qui dirige les auteurs de la Critique est non-seulement la conviction de l’impuissance des idées chrétiennes et juives, et la nécessité de sortir du cercle tracé par la double tradition de Moïse et de Jésus-Christ : ils vont plus loin ; ils déclarent que la philosophie, quel que soit son nom, qu’elle s’appelle progressive ou éclectique, spiritualiste ou matérialiste, est incapable de devenir l’instrument efficace d’une vérité future.

Que reste-t-il donc aux auteurs de la Critique comme source de vérité ? La conscience. Certes, le guide est bon, mais il ne suffit pas. La conscience est l’instinct de l’homme et du genre humain, la voix secrète qui parle toujours et ne se laisse jamais étouffer, le démon de Socrate et de l’humanité, le cri du peuple et de Dieu ; la conscience est fatale, sublime, immortelle. Mais à côté de la conscience, il y a la science, réflexion de l’homme et de l’humanité, œil toujours ouvert et toujours pénétrant ; par la conscience, le genre humain devine et pressent ce qu’il ne sait pas ; par la science, il comprend ce qu’il a fait et ce qu’il doit faire encore. De l’union et de l’accord de la conscience et de la science peut sortir seulement la vérité nouvelle dont a soif le monde. Douter de la science, et se réfugier dans les instincts de la conscience, c’est méconnaître le point où est parvenu le genre humain. Que les auteurs de la Critique du christianisme y songent à deux fois avant de s’engager irrévocablement dans la méconnaissance de la science et de la philosophie. Ils ne trouveraient dans cette voie qu’erreur et stérilité.

La société est à la fois ancienne et nouvelle, et dans sa recherche d’une constitution meilleure et d’une religion plus vaste, elle est partagée entre de vieilles habitudes et de modernes pensées. Combien long-temps les idées nouvelles doivent-elles vivre au milieu des formes antiques ? voilà la question qui est posée dans notre siècle. Sans doute le temps coule aujourd’hui plus vite ; ses flots sont plus rapides ; il entraîne toujours après lui, selon la parole de Fénelon, tout ce qui paraît le plus immobile. Mais même pour ces destructions et ces entraînemens, il y a des conditions nécessaires, et nous dirions volontiers qu’il faut laisser le temps au temps.

Si nous considérons la politique, nous voyons en Europe, en Angleterre, en France, en Allemagne, en Italie, les idées démocratiques se développer au sein des formes monarchiques et féodales : le travail des idées est de contracter au milieu de ces formes assez de vigueur et de maturité pour les abolir, les transformer, et en établir d’autres sur leurs débris. Qu’une idée véritablement forte, simple et vraie, ait la puissance de fonder quelque chose, l’histoire en témoigne ; mais ce travail est lent, et sa durée peut échapper aux prévisions de l’homme.

À Rome, les empereurs, en se transmettant le pouvoir et la pourpre, sont obligés de subir les dénominations républicaines de tribun et de consul, tant les vieilles formes sont lentes à périr !

À Rome, en Grèce, en Italie, dans l’Asie Mineure, le christianisme, après un siècle d’existence, n’a pas encore de culte ; il manque de sacerdoce, de gouvernement, tant les formes nouvelles sont lentes à naître !

Pendant cinq siècles, la société antique et la société nouvelle sont en présence et en lutte ; on se contredit, on se combat, mais on ne peut s’exterminer ; on dure ensemble, on attend le jugement du temps, qui donne toujours raison aux nouveautés destinées elles-mêmes à trouver dans une vieillesse future leur condamnation.

Aux XVIe et XVIIe siècles, le catholicisme et le protestantisme méditent leur ruine réciproque et sont obligés d’accepter leur existence parallèle. Aujourd’hui les idées démocratiques et les formes monarchiques luttent ensemble ; ni les formes anciennes ne peuvent étouffer les nouvelles idées, ni les idées nouvelles ne peuvent encore passer sur les vieilles formes un niveau triomphant.

