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Délices royales, ou le Jeu des échecs/Le Jeu des échecs

La bibliothèque libre.
et Aben-Yé’Hia
Traduction par Léon Hollænderski.
Chez B. Créhange (p. 9-14).

LE JEU DES ÉCHECS.


I


 
Les Échecs, jeu royal, prennent leur origine
               Dans les temps les plus reculés ;
               On prétend que ce fut en Chine.
                · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Devant cet agrément de calculs rassemblés,
               Le savant lui-même s’incline.
                · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Pour un seul résultat, que de moyens divers !…
Quel art ingénieux ! — Cartes et tapis verts,
Qu’êtes-vous près d’un jeu, noble par excellence,
Qui, loin de l’amoindrir, nourrit l’intelligence !
                · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Quel général a jamais vu,
Sur un champ dont la main mesurerait la taille,
               Se livrer pareille bataille,
Triompher la science et surgir l’imprévu ?


II


Deux camps sont établis. — Comme dans une lice,
Président trois hérauts au double campement :

L’impartialité, l’honneur et la justice.
Entre chaque soldat et chaque régiment
Tout se vaut : discipline, instruction, vaillance ;
Et pour équilibrer cette sage balance,
Pour que, dans la mêlée, une fatale erreur
N’atteigne pas l’ami pris pour un adversaire,
Si le même uniforme a paru nécessaire,
On en a prudemment contrasté la couleur.


III


Noirs et blancs, voici donc les deux partis en face.
— Presque toujours on voit, pour commencer le feu,
Bondir un guerrier nain, plein d’une froide audace,
Que sa valeur signale, et sa taille fort peu :
C’est le Pion… Messieurs, criez : « Vive la Ligne ! »
Jamais brave ne fut plus modeste, plus digne ;
Et pourtant l’action ne saurait se lier
Sans lui… si l’on manquait du hardi cavalier.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Le Pion marche droit, mais ses coups sont obliques.
À droite, à gauche, il frappe, et son pas ferme et lent
Pave l’échiquier de hauts faits magnifiques :
C’est le seul qui jamais ne tue en reculant.
A-t-il du camp rival dépassé la limite,
Il meurt, mais en héros. Ce trépas glorieux

Rachète un combattant, prisonnier d’élite :
Le sang de ce martyr est le plus précieux.


IV


 
Quand le cavalier, qui par des bonds procède,
Harcèle l’ennemi, ce dernier tremble et cède.
Par sa fougue implacable et par ses sauts nombreux
Il trouble les plus forts et les plus valeureux ;
Et, sans qu’il ait besoin de ruser ni de feindre,
Il tombe sur des points que nul ne peut atteindre.


V


— Salut au Fou charmant !… Jeune, actif et léger,
C’est un aide de camp moulé dans l’élégance.
Rieur, mais attentif, sur un signe il s’élance,
Et mérite son nom, qu’il ne faut pas changer,
Par des élans soudains qui raillent la distance.
Ce superbe officier, spirituel, niais,
Pour arriver plus tôt, fait sa course en biais.


VI


Maintenant, admirez ce vieux géant, cette arche…
C’est la Tour, un Titan, catapulte qui marche.
Sombre, majestueuse et calme en triomphant,
Elle emprunte parfois le dos d’un Éléphant.
Bélier tout-puissant, formidable baliste,

L’échiquier t’a mise en premier sur sa liste.
Tu vas vite au besoin, mais toujours carrément,
Ainsi que le doit faire un noble monument.


VII


Place !… Place !… Voici la Reine ! — Sa puissance
A des titres plus grands que sa fière beauté.
Son cœur est au niveau de sa haute naissance,
Et son courage seul l’eût faite Majesté.
La Reine des échecs n’est pas cette maîtresse
D’un roi voluptueux alangui par l’amour ;
Elle n’a de Vanda l’attrayante mollesse,
C’est Jeanne, conseillant, agissant tour à tour.
L’honneur rehausse encor son royal privilége ;
Libre d’aller partout, de marcher en tous sens,
Tantôt elle combat, tantôt elle protège,
Et le recul se fait devant ses coups puissants.
Dédaigneuse d’abord, — dès que la charge sonne,
On voit sur tous les points sa brillante personne.
Qui jamais nous dira combien ce bras mignon
Renversa de guerriers sur la brûlante arène ?
— Parfois même ce cri retentit : « Compagnon !
Sauve-toi ! c’en est fait ! Prends garde !… c’est la Reine ! »


VIII


Chapeau bas !… c’est le Roi ! — Du haut de la grandeur

Qui retint autrefois un héros au rivage,
Le maître, d’un œil froid, contemple le carnage.
Impassible témoin de ruine et d’horreur,
Il demeure immobile, et, par inadvertance,
S’il se découvre un peu, le désastre commence.
Soldats, attention !… on attaque le Roi…
Sauvé !… grâce à la Tour ; car le voilà qui roque.
Le terme tout d’abord peut paraître baroque,
Mais le coup est utile et de fort bon aloi.
Mesurant la lenteur de sa marche imposante,
Le Roi ne fait qu’un pas, mais de chaque côté.
Malheur à l’imprudent qui vers lui se présente !
Il est bientôt puni de sa témérité.
La crainte, le respect qu’inspire à tous le maître
Le dérobent toujours aux embûches d’un traître ;
Et si par un péril on le voit menacé,
— « Échec au Roi ! » — ce cri protecteur est lancé.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Chacun n’a, combattant de roture ou de marque,
Qu’un but, le seul du jeu, défendre le monarque :
Est-il pris ?… est-il mat ?… Le combat acharné
Se trouve par ce fait suspendu, terminé ;
Et le parti contraire, enivré de sa gloire,
Est maître du terrain conquis par la victoire.
— Notez que s’il n’avait, fort maladroitement
Et par l’effet d’un coup mal porté, ridicule,

Fait le Roi que pat seulement,
La bataille, en ce cas, serait perdue ou nulle.


IX


               Ô jeu qui charmes les loisirs
               Des rois, des héros et du sage,
               Source de vertueux plaisirs,
               Laisse un poëte de passage
       Conclure ainsi cet éloge impuissant :
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
« Jamais tes fiers combats, image de nos guerres,
« N’ont rougi dans le sang des luttes meurtrières
                « Ton champ de bataille innocent… »