Que faire alors ? douter des idées ? non pas, s’il vous plaît ; mais au contraire s’y attacher avec un culte persévérant, mais par mille ressources les pousser en avant sur tous les points. Puisque les vieilles institutions ne veulent pas encore tomber, sachons nous en servir, y pénétrer. Acceptons les variétés et les différences qui se partagent le monde ; ne donnons pas à nos adversaires le plaisir de notre découragement ou de coups mal portés ; qu’aucun novateur ne se mette en dehors de la société qu’il veut transformer ; les idées et les principes modernes doivent avoir partout des représentans et des interprètes. Politique, philosophie, art, poésie, que tout serve l’esprit nouveau. Si notre siècle n’a pas la majesté paisible de l’unité, qui n’est jamais que le fruit d’une victoire décisive, qu’il ait au moins les émotions et les grandeurs de ces époques variées et militantes où se heurtent le passé et l’avenir, où il est beau de préparer le triomphe et le règne de ceux qui viennent après.

Faut-il que la philosophie s’attriste, parce que le christianisme déploie ses derniers efforts ? point. Le christianisme remplit un rôle social que la philosophie ne saurait encore accomplir ; il sert de vérité à ceux dont l’intelligence ne pourrait recevoir une parole plus scientifique et plus réfléchie ; il est vrai eu égard à ceux auxquels il s’adresse, et par conséquent il est bon. Nous souhaitons à ses missionnaires plus d’ardeur, à ses cérémonies plus de richesse et de poésie, à ses prédicateurs encore plus d’éloquence. Il faut de grands efforts pour garder la société qu’envahit depuis trois siècles la philosophie.

Le passé ne saurait être odieux à notre siècle, si on ne veut pas en étendre l’empire par-delà le tombeau. Célébrez les mérites du christianisme dans les âges écoulés, qui contestera l’éloge ? Affirmez-en l’utilité sociale dans l’époque indécise où nous vivons, nous parlerons comme vous. Mais si vous prêchez l’immobile éternité du dogme chrétien, ici nous nous séparons. Rien ne saurait être plus insupportable à l’homme et au genre humain que de se voir refuser la grandeur et la nouveauté de l’avenir. Ils consentiraient plus volontiers aux allanguissemens du présent qu’à la stérilité future de la race humaine.

Dans notre société, les élémens les plus dissemblables vivent ensemble, les traditions monarchiques et féodales et les idées démocratiques, les traditions chrétiennes et catholiques et les idées philosophiques. Les élémens de la vie sociale, dont l’origine est plus ancienne, et dont le développement et le jeu ont depuis long-temps occupé l’histoire, veulent être renouvelés et transformés. Les élémens plus jeunes, qui, pour ainsi parler, sont impatiens d’action et de puissance, veulent se mûrir et se fortifier pour établir leur autorité positive. La monarchie est plus ancienne, elle commence avec l’histoire moderne ; la liberté démocratique est plus jeune, elle paraît au xiie siècle. Le christianisme est plus ancien, il instaure et baptise la société moderne ; la philosophie est plus jeune, elle ne paraît qu’avec la liberté. La société est vivante, et chez elle le bien l’emporte sur le mal : il n’y a pas à songer à la détruire, pour fonder sur ses ruines une société inconnue, mais à la développer, mais à la féconder, mais à tirer de son sein toute la grandeur qui s’y trouve recelée.

Deux mouvemens peuvent se produire sur une ligne parallèle : les uns peuvent pousser la monarchie à des transformations toujours plus démocratiques, et le christianisme à une expression plus rationnelle et plus humaine ; les autres peuvent travailler à douer un jour la démocratie d’une forme sociale qui enveloppe et absorbe toutes les autres, et la philosophie, de cette autorité qui prépare et fonde les religions.

Au fond, voilà ce qui s’est fait depuis cinq ans, d’une manière confuse, irrégulière ; mais l’intention de ces deux travaux était dans la conscience sociale : elle s’y affermira de plus en plus. Il y a cinq ans, il a été offert à la société française de s’abandonner à un élan lyrique ; elle n’y eût pas péri, et elle eût reparu aux yeux des peuples après de longs combats, étincelante et changée. Les destins ne l’ont pas voulu, et nous sommes retombés dans la prose. Sachons y vivre, et poursuivons par la réflexion ce que nous n’avons pu ravir par l’enthousiasme.


Lerminier